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Une citation de mon livre Le Secret de l'Occident, faite par Louis Vogel pendant un colloque sur les lois régulant la concurrence dans l'Union Européenne (voir p.25).
Le colloque s'est tenu à Paris le 01 déc 2005. Intitulé "La Commission européenne et le droit", il était organisé par le CREDA (Centre de recherches sur le droit des affaires) à Paris. Le compte-rendu des débats et tables rondes a été mis en ligne en juin 2006.
Copie de sûreté sept 06. Source (pdf): choisir "La Commission européenne et le droit".
Théorie du miracle européen
Cosandey



The Secret of the West quoted at a meeting about the Competition Law in the EU
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La Commission européenne et le droit
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Approche matérielle : l’exemple de la concurrence
Table ronde introduite et présidée par Yves CHAPUT
Yves CHAPUT, Directeur scientifique du CREDA, Professeur à l’Université Paris I
(Panthéon-Sorbonne).– La mission d’introduire et de présider cette seconde table ronde plus
spécifiquement consacrée au droit de la concurrence qui m’a été confiée est délicate. C’est en
quelque sorte la mission d’une autorité régulatrice. Partant du marché, le droit européen s‘est
construit sur un modèle économique et donc quantitatif. Il me serait commode, adoptant une
telle méthode, de calculer le temps qui nous reste et de le diviser par le nombre d’intervenants.
Mais ce serait une gestion du temps qui ne correspondrait pas à l’esprit de gouvernance actuel
qui se détache de la régulation autoritaire. L’objectif de la réforme de la procédure européenne
est de permettre le dialogue constructif. Je m’en voudrais d’intervenir autrement que pour
signaler quelques contraintes d’horaire et surtout donner le plus rapidement la parole aux
intervenants.
La première table ronde l’a prouvé, dans la construction européenne, « l’existence précède
l’essence ». Il faut d’abord que la Commission agisse pour que l’on s’interroge ensuite sur les
catégories juridiques et sur les qualifications qui en résultent. La Commission, comme l’Union
européenne depuis longtemps, s’affirme de façon très active. C’est dans le domaine des
ententes et des abus de position dominante que ce dynamisme a rendu nécessaire l’adoption
de nouvelles règles procédurales. Le texte initial – le règlement n° 17 –, qui datait de 1962, a
été remplacé par le règlement 1/2003 du 16 décembre 2002, applicable depuis le 1
er
mai 2004.
Ce qui montre une indéniable stabilité juridique. Un texte fondamental qui n’est pas réformé
pendant quarante ans, on en a peu d’exemple en droit économique. En droit de la faillite, les
textes n’ont-ils pas été réformés tous les dix ans ?
Animer une table ronde en présence de spécialistes tout en avouant son ignorance est
assez banal. Certes, j’ai enseigné naguère le droit de la concurrence et rédigé des fascicules
en droit de la concurrence. On me demanderait de le faire aujourd’hui, je serais bien
embarrassé. Avoir à expliquer le règlement 1/2003, qui répartit de façon très habile, subtile
mais concrète la compétence entre les autorités communautaires, dont la Commission
européenne, et les autorités nationales qui sont autorités de concurrence et juridictions
nationales, j’en suis actuellement incapable. Aussi, passerai-je immédiatement la parole aux
intervenants, en retenant quand même un plan académique en deux parties, ce qui est original
dans un domaine international et pragmatique.
Avec cette réforme, un mouvement réciproque se fait de la Commission européenne vers
les autorités des États membres et de ces autorités et juridictions vers la Commission. Pour
quelles raisons ? D’abord pour des raisons de culture. Les États de l’Union européenne ont des
droits de la concurrence interne, comme ils ont eu à mettre en pratique les articles 81 et 82 du
traité CE. Il y a donc déjà une expérience commune de la concurrence, qui permet de déléguer

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aux États le règlement de beaucoup de litiges. Il y a aussi une seconde raison, l’encombrement
du rôle de la Commission quand il s’agissait d’obtenir des exemptions individuelles et autres
attestations négatives. Mais, en passant à 25 (puis à 27) États, comment maîtriser le système ?
Pour répondre à cette interrogation, deux thèmes ont été privilégiés. Traiter dans un premier
temps de la réception par les États et par les autorités nationales de ce droit de la concurrence,
communautaire lorsque les pratiques affectent le commerce entre États membres. Dans un
second temps, prévoir comment peuvent être assurés la gouvernance et la cohérence du
système. Ce propos n’est pas une réflexion franco-française ; aussi, les participants à cette
table ronde qui représentent la France interviendront en deuxième position. C’est Monsieur
Christopher Bellamy qui parlera d’abord de la réception du droit européen en Angleterre ;
Monsieur Kurt Stockmann de sa réception en Allemagne. Monsieur Bellamy, vous avez la
parole.
Sir Christopher BELLAMY, Président du Competition Appeal Tribunal du Royaume-Uni,
Président de l’Association des juges européens de la concurrence.– Merci, Monsieur le
Président. Je voudrais établir une sorte de pont entre les débats sur les questions
constitutionnelles que nous venons d’avoir et le droit de la concurrence que nous allons
discuter. Je vais en effet parler un peu de l’architecture jurisprudentielle et juridictionnelle dans
le domaine du droit de la concurrence après le 1
er
mai 2004. Cette question nous donne peut-
être la possibilité de lancer quelques montgolfières et de voir où elles vont descendre.
Comme tout le monde le sait, depuis 2004 l’Union regroupe 25 États membres. Dans le
domaine du droit de la concurrence, deux univers parallèles se côtoient : le système
communautaire d’une part et les juridictions nationales d’autre part. 25 autorités nationales de
concurrence et 25 juridictions nationales, dont deux types de juges : les juges qui contrôlent la
légalité des décisions des autorités nationales et les juges de droit commun qui appliquent le
droit de la concurrence dans les affaires civiles, typiquement soulevé comme moyen de
défense. Ils sont aussi sollicités dans le cadre d’actions en réparation des préjudices induits par
les pratiques anticoncurrentielles. Par ailleurs, la Commission elle-même dispose aussi de la
possibilité d’intervenir devant les juridictions nationales au titre de l’article 15 du règlement de
2003, en tant qu’amicus curiae.
Quelques commentaires sur les deux systèmes, communautaire et national. Au niveau
communautaire, on constate surtout la lenteur du système. Indeed, it’s agonizingly slow. Du
point de vue des entreprises, il faut tenir compte non seulement de la durée de la procédure
administrative, mais également de la durée de la procédure juridictionnelle. Typiquement, la
durée pour les affaires articles 81 et 82 est de plusieurs années – cinq années ou même plus
n’est pas rare. En outre, il existe à cet égard un problème spécifique aux affaires de
concentration.
Au niveau national, s’il existe bien un réseau entre les autorités nationales, il n’est pas de
réseau comparable pour les juridictions nationales. Par suite, il n’est pas aisé pour les juges

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nationaux de connaître les développements jurisprudentiels nationaux des différents États
membres. Ils ne sont, la plupart du temps, même pas au courant des décisions adoptées par
les autres juridictions nationales. Il y a différents niveaux d’expérience suivant les États
membres. Certains ont concentré les affaires de concurrence dans le chef de tribunaux
spécialisés, ce qui n’est pas le cas dans d’autres États membres. On peut constater surtout
qu’il y a au moins 25 voies d’appel interne dans l’ensemble des États membres. En fait, il y en a
encore plus si l’on veut bien considérer que, dans plusieurs États membres, il existe plus d’une
juridiction compétente. Ce peut être les juridictions civiles et les juridictions administratives ou
encore plusieurs juridictions régionales compétentes au sein d’un seul État membre.
Le juge national, que ce soit en première instance, ou en appel, n’a la possibilité que de
saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle en application de l’article 234 du traité CE.
Pour autant, la demande préjudicielle constitue-t-elle la bonne procédure pour assurer la
cohérence du droit de la concurrence dans ce domaine ? C’est un vrai problème pour les juges
nationaux parce qu’ils savent que le délai de réponse à une question préjudicielle est de deux
ans, voire plus. En outre, depuis les réformes de l’architecture juridictionnelle communautaire,
le réservoir d’expertises, si vous me passez l’expression, dans le domaine du droit de la
concurrence se trouve plutôt au sein du Tribunal de première instance qu’au sein de la Cour de
justice. Ceci constitue une évolution naturelle. Au surplus, l’examen des affaires de
concurrence est souvent concentré sur les faits. Ils sont « fact intensive ». Dès lors, on peut se
demander si la procédure et le cadre juridique de l’article 234 du traité relatif aux questions
préjudicielles sont vraiment bien adaptés aux exigences des affaires de concurrence. Il y a un
seul échange de mémoires, il n’y a pas d’instruction, l’audience est courte, etc. Ce faisant, il est
légitime de se demander si l’on dispose, dans la situation actuelle, du dispositif idoine ? Ne
s’est-on pas arrêter avec la réforme au milieu du gué ? Alors, comment faire pour sortir de
l’impasse ? Je voudrais simplement et rapidement esquisser quelques propositions.
Ainsi qu’il est prévu dans le traité de Nice, il est possible d’établir, au niveau
communautaire, des instances plus spécialisées, rattachées au Tribunal de première instance
des Communautés européennes – c’est ce que l’on appelle en anglais, judicial panels. En
suivant l’exemple récent de la création du tribunal de la fonction publique européenne, faut-il
réfléchir à présent sur la possibilité de faire la même chose dans le domaine du droit de la
concurrence ? Le temps est-il venu de créer ou de réfléchir à la création d’un tribunal européen
de la concurrence, c’est-à-dire an european competition court ? Un tel tribunal pourrait-il avoir
une double compétence, c’est-à-dire traiter les recours intentés à l’encontre des décisions de la
Commission mais aussi fonctionner comme une cour d’appel européenne pour les juridictions
nationale parce que ce qui manque dans le système en vigueur, c’est précisément une
procédure d’appel au niveau européen. Comme il a été proposé pour les affaires de brevets, il
n’est pas inimaginable qu’un tel tribunal européen du droit de la concurrence puisse aussi avoir
à connaître des appels nationaux relatifs aux actions en dommages-intérêts et à toutes les
affaires de concurrence qui surgissent au niveau national.

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Dans ce domaine, les difficultés sont souvent pratiques. L’un des principaux problèmes
pratiques que rencontre le système actuel tient au goulot d’étranglement que constituent les
délais de traduction des mémoires vers la langue de travail utilisée à Luxembourg, puis les
délais liés à la traduction de l’arrêt vers la langue de la procédure. En sommes-nous arrivés au
stade où il est concevable qu’un tribunal européen de la concurrence puisse essentiellement
travailler dans la langue de la procédure ? Ne faut-il pas exiger des juges des connaissances
linguistiques suffisantes pour permettre à un tel tribunal de travailler largement dans la langue
de la procédure ?
Autre idée : est-il nécessairement requis qu’un juge communautaire doive se consacrer à
plein temps à l’activité de son tribunal ? Ne peut-on imaginer un système dans lequel un
tribunal serait composé, au moins en partie, de juges communautaires nommés et mandatés
par le conseil et ayant les connaissances linguistiques requises mais qui ne siègeraient qu’à mi-
temps, voire ad hoc, comme cela se fait de temps en temps à Strasbourg ? Cela permettrait de
mettre en œuvre une espèce d’échange ou de cohésion développés entre les juges nationaux
et les juges communautaires. En mettant en œuvre, ensemble, ces quelques idées, on peut
imaginer que, pour un bon nombre d’affaires, un tel tribunal pourrait fonctionner comme une
cour d’appel pour l’ensemble de la Communauté, travaillant d’une manière flexible, pas
nécessairement à Luxembourg. On peut imaginer de travailler ailleurs. On peut également
envisager que les chambres de ce tribunal soient composées de telle sorte que les juges
puissent travailler dans la langue originale de la procédure et éviter le plus possible le recours à
la traduction. Les réformes déjà entreprises ont assurément amélioré de façon sensible le
travail des autorités nationales, ainsi que l’efficacité de l’administration du droit de la
concurrence. Ce qui manque, à présent, de mon point de vue, c’est une réforme équivalente du
versant juridictionnel de l’architecture.
Yves CHAPUT.– Je vous remercie, Monsieur le Président. Sur les questions que vous
posez et qui ne sauraient rester en suspens, je passe la parole à Monsieur le Président
Stockmann qui nous présentera le point de vue des autorités et des juridictions allemandes.
Kurt STOCKMANN, ancien Vice-Président du Bundeskartellamt.– Je vous remercie,
Monsieur le Président. Je vais commencer en essayant de répondre à la question précise que
vous avez posée, c’est-à-dire la réception du nouveau droit européen en Allemagne. Après, je
me permettrais, avec votre accord, d’aller un peu au-delà de cette question, comme l’a fait
Monsieur Bellamy. D’abord, le « cadeau » européen… Le nouveau droit européen a été reçu,
par le législateur allemand, avec une grande gratitude. Gratitude qui s’est traduite par la
suppression du volet du droit allemand de la concurrence consacré aux ententes qui s’est
appliqué pendant presque un demi-siècle. Pour ce faire, nous avons supprimé tout ce qui était
bon, peut-être même meilleur que dans le droit européen. Je songe, par exemple, à la
distinction faite au niveau du droit primaire entre l’horizontal et le vertical, distinction qui n’existe
pas à proprement parler dans le droit communautaire, non plus du reste que dans le droit
américain, mais qui, selon les experts, constitue une utile distinction. Nous avons par ailleurs

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renoncé au contrôle préalable et adopté le système communautaire de l’exception légale. Nous
avons abandonné toutes les exceptions spécifiques, à l’exclusion d’une certaine protection des
PME ou encore du secteur de la publication des livres et des journaux. Nous avons donc copié
le droit communautaire presque à 100 %. Le droit positif allemand de la concurrence est donc
presque identique au droit européen. Ceci peut assurément être interprété comme la
renonciation à une position isolée au sein de l’Union européenne mais aussi comme un signe
de la volonté de favoriser la mise en œuvre d’une loi véritablement applicable sur tout le
marché européen.
Je souhaiterais ajouter dans ce contexte que la question qui se pose en Allemagne, pour
l’heure timidement mais probablement d’une manière plus audible dans le futur, est de savoir si
nous avons encore vraiment besoin d’une législation nationale en matière de concurrence ? Ma
réponse personnelle serait plutôt non. Ce n’est plus nécessaire. Les quelques éléments
spécifiques résiduels pourraient assurément être pris en compte par une sage application du
droit communautaire. Je songe à l’exception en faveur des PME. Une bonne et sage
interprétation du droit européen résoudrait certainement ce problème. En ce qui concerne
l’autre exception concernant la publication des journaux et des livres, la difficulté est déjà réglée
dans une loi spécifique, approuvée par les autorités européennes. Le seul désavantage
véritable que je vois à cette disparition du droit national de la concurrence, concerne les juristes
qui seront alors privés de toute une série de questions extrêmement intéressantes sur les
relations entre le droit communautaire et les droits nationaux. Des rangées entières de
bibliothèque perdrait tout intérêt pour les lecteurs. En revanche, il me semble que les
entreprises seraient satisfaites de n’avoir à appliquer qu’une seule loi dans la Communauté
européenne et non 26 lois, comme aujourd’hui, même si ces lois sont plus ou moins identiques.
Dernière précision que je voudrais faire dans ce contexte, le législateur allemand estime –
et je partage son point de vue ; ce qui n’est pas toujours le cas – qu’il ne serait pas judicieux de
supprimer les autorités nationales de concurrence, alors même qu’il n’y aurait qu’une seule loi
applicable dans la Communauté européenne. Il est préférable de maintenir des autorités
nationales avec leur qualité – lorsqu’elles ont cette qualité – d’autorité indépendante, et ce, pour
plusieurs raisons. Je n’avance pas cela dans le seul but de défendre l’Office des cartels dans
lequel j’ai longtemps travaillé, mais pour des raisons plus sérieuses. Je pense que la proximité
que présente une autorité nationale permet de prendre en compte, même en application de la
même loi, les spécificités des marchés nationaux. En même temps, l’expérience que nous
avons en Allemagne d’un système fédéral où cohabitent des autorités au niveau fédéral et au
niveau des Länder, lesquels constituent en quelque sorte les pays membres de la Fédération
allemande, nous indique que, globalement, la confiance que l’on fait à l’autorité située près de
chez soi est plus grande que celle que l’on fait à une autorité lointaine, située à Bruxelles, qui
représente un phénomène concret mais indéfinissable. Je pense que ceci vaudrait
probablement dans tous les États membres. Autre observation qui touche déjà un peu à la
problématique de la gouvernance du réseau des autorités de concurrence, il ne me semble pas
que la coexistence d’une autorité communautaire à Bruxelles et d’autorités nationales risque de

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menacer la cohérence du développement du droit de la concurrence. L’expérience allemande,
où coexistent des autorités au niveau fédéral et au niveau des Länder appliquant la même loi, a
démontré qu’un développement cohérent et qu’une interprétation cohérente, avec l’assistance
d’un réseau de coopération européen, peuvent fort bien fonctionner. Finalement, la réception
du droit communautaire par le système allemand s’est traduite par une copie presque à 100 %
des règles européennes, avec quelques exceptions en matière de contrôle des concentrations
et des contrôles des abus, somme toute négligeables en considération de tout le reste. En
revanche, il n’existe pas de volonté d’abandonner la mise en œuvre nationale d’une éventuelle
loi européenne de la concurrence.
Yves CHAPUT.– Monsieur le Président, je vous remercie d’autant plus que vos propos me
fournissent une transition utile. Je vais me faire l’écho de vos interrogations auprès des
intervenants français. Pour respecter l’équité dans cette gouvernance et éviter des conflits
d’intérêt, je donnerai d’abord la parole à M
e
Hugues Calvet, qui est certes avocat, mais aussi
ancien référendaire à la Cour de justice des Communautés européennes, puis à Monsieur
Bernard Mongin qui a également la qualité d’ancien référendaire et qui représente une
entreprise. Il est en effet indispensable d’avoir les points de vue à la fois de l’avocat et du juriste
d’entreprise français, spécialistes du droit communautaire et des institutions européennes.
Hugues CALVET, Avocat à la Cour.– Merci, Monsieur le Président. Monsieur le Président
Bellamy l’a rappelé, depuis le 1
er
mai 2004, la situation est devenue normale dans le domaine
du droit de la concurrence. Pourquoi normale ? Parce que le droit de la concurrence
communautaire connaissait une anomalie : le juge national n’y était pas considéré pour ce qu’il
est en principe en droit communautaire. En effet, il n’était pas considéré comme le juge
communautaire de droit commun… Or, s’il est une antienne dans la jurisprudence de la Cour
depuis quarante ans, c’est bien que le juge national, en dépit de tous les obstacles même
constitutionnels – pensez à l’affaire Simmenthal
(1)
, selon laquelle il doit, de sa propre autorité,
écarter la règle même constitutionnelle – est le juge communautaire de droit commun. Je
rappellerai que le juge national peut même contrôler les décisions communautaires par le biais
d’un renvoi préjudiciel (v. l’arrêt Foto-Frost
(2)
). Ce qui est présenté comme une révolution par
les spécialistes n’est jamais, vu à l’aune de l’ensemble du droit européen, qu’une mise à la
normale : le juge national est le juge de droit commun en matière de droit de la concurrence. Il
en résulte, si l’on utilise l’expression précise que le Tribunal de première instance des
Communautés européennes a consacré dans l’arrêt Masterfoods
(3)
, un « partage de
compétences » entre d’une part la Commission et d’autre part le juge national. Sans doute,
dans une affaire donnée, le juge national est-il lié par la décision de la Commission si, dans
cette même affaire, il y a une procédure pendante devant celle-ci. Mais lorsque l’on regarde la
(1) CJCE 15 déc. 1976, aff. C-35/76, Simmenthal spa c/ Ministero delle finanze : Rec. 1976, p. 1871.
(2) CJCE 22 oct. 1987, aff. C-314/85, Foto-Frost c/ Hauptzollamt Lübeck-Ost : Rec. 1987, p. 4199.
(3) CJCE 14 déc. 2000, aff. C-344/98, Masterfoods et HB : Rec. 2000, p. I-11369.

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réalité, on sait que des affaires dans lesquelles les juges nationaux sont saisis alors que la
Commission est saisie, ça représente très peu de choses. Dans l’immense majorité des
situations que nous rencontrons tous les jours, les juge nationaux, qu’ils agissent en tant que
juridictions de contrôle des autorités de la concurrence ou qu’ils agissent dans le cadre de
litiges entre entreprises ou entre particuliers, interviennent sans qu’il y ait de décisions de la
Commission qui s’imposent à eux ou sans qu’il y ait de procédure devant la Commission. Dans
ce cas, que se passe-t-il ? Eh bien, le juge national – seul – interprète et applique le droit
communautaire de la concurrence. C’est cela la réalité…
Certains voient là un terrible risque pour la cohérence de l’application du droit
communautaire de la concurrence. J’observe tout d’abord que, depuis quarante ans, toutes les
libertés fondamentales du traité ont été appliquées par les juges nationaux sans que, semble-t-
il, il y ait eu du chaos ou de l’incohérence. Existe-t-il réellement un risque de chaos ? Je n’y
crois pas du tout. Au contraire, pour des raisons qui sont propres au droit de la concurrence, il
est absolument nécessaire et vital que le juge national remplisse cet office, conformément à sa
place institutionnelle. Tout simplement, parce que l’on assiste dans tous les domaines de la vie
économique à une accélération qui fait que l’intervention du juge national – vous le rappeliez,
Monsieur le Président Stockmann – est souvent la plus rapide et la plus proche du litige. Au fil
de la discussion, je pourrai expliquer à partir d’exemples concrets pourquoi le juge national et
l’autorité nationale de concurrence, avec tout le respect que j’ai pour la Commission, évoluent
plus près des situations dont ils sont saisis. Ils vivent sur les marchés dont on parle, et ce n’est
pas sans conséquences. Très concrètement, lorsque l’on constate la vitesse des marchés,
l’innovation technologique, l’irruption d’acteurs, la destruction créatrice dont parlait Schumpeter,
lorsque l’on voit, par exemple, une décision de la Commission constatant une position
dominante à l’encontre d’une entreprise qui, huit mois après, avait perdu 60 % des parts de
marché précédentes – la question n’est pas de savoir si la Commission a bien ou mal
appréciée –, on se dit simplement que l’immersion du juge national et de l’autorité nationale
dans la réalité économique est une nécessité impérative. Au demeurant, il ne s’agit pas de
revendiquer pour le juge national une espèce d’autisme vis-à-vis des décisions de la
Commission. Mais les décisions de cette dernière ne le lient pas juridiquement. Trop souvent,
nous entendons des confrères ou des autorités soutenir que la Commission a dit et que ses
décisions s’imposent au juge. Ce n’est pas vrai ! Je saisis cette occasion pour dire et répéter
que jamais les décisions passées de la Commission ne s’imposent au juge national. Les arrêts
de la Cour de justice sont seuls à s’imposer au juge national. Et la Cour de justice a d’ailleurs
répondu à la Commission qui invoquait devant elle ses propres décisions que les décisions de
la Commission ne regardent que la Commission, et qu’elles ne lient certainement pas la Cour
de justice. Elles ne lient pas non plus le juge national. Mais il ne s’agit pas d’être caractériel
pour le juge national… Simplement, il n’est pas lié par les décisions de la Commission. C’est ce
que l’on appellerait en anglais une « authority ». Voilà ce que sont ces décisions de la
Commission.

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Et le juge national est libre d’interpréter différemment le droit communautaire de son propre
chef, au besoin, bien évidemment, en questionnant la Cour. Au demeurant, il y a d’autant moins
de risque que la Commission a le pouvoir, comme il a été rappelé, d’assister la juridiction
nationale en tant qu’amicus curiae. À cet égard, je me suis renseigné hier : deux ans après
l’entrée en vigueur de la procédure d’amicus curiae, la Commission n’est pas intervenue une
seule fois auprès des juges nationaux. On prédisait, avec la réforme, des risques terrifiants de
chaos et d’incohérence pour le droit communautaire de la concurrence. Deux ans après, il n’y a
pas l’ombre d’esquisse d’un danger de ce point de vue.
Pour conjurer ce risque, on évoque le besoin de juges hyperspécialisés. Pour ma part, j’ai
quelques doutes… Ces juges spécialisés en droit de la concurrence, ils n’existent nulle part. Ils
n’existent pas au niveau de la justice communautaire. Le droit de la concurrence, même s’il
représente une partie non négligeable du contentieux de la Cour et du Tribunal, occupe
assurément, quantitativement et qualitativement, moins de la moitié de leur activité. Il y a des
affaires institutionnelles, de libre circulation, de marché intérieur, des affaires sociales qui
occupent ces juges. Et je ne sache pas – et personne ne le soutiendra – que la qualité de la
justice communautaire en matière de droit de la concurrence soit sérieusement critiquable.
Mais il y a plus ! La justice fédérale américaine ne connaît pas de tels juges hyperspécialisés. Il
y a un mois, le célèbre juge Richard Posner soulignait lors d’une conférence que les juges
fédéraux américains ne sont pas des spécialistes. Il leur arrive simplement de traiter de temps
en temps des affaires de concurrence, comme le font nos cours d’appel. Et la Cour suprême
des États-Unis connaît même des années où elle ne traite aucune affaire antitrust. Dans cette
idée de l’hyper-spécialisation qui serait nécessaire en Europe, je vois une certaine
condescendance à l’égard des juges nationaux. Pour ce qui me concerne, je préfère un droit
développé par un juge indépendant après un débat contradictoire qu’un droit qui serait pour
l’essentiel le produit d’une autorité qui à la fois enquête, poursuit et juge, et qui poursuit, ainsi
que Monsieur Petite le rappelait, des objectifs politiques et ce de façon d’ailleurs tout à fait
légitime. On ne peut pas imaginer que le droit européen de la concurrence soit le produit du
monopole de la Commission, occasionnellement censuré par la Cour de justice. Ma vision,
partagée avec d’autres, c’est une architecture organisée autour de plusieurs pôles. C’est un
partage de compétences entre la Cour de justice, les juges nationaux d’une part et la
Commission, d’autre part. Et c’est de ce partage de compétences qui se nourrit à la réalité
économique et au débat contradictoire que peut naître un droit moderne et adapté aux besoins
de notre temps.
Yves CHAPUT.– Merci. Je constate avec plaisir, serait-ce pour l’animation de nos
réflexions communes, que vous rejetez la pensée unique. Nous allons continuer de la rejeter en
évoquant à présent la question des sanctions. Monsieur Mongin, vous avez la parole.
Bernard MONGIN, Directeur juridique adjoint chargé des affaires européennes, Groupe
Pinault-Printemps-Redoute.– Merci. Je rebondis immédiatement sur le partage de compétences
évoqué par Hugues Calvet. Du point de vue de l’entreprise – et là je voudrais présenter le point

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de vue très pratique et très concret de l’entreprise de manière ni neutre ni impartiale sur les
conditions de mise en œuvre de cette décentralisation de l’application du droit communautaire,
bref de l’application du règlement 1/2003 –, est-ce que le risque est augmenté d’une double
condamnation, compte tenu précisément de ce partage des compétences et de cette répartition
entre juridictions nationales et juridictions communautaires ? Autrement dit, existe-t-il ou non un
risque de double condamnation pour les entreprises ? Autrement exprimé, existe-t-il aujourd’hui
un principe non bis in idem qui protégerait contre une double poursuite pour des faits
identiques ?
En apparence, les choses sont très simples. L’article 4 du protocole n° 7 de la CEDH nous
dit que « nul ne peut être poursuivi ou puni deux fois par les juridictions du même État ». Ce qui
est important dans cette formule, c’est l’expression « du même État », dans la mesure où il
existe un principe dit de « l’exception de souveraineté séparée », qui fait que le principe non bis
in idem ne va pas s’appliquer entre une juridiction américaine et une juridiction communautaire
ou une juridiction française au nom précisément de cette « exception de souveraineté
séparée », reconnue par la Cour suprême des États-Unis depuis toujours, mais aussi par notre
Cour de cassation, de sorte qu’un même fait peut parfaitement être poursuivi par une juridiction
américaine et une juridiction française, par exemple. En droit de la concurrence, les choses
sont, en apparence, très simples. Un même cartel peut parfaitement être sanctionné en France,
mais aussi dans un État tiers, par exemple aux États-Unis, comme dans l’affaire de la lysine.
On peut parfaitement soutenir qu’il ne s’agit pas là de l’application du non bis in idem, car s’il
existe un même fait au départ – une même collusion, une même entente –, les effets en sont
distincts, les marchés affectés ne sont pas les mêmes, ce qui explique qu’il y ait des sanctions
et des condamnations distinctes. Tout est très clair du point de vue international, lorsque l’on
compare la situation en France et dans un État tiers.
Mais les choses deviennent plus compliquées lorsque l’on se place au niveau
communautaire et notamment dans le cadre du règlement 1/2003. Déjà, au niveau
communautaire, l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux reconnaît qu’il y a bien un
principe non bis in idem mais qui s’applique entre juridictions de plusieurs États membres. Ici,
on ne parle plus de « l’exception de souveraineté séparée ». On s’aperçoit qu’à la faveur de
certaines conventions européennes, notamment une convention d’application de l’accord de
Schengen, a été reconnue l’application du principe non bis in idem, de sorte qu’il existe déjà
dans la Communauté une sorte de reconnaissance mutuelle des sanctions, au point qu’une
sanction prononcée par un État membre s’imposera aux autres États membres qui ne pourront
pas poursuivre et qui, en tout cas, ne pourront pas invoquer ce principe « d’exception de
souveraineté séparée ».
À l’heure de la décentralisation, qu’en est-il, en droit communautaire de la concurrence, du
risque de cumul des sanctions, ce qui, du point de vue de l’entreprise, constitue un problème
concret et important ? Depuis toujours, les sanctions prononcées par les juridictions
communautaires en droit de la concurrence ne constituent pas formellement des sanctions de

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caractère pénale. On admet toutefois qu’elles relèvent du principe non bis in idem qui leur est
applicable. Dans l’arrêt PVC II
(4)
, ce principe a même été posé comme un principe
fondamental du droit communautaire. Il s’impose à la Commission et a été sanctionné et
appliqué plusieurs fois par la Cour de justice. Par conséquent, pas de nouvelles décisions de
sanction lorsque les faits ont déjà été poursuivis et évoqués. Mais quid lorsqu’une autorité
nationale et l’autorité communautaire sont saisies concurremment ? Dans le traité CECA, le
problème a été réglé en retenant que l’on se trouvait là, d’une certaine façon, en dehors du
champ d’application de ce principe. Dans son article 90, le traité CECA admettait le cumul de la
répression communautaire avec la répression étatique pour un même comportement en
considérant qu’étaient en fait poursuivies des fins distinctes et, par conséquent, qu’il n’y avait
pas une identité de poursuite relevant du principe non bis in idem. Dans le traité de Rome et
dans le droit communautaire actuel, le problème est résolu par l’arrêt Walt Wilhelm de 1969 au
terme duquel le juge communautaire a considéré que, au cas où il y a eu une première
condamnation suivie d’une seconde pour des faits identiques, parce qu’un autre marché a été
pris en compte, par exemple, lorsque l’autorité communautaire, intervenant après l’autorité
nationale, examine les effets préjudiciables du comportement collusif sur l’ensemble du marché
communautaire, il faut admettre la double poursuite, la double sanction, mais pas le cumul de
sanctions
(5)
. Il faudra donc que la sanction prononcée par la deuxième autorité qui poursuit
prenne en compte la première sanction. Autrement dit, on soustrait l’amende déjà payée à
l’amende prononcée par la deuxième autorité. Pour reprendre l’exemple précédent, la
Commission devrait prendre en compte dans son appréciation de la sanction, celle qui a déjà
été infligée par l’autorité nationale.
Or, cette jurisprudence Wilhelm qui admet que l’on puisse poursuivre deux fois les mêmes
faits lorsqu’ils affectent des marchés distincts, connaît aujourd’hui une sorte de tir de barrage
provenant de sources différentes. D’abord du règlement 1/2003, car il est très imprécis sur la
question. Il emporte une certitude : si la Commission se saisit, l’autorité nationale ne peut pas le
faire. L’inverse n’est pas vrai. Si une autorité nationale est saisie, la Commission peut quand
même se saisir de son côté. Les saisines simultanées, voire successives d’autorités nationales
et de l’autorité communautaire ne sont pas rendues impossibles par le règlement. De sorte que
l’on a pu prendre connaissance tout récemment de conclusions d’avocat général
particulièrement intéressantes et inventives, notamment celles des avocats généraux Antonio
Tizzano et Ruiz Jarabo Colomer. Ils sont venus préciser que le principe non bis in idem ne pose
pas un problème de proportionnalité. Il ne s’agit pas de savoir, lorsque l’on calcule le montant
de la sanction, s’il faut tenir compte d’une première sanction déjà prononcée. C’est une
question de droit de l’homme, de droit fondamental. Et de se référer aux arrêts de la Cour
européenne des Droits de l’Homme sur la question. Ils relèvent – ce qui est particulièrement
(4) TPICE 20 avril 1999, Limburgse Vinyl Maatschappij N.V. et autres c/ Commission (PVC II), affaires jointes T-
305/94 etc., Rec. p. II-931.
(5) CJCE 13 fév. 1969, aff. C-14/68, Walt Wilhelm e.a. c/ Bundeskartellamt : Rec. 1969, p. 1.

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intéressant – que la solution adoptée par la Cour européenne des Droits de l’Homme en
matière de non bis in idem n’est pas du tout celle retenue par l’arrêt Wilhelm. La Cour
européenne des Droits de l’Homme n’interdit pas seulement la double sanction : elle sanctionne
la double poursuite et la double instance et condamne par là même la jurisprudence Wilhem (v.
l’arrêt Franz Fischer c/ Autriche du 29 mai 2001
(6)
). De plus et surtout, la Cour EDH donne une
interprétation extensive du principe non bis in idem en retenant que le principe est violé non
seulement quand une personne est poursuivie ou punie deux fois pour la même infraction mais
aussi quand elle est poursuivie deux fois pour deux infractions dont les éléments essentiels se
recouvrent (§ 25 de l’arrêt). Dans ses conclusions présentées dans l’affaire Italcementi
(7)
,
l’avocat général Ruiz Jarabo Colomer explique que ce qui compte, ce sont les faits, parce qu’ils
sont uniques. Les faits, c’est la collusion, c’est l’entente, c’est la réunion entre concurrents.
Mais les effets de cette entente, eux, ne justifient pas qu’on aille doublement poursuivre et
qu’on aille doublement condamner. Je souhaitais soumettre à votre sagacité ces points
complètement nouveaux. Du point de vue de l’entreprise, on peut espérer que quelque chose
d’inventif et de nouveau sortira de ces réflexions en cours. On pourrait ainsi soustraire le
principe non bis in idem de la logique de l’arrêt Wilhelm. On peut également en attendre une
clarification des règles du jeu. Ainsi, la question n’est pas tout à fait réglée, du moins au sein de
l’Union européenne, puisqu’elle l’est complètement lorsque des États tiers sont concernés du
fait de l’application de « l’exception de souveraineté séparée ». Je vous remercie.
Yves CHAPUT.– Merci de votre intervention qui ouvre de nouvelles perspectives sur les
préoccupations de la première table ronde sur la cohérence du droit économique et de la
Convention européenne des Droits de l’Homme. Le débat est déjà bien engagé en doctrine et
en jurisprudence sur les questions de procédure. Or, si l’on s’en tient à la lecture de la grande
presse, on a l’impression qu’en matière de sanctions, c’est un « Téléthon » : on lit d’abord que
la Commission a prononcé la plus grosse amende jamais infligée, puis on apprend que le
Conseil de la concurrence français a lui aussi prononcé la plus grosse amende. Au-delà du
« sensationnel », il y a un danger pour les entreprises si l’on peut cumuler les sanctions
prononcées par concours idéal, déduiront les juristes. On connaît le paradoxe à propos des
sanctions : ce n’est pas le code pénal, mais le code de procédure pénale qui est le code des
honnêtes gens. Il me semble que dans notre domaine, également, le retour à une procédure
conforme aux principes fondamentaux devrait rassurer les honnêtes gens, les entreprises
sérieuses, économiquement responsables. Nous avons beaucoup parlé de l’autonomie des
juridictions, de l’autonomie des autorités. Cher Louis Vogel, quid de l’autonomie procédurale,
avec notamment les mesures conservatoires ?
(6) CEDH 29 mai 2001, Franz Fischer c/ Autriche, n° 37950/97.
(7) Concl. Ruiz Jarabo Colomer dans l’Affaire C-213/00, P. Italcementi – Fabricche Riunite Cemento SpA c/
Commission des Communautés européennes.

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Louis VOGEL,
Professeur à l’Université Paris II (Panthéon-Assas), Avocat à la Cour
.– Merci,
Monsieur le Président. Vous me demandez de traiter du principe de l’autonomie procédurale à
propos de la mise en œuvre des mesures conservatoires. Effectivement, en droit français de la
concurrence, la question de l’autonomie procédurale s’est posée à l’occasion de l’octroi de
mesures conservatoires ; et le débat vient d’être relancé par un arrêt de la Cour de cassation
du 8 novembre 2005 rendu dans l’affaire TV ADSL
(8)
, dans lequel la Cour a repris le critère
traditionnel français qui se distingue du critère retenu en droit communautaire. Au terme de cet
arrêt, il suffit, pour que des mesures conservatoires soient octroyées, que les pratiques
soumises au juge soient « susceptibles » de constituer des pratiques anticoncurrentielles.
Que signifie l’autonomie procédurale ? Ce principe, traditionnel en droit communautaire, est
un principe de répartition des compétences : à la Communauté, le fond ; aux États membres, la
procédure. Cela signifie que les autorités nationales, lorsqu’elles sont appelées à mettre en
œuvre le droit communautaire, le font en se conformant à leur propre droit en ce qui concerne
la compétence et la procédure, sauf si les règles de procédure ont fait l’objet d’une
harmonisation communautaire. Ce principe n’est pas un principe absolu. Les autorités
communautaires considèrent que les États ne peuvent pas s’abriter derrière l’autonomie
procédurale pour mettre en cause l’effet utile du traité. Dans un contexte où les autorités
nationales de la concurrence sont davantage amenées à appliquer les textes communautaires,
et dans la mesure où elles ont une compétence – pleine – concurrente de celle de la
Commission, l’autonomie procédurale peut, plus qu’avant, susciter des difficultés.
Sans avoir la prétention de régler tous les problèmes, je voudrais identifier quelques
questions soulevées par l’autonomie procédurale. Rappelons d’abord les termes du débat
propre à l’octroi des mesures conservatoires. Quelle est la position du droit français à l’origine ?
La jurisprudence française a toujours été plus souple que la jurisprudence communautaire.
L’article L. 464-1 du Code de commerce prévoit que des mesures conservatoires, nécessaires
pour faire face à l’urgence, peuvent être prises si « la pratique dénoncée porte une atteinte
grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des
consommateurs ou à l'entreprise plaignante ». A priori, le texte est clair. Pourtant, il ne précise
pas quel est le degré de probabilité de l’existence d’une pratique illicite requis pour qu’une
mesure conservatoire puisse être ordonnée. Il est revenu au juge et aux autorités de contrôle
de le dire. Il y a eu trois temps dans la jurisprudence avant l’arrêt TV ADSL. Dans un premier
temps, les juridictions françaises ont requis des faits « manifestement illicites ». Il fallait que
l’illicéité soit évidente pour que l’on puisse intervenir en urgence. Dans un deuxième temps, le
Conseil de la concurrence a accepté de prononcer des mesures conservatoires dès lors qu’il
constatait qu’« il ne peut être exclu que les pratiques en cause constituent des pratiques
anticoncurrentielles ». La Cour de cassation a validé cette approche et la Cour d’appel a adopté
la même position. Dans un troisième temps, la Cour d’appel de Paris et le Conseil de la
(8) Cass. com. 8 nov. 2005, n° 04-16.857, à paraître au Bulletin.

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concurrence ont infléchi leur position en requérant « une présomption raisonnablement forte
d’infraction ».
Qu’en est-il de la position de la jurisprudence communautaire ? En droit communautaire, le
prononcé d’une mesure conservatoire, initialement non prévu par les textes, a été admis pour la
première fois dans l’affaire Camera care du 17 janvier 1980
(9)
. La Cour de justice a décidé que
la Commission ne pouvait prononcer de telles mesures qu’après avoir constaté prima facie
l’existence d’une infraction. Cette jurisprudence a été consacrée par l’article 8 du règlement
1/2003 qui fait référence à la constatation prima facie de l’infraction. Le degré de probabilité
requis en application de ce critère s’est, là encore, assoupli au fil du temps. Trois temps dans la
jurisprudence : la Commission exigeait à l’origine l’existence très vraisemblable d’une
infraction ; le Tribunal de première instance a ensuite admis un dépassement à première vue
du cadre des dispositions ou l’existence de doutes sérieux quant à la légalité des pratiques,
avant de retenir pour finir le critère de la présomption d’infraction raisonnablement forte.
Globalement, ce que l’on peut dire, sachant que les jurisprudences sont nuancées, c’est
que le degré de probabilité requis est plus élevé en droit communautaire qu’en droit français.
Face à cette divergence, quelle est la position des autorités françaises quand elles sont
appelées à appliquer le droit communautaire ? La Cour d’appel de Paris a estimé que,
lorsqu’elle faisait application des dispositions communautaires en matière de concurrence, elle
devait, dans un souci d’application uniforme, retenir les standards communautaires :
« Conformément à l’exigence d’efficacité et d’uniformité d’application du droit communautaire
sur l’ensemble du territoire de l’Union, comme à celle de sécurité juridique des entreprises, les
critères d’appréciation du bien-fondé de telles mesures sont ceux définis par le droit
communautaire, et les dispositions de l’article L. 464-1 du code de commerce doivent en tant
que de besoin être interprétées à la lumière de celui-ci ». Elle a donc requis l’existence d’une
« présomption raisonnablement forte d’infraction ». La Cour de cassation, dans un arrêt
Pharmalab a censuré cet arrêt en se fondant sur le principe de l’autonomie procédurale
(10)
.
Elle a déclaré : « Le principe de l’autonomie procédurale commande à l’autorité nationale de
concurrence qui applique les articles 81 et 82 du traité de mettre en œuvre les règles de
procédure internes, sauf si ce principe conduit à rendre impossible ou excessivement difficile
l’application du droit communautaire ». A-t-elle eu raison ? Qu’aurait-elle pu faire d’autre ? La
Cour aurait d’abord pu écarter le principe de l’autonomie procédurale au nom d’une application
uniforme du droit communautaire dans l’ensemble des États membres. Elle aurait pu aussi
adopter une interprétation plus proche de l’interprétation communautaire, à l’instar de ce qu’a
fait la Cour d’appel de Paris.
(9) CJCE 17 janv. 1980, aff. C-14/68, Camera Care c/ Commission : Rec. 1980, p. 119.
(10) Cass. com. 14 déc. 2004, n° 02-17.012, Bull. civ. IV, n° 225, p. 254.

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Techniquement, il me semble que la solution actuelle n’est pas satisfaisante, pour deux
raisons. Une raison tenant au bien-fondé de la solution : il me semble qu’en l’occurrence la
solution communautaire est meilleure que la solution nationale, parce que la solution nationale
remet trop en cause la sécurité juridique des entreprises. Mais cette raison est purement
conjoncturelle, et parfois la solution nationale est meilleure que la solution communautaire. Il
existe une seconde raison – structurelle – qui tient à la cohérence des droits. Il n’est pas
cohérent que les conditions d’octroi des mesures conservatoires pour mettre en œuvre les
mêmes textes varient en fonction de l’autorité devant laquelle elles sont demandées. Au-delà,
on peut même se demander si des critères différents se justifient encore, même pour
l’application de textes différents (communautaire et national), compte tenu de leur proximité.
Yves CHAPUT.– Je vous remercie. Nous arrivons à la mi-temps. Je passe directement la
parole au Président Lasserre, commentateur autorisé, pour répondre et pour faire la synthèse
de ce premier tour de table.
Bruno LASSERRE, Président du Conseil de la concurrence.– Merci. Avant de passer à la
deuxième partie de la table ronde, je voudrais revenir et essayer de conclure sur cette question
de la « réception » par les autorités nationales du droit de la concurrence communautaire en
faisant trois remarques.
La première est que la réception du droit de la concurrence communautaire par les
autorités nationales ne pose plus un problème intellectuel. Dans aucun pays de l’Union, et en
tous cas pas en France, le passage du droit national au droit communautaire ou l’application
conjointe, cumulée du droit national et du droit communautaire de la concurrence n’ont
finalement constitué une révolution intellectuelle. Ce qui me frappe, c’est, dans la substance du
droit, le grand continuum, la grande homogénéité de la norme qui fait que nous ne sommes pas
schizophréniques lorsque, suivant que le commerce entre États membres est ou non affecté,
nous appliquons les règles communautaires ou seulement nationales. Loin de changer de
repères, il me semble que les deux approches tendent à converger de plus en plus, au point
que les glissements du droit national vers le droit communautaire ou les mouvements inverses
sont de plus en plus silencieux. Cela tient assurément au fait que la norme écrite est très
proche. En France, à l’exception de certaines spécificités comme l’abus de dépendance
économique, les textes sont rédigés de la même manière qu’au niveau communautaire. Ils
poursuivent les mêmes objectifs. Il est donc naturel que nous les appliquions dans le même
sens. Plus encore, le style communautaire tend à déteindre sur le droit national. Cela frappe
beaucoup ceux qui, comme moi, viennent du Conseil d’État car ce dernier, comme la Cour de
cassation, pratique ce que l’on appelle la « brièveté impériale ». Le Conseil de la concurrence
rédige dans un registre différent, un peu à la manière des « communautaires ». Nous sommes
ainsi obligés de numéroter les paragraphes de nos décisions pour que le lecteur puisse s’y
retrouver. Il est vrai qu’il s’agit d’un droit beaucoup plus circonstancié qui, loin d’être un droit
abstrait, s’imprègne des faits que l’autorité de concurrence doit décrire et du contexte dans
lequel s’inscrivent les comportements. Je prends un exemple très précis. Cette semaine, nous

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avons traité deux affaires, d’un côté les palaces parisiens
(11)
et de l’autre la téléphonie
mobile
(12)
– dans l’affaire des mobiles, ce n’est qu’un des aspects du dossier –, où le problème
se posait de savoir si des échanges d’informations confidentielles et stratégiques entre
membres d’un oligopole très concentré, donc fermé, présentaient un caractère anticoncurrentiel
ou pas. Dans l’affaire des palaces, s’agissant d’un marché local – le marché des palaces
parisiens –, il est clair que nous n’appliquions pas le droit communautaire, car, même si
beaucoup de clients du Ritz ou du Plazza Athénée sont britanniques, allemands ou hollandais,
on ne peut pas dire que la pratique affectait sensiblement le commerce intracommunautaire ! À
l’inverse, dans l’affaire des mobiles, s’agissant d’un marché national (chacun connaît les lignes
directrices de la Commission et la jurisprudence de la Cour de justice qui considère qu’une
pratique affectant l’ensemble d’un marché national est présumée créer un effet de
cloisonnement et donc affecter le commerce entre États membres), nous avons appliqué à la
fois l’article 81 du traité CE et l’article L. 420-1 du code de commerce. Dans les deux cas, nous
avons appliqué exactement le même raisonnement en nous fondant sur la même jurisprudence
de la Cour de justice issue de l’arrêt John Deere sur les tracteurs agricoles britanniques
(13)
. Et
nous l’avons fait exactement dans les mêmes conditions. Dans le premier cas, parce qu’elle
nous servait de guide. Dans le second cas, parce qu’elle nous liait en droit. C’est dire que, du
point de vue intellectuel, on assiste à une espèce de « fusion » des règles et des
raisonnements.
Mais cette réception du droit communautaire en droit national pose néanmoins deux
problèmes. Le premier, qui a été très bien illustré par Louis Vogel, est celui de savoir si nous
pouvons – et je me place aussi bien du point de vue des autorités que du point de vue des
juridictions de contrôle – appliquer la substance du même droit – ce qui ne nous pose pas de
problème – avec des moyens différents pour garantir son effectivité. C’est le problème des
injonctions prononcées à titre conservatoire ou des sanctions. Paradoxalement, nous
appliquons le même droit substantiel ; mais les moyens qui nous sont donnés pour garantir son
effectivité varient d’un pays à l’autre en fonction des procédures strictement nationales. La
question est alors de savoir si l’on va pouvoir durablement et efficacement agir en dépit de cet
écart.
La deuxième question posée est, me semble-t-il, celle de l’architecture. Encore une fois, ce
n’est pas un problème intellectuel, mais davantage un choix de « design ». Comment bien
articuler les autorités et les juridictions nationales ? Comment intégrer ces dernières à un
réseau ? Comment bien articuler l’action publique et l’action privée ? Ce sont ces problèmes
d’assemblage et d’architecture qui sont les plus importants. Et de ce point de vue, et malgré
(11) Cons. conc., déc. n° 05-D-64 du 25 nov. 2005 relative à des pratiques mises en œuvre sur le marché des
palaces parisiens, à paraître au BOCCRF.
(12) Cons. conc., déc. n° 05-D-65 du 30 nov. 2005 relative à des pratiques constatées dans le secteur de la
téléphonie mobile, à paraître au BOCCRF.
(13) CJCE 28 mai 1998, aff. C-7/95, John Deere c/ Commission : Rec. 1998, p. I-3111.

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toute l’amitié que je porte à Maître Calvet, je ne partage pas son point de vue sur le refus de la
spécialisation. Je crois au contraire beaucoup à la spécialisation des juges. Dire qu’on peut
faire du droit de la concurrence dans une juridiction sans être spécialisé, en prenant l’exemple
de la Cour de justice de Luxembourg ou de la Cour suprême des États-Unis, qui, sans parler de
leur composition, sont respectivement dotées de référendaires brillants ou de staffers
compétents, et appliquer ce raisonnement au tribunal de grande instance de Rodez ou au
tribunal de commerce d’Épinal, pour lesquels j’ai au demeurant beaucoup de respect, c’est un
peu, pour reprendre l’affaire des palaces, comparer le Ritz à l’Hôtel des voyageurs ! Au
contraire, appliquer le droit de la concurrence, cela suppose une spécialisation et surtout une
masse critique : il faut avoir suffisamment d’affaires dans son portefeuille. Car le droit de la
concurrence, finalement, se construit en appliquant des grilles de raisonnement identiques à
des situations industrielles ou de services différentes. Et si une juridiction n’a d’affaires de
concurrence que tous les six mois, il sera difficile d’acquérir cette culture du droit de la
concurrence qui suppose une unité de conception et d’exécution, mais aussi une variété de cas
pratiques et donc une masse critique suffisante.
Personnellement, j’ai beaucoup d’admiration pour le système britannique qui a réussi à
concentrer les forces au sein d’un tribunal qui non seulement est compétent pour exercer un
contrôle sur les décisions de l’autorité administrative, mais peut aussi traiter les demandes en
dommages et intérêts fondées sur le droit de la concurrence. Je trouve que c’est un exemple à
la fois efficace et probant. Et c’est un peu le chemin qu’est en train d’emprunter la France avec
le futur décret spécialisant justement les cours et tribunaux en matière de droit de la
concurrence.
Pour revenir aux propos de Louis Vogel, il ne faut sans doute pas exagérer les divergences
en matière de mesures conservatoires. Il est vrai que la jurisprudence a tâtonné dans un
dialogue à trois entre le Conseil de la concurrence, la Cour d’appel de Paris et la Cour de
cassation. Mais finalement, au fond des choses, c’est plus une question de formulation que de
fond. Pour ordonner des mesures conservatoires, « il faut y croire un peu », pour employer un
langage qui n’est pas très juridique. Que l’on dise que c’est « susceptible », « qu’il n’est pas
exclu » ou qu’il existe « une présomption raisonnablement forte », renvoie plus à un problème
de rédaction, de formulation qu’à un problème de fond. Mais le Conseil est très satisfait de
constater que la dernière jurisprudence de la Cour de cassation, relative à la télévision sur
ADSL, lui ouvre une voie plus libre pour prononcer des mesures conservatoires, qui sont un
outil essentiel pour l’efficacité du Conseil.
Yves CHAPUT.– Je vous remercie. Puisque s’esquisse la question de la coordination des
comportements, ouvrons la deuxième partie de notre discussion. Sur la gouvernance, le travail
en réseau et la communication, la pluralité des autorités nationales qui sont à la fois les
autorités de concurrence et les juridictions suppose une clarification. Dans le domaine des
recours, la situation est paradoxale. Je prendrai l’exemple de la France. Sont des autorités de
concurrence le Conseil de la concurrence, la Cour d’appel de Paris et la Cour de cassation.

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Sont des juridictions qui ont pour mission de protéger les droits civils, y compris les Droits de
l’Homme, les tribunaux de commerce et les tribunaux civils, sans omettre les tribunaux
administratifs, les tribunaux correctionnels, mais aussi des cours d’appel, dont la Cour d’appel
de Paris, la Cour de cassation ou le Conseil d’État. Comment en présence d’une telle diversité
d’institutions, de droits substantiels et de règles de procédure constituer un réseau cohérent ?
Comment assurer une communication efficiente sans compromettre les droits de la défense ?
De nos jours, qui plus est, la justice se médiatise. Je lisais ce matin un quotidien qui parlait de
la décision rendue par le Conseil de la concurrence dans l’affaire des mobiles. L’auteur de
l’article allait jusqu’à prétendre qu’il se pourrait bien que la décision du Conseil de la
concurrence soit annulée parce que des informations auraient circulé sur son contenu avant le
prononcé. Je vous donne évidemment la parole pour que vous puissiez répondre à de telles
allégations.
Bruno LASSERRE.– Soyons clairs. Le Conseil de la concurrence, qui est composé en
grande partie de magistrats, sait parfaitement ce que représente le secret du délibéré. Et dans
cette grande campagne médiatique qui a eu lieu autour de la décision qu’il était appelé à
prendre dans l’affaire des mobiles, le Conseil non seulement n’a jamais communiqué au cours
de l’instruction ou du délibéré, n’a jamais pris publiquement parti, mais n’a jamais non plus violé
le secret de l’instruction. Les éléments qui ont été divulgués cet été ne sont pas le fait du
Conseil. Le Conseil a simplement été pris dans cette tempête médiatique qu’il a observée sans
pouvoir rien y faire.
Il est vrai que la Cour d’appel de Paris, dans un arrêt de 2003, consacré à la distribution de
carburants sur autoroute, a jugé, dans cette affaire où, en réalité, le montant précis des
sanctions infligées à chaque entreprise avait été divulgué dans la presse, que le secret du
délibéré avait été violé et par conséquent en a tiré la conclusion que la procédure était nulle,
avant d’évoquer l’affaire et de statuer à la place du Conseil. Toutefois, il ne s’agit pas là d’une
jurisprudence bien établie dans la mesure où cet arrêt est isolé. Il n’est d’ailleurs pas dans la
même ligne que ce qu’a jugé la Cour de justice dans l’affaire Volkswagen
(14)
, qui a considéré
que l’annonce prématurée d’une décision de la Commission était sans effet sur la validité de la
procédure. C’est seulement une question de dommages et intérêts qui peuvent être octroyés à
l’entreprise ayant éventuellement subi un préjudice du fait de cette divulgation.
Or, nous ne sommes pas du tout dans l’hypothèse qui était celle de l’affaire des carburants.
Il se trouve que des journalistes, voulant « faire du papier », ont spéculé, extrapolé et publié
des articles indiquant qu’« il était possible que les opérateurs soient condamnés à de lourdes
amendes » et ont, pour ce faire, cité des chiffres. On a parlé de 250 millions, de 500 millions
d’euros. On a même évoqué le chiffre de 800 millions d’euros. Que voulez-vous que nous
fassions ? Nous n’allions évidemment ni approuver ni démentir. C’eût été prendre parti sur un
(14) CJCE 18 sept. 2003, aff. C-338/00, Volkswagen c/ Commission : Rec. 2003, p. I-9189.

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délibéré en cours. Donc, le Conseil a simplement publié un communiqué rappelant que tout
cela n’était que des spéculations, qu’elles n’engageaient que leurs auteurs et qu’il existait un
principe de présomption d’innocence, selon lequel, jusqu’au prononcé de la décision, les parties
mises en cause avaient droit au respect de ce principe. Et nous ne pouvions rien faire de plus.
Or, il se trouve qu’un journaliste a cité un chiffre de sanction, au milieu d’autres, qui, à quelques
unités près, se rapproche du montant d’une des sanctions que nous avons infligées à l’un des
trois opérateurs. Et certains prennent prétexte de cette coïncidence pour en déduire que la
procédure est nulle puisqu’il y aurait eu violation du secret du délibéré. Mais c’est aberrant ! En
quoi démontre-t-on que le secret du délibéré a été violé si, par chance, un journaliste, au milieu
d’autres chiffres qui n’ont rien à voir, en cite un qui se trouve, à quelques unités près, proche du
résultat auquel nous sommes parvenus. C’est absurde ! C’est un peu comme si, en matière de
marchés publics, le Conseil de la concurrence tirait du simple constat que deux soumissions
pour des marchés publics sont à quelques unités près identiques, la preuve d’un échange
d’informations illicites entre deux soumissionnaires. Jamais nous ne pourrions dire cela. Ici,
c’est la même chose ! Un journaliste a publié un chiffre qui, par bonheur pour lui, se rapproche
du montant d’une sanction que nous avons infligée. Je voulais donc vous assurer que les
principes de la présomption d’innocence, du respect des droits de la défense et du secret du
délibéré, sont scrupuleusement respectés par le Conseil parce que nous sommes convaincus
que cela fait partie de notre métier. Dans cette affaire, le Conseil n’a donné aucune information
sur l’affaire en cours. Il a été pris dans une tempête médiatique qui l’a dépassée. Il est serein
sur l’issue de cette procédure.
Yves CHAPUT.– Merci, Monsieur le Président pour cette utile mise au point… Quand il y a
une telle diversité d’informations, de sources, de communications, il faut un chef d’orchestre et
on a souvent dit que la Commission pouvait être, pour l’application du droit de la concurrence,
un chef d’orchestre apte à coordonner le réseau. Monsieur le Professeur Vogel, qu’en pensez-
vous ?
Louis VOGEL.– Le sujet qu’il me faut traiter est donc la communication d’informations
entre autorités de concurrence (ANC) pour une bonne gouvernance du réseau. Il s’agit d’une
autre modalité de coordination. Le principe de l’autonomie procédurale, postulait : « le fond à
l’un, la procédure à l’autre », avec les limites que cela peut présenter. Ici, chaque autorité est
compétente a priori, mais son action est coordonnée dans un second temps. Évidemment, pour
assurer l’efficacité des poursuites, il est intéressant qu’une autorité puisse communiquer des
renseignements aux autres. Le règlement 1/2003 organise toute une série d’échanges
d’informations. En premier lieu, l’article 11, § 3, du règlement prévoit une information au début
de la procédure qui est obligatoire pour la Commission comme pour les autorités nationales. Il
s’agit d’une information très sommaire : on annonce que l’on intente une action. En deuxième
lieu, l’article 12 du règlement 1/2003 prévoit un échange de toutes les informations et
documents, même confidentiels, recueillis dans le cadre de l’application des articles 81 et 82
CE, sur demande de la Commission ou des autorités nationales. Enfin, l’article 11, § 4, du
règlement prévoit la transmission, à la Commission, des décisions ordonnant la cessation d’une

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infraction, acceptant des engagements ou retirant le bénéfice d'un règlement d'exemption par
catégorie. Cette information est obligatoire de la part des autorités nationales vers la
Commission et facultative entre autorités nationales. Elle assure la prééminence de la
Commission sur le réseau, puisque cette dernière peut, grâce à ces informations, réagir en cas
de décision incohérente en vue d’assurer l’application uniforme du droit communautaire par
l’ensemble des autorités nationales. La Commission peut même, dans les cas extrêmes,
dessaisir l’autorité nationale concernée (Règl. 1/2003, art. 11, § 6).
Quels problèmes juridiques se posent ? Le principe d’un échange généralisé d’informations
retenu par le règlement révolutionne la pratique antérieure. Avant, il n’y avait pas, du moins
officiellement, d’échanges d’informations entre autorités ; la transmission d’informations
s’effectuait vers la Commission. Compte tenu du droit des autorités de se saisir d’office, ces
échanges d’informations pourraient se traduire par une multiplication des procédures à l’égard
d’une même entreprise. Les entreprises ont vu là, à juste titre, un risque d’atteinte aux droits de
la défense. Le règlement 1/2003 devait prévoir des mécanismes d’échanges, sans quoi la
coordination s’avérait impossible, et le principe même du réseau se trouvait remis en cause.
Mais il fallait en même temps limiter les risques d’atteinte aux droits des entreprises. Comment
les rédacteurs du règlement ont-ils procédé ? Ils ont posé deux principes.
Premier principe : les informations ne peuvent être utilisées que pour l’application des
articles 81 et 82 CE et pour l’objet pour lequel elles ont été recueillies. Elles ne pourront servir à
l’application du droit national de la concurrence – petite ouverture – que si l’application de ce
droit aboutit au même résultat que celui des articles 81 et 82 CE.
Deuxième principe : les informations recueillies ne peuvent être utilisées à l’encontre de
personnes physiques que si les sanctions encourues sont de même type ou si les standards de
protection des droits de la défense sont équivalents. Il s’agit d’éviter que les informations
recueillies en application de règles de procédure moins protectrices (du fait de la moindre
sévérité des sanctions encourues dans cet État) puissent servir de base au prononcé de
sanctions plus graves dans un autre État (où ces informations n’auraient pu être recueillies
qu’en application de règles de procédures plus strictes).
Quelles sont les questions encore en débat aujourd’hui ? Les entreprises ont fait deux
critiques essentielles. D’abord, dans un souci d’efficacité, les rédacteurs du règlement ont
choisi de ne pas informer en principe les entreprises de la communication d’informations à une
autre ANC. On comprend pourquoi les entreprises ont vu là une atteinte aux droits de la
défense.
Deuxième critique : les ANC sont informées des procédures ouvertes à l’occasion d’une
demande de clémence faite dans un État membre. Or, sur la base de ces informations, les ANC
des autres États membres pourraient ouvrir une procédure, même si dans les États en cause il
n’existe pas de programme de clémence. En d’autres termes, une entreprise pourrait être

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victime dans l’État B de la collaboration qu’elle a apportée à une procédure de clémence dans
l’État A. Pour remédier au problème, la Commission a précisé dans sa communication que
l’information, lors de l’ouverture d’une procédure, prévue à l’article 11, § 3, du règlement, reste
obligatoire, y compris lorsque la procédure fait suite à une demande de clémence, mais que la
Commission et les autres ANC ne pourront pas ouvrir de procédure sur la base de cette
information. En outre, l’échange d’informations dans ce cas, prévu à l’article 12 du règlement,
reste ouvert, mais exigera en principe le consentement du demandeur. À la suite de cette
communication de la Commission, deux difficultés demeurent. D’abord, on peut s’interroger sur
la valeur juridique d’une communication qui restreint la portée d’un règlement. Ensuite,
l’effectivité pratique de la communication n’est pas garantie. Comment éviter qu’une ANC
informée d’une pratique par le biais de la communication, prévue à l’article 11 du règlement, ne
diligente une enquête pour recueillir ses propres preuves et ouvrir une procédure nationale ?
Yves CHAPUT.– Je vous remercie. Poursuivons logiquement avec le thème de la
cohérence des décisions sur lequel Messieurs Mongin et Stockmann pourraient utilement nous
éclairer.
Bernard MONGIN.– En ce qui concerne la cohérence des décisions, vous évoquez les
éventuelles contradictions entre des décisions des autorités nationales et des décisions de
l’autorité communautaire. À ce stade, on peut simplement dire que, dans le règlement 1/2003,
un dispositif est prévue pour précisément éviter ces incohérences. Tout à l’heure, lorsque l’on
parlait du principe non bis in idem, c’est un peu l’idée qui était évoquée par l’avocat général
Ruiz Jarabo Colomer dans ses conclusions, lorsqu’il soutenait qu’il faudrait parvenir à un
système dans lequel la première autorité saisie rendrait une décision qui serait définitive dans
la mesure où aucune autre autorité ne pourrait être saisie après elle, au nom précisément du
principe non bis in idem, ce qui empêcherait tout risque de contradiction. Ce qui, en outre,
aboutirait à une forme d’harmonisation et d’adaptation du droit des États membres au droit
communautaire, dans la mesure où toutes les autorités appliqueraient, petit à petit, à peu près
les mêmes standards et les mêmes règles. Cela dit, on en est loin, puisque le principe non bis
in idem n’est pas du tout compris et appliqué comme cela. La seule chose que l’on peut dire de
manière concrète et pratique, c’est que ce n’est pas un problème qui affecte les entreprises de
manière importante.
Il est un autre point que je voulais souligner, au niveau des investigations dans l’entreprise.
Il s’agit du problème des perquisitions et saisies. Je voulais vous indiquer, pour donner à ce
débat une note un peu plus pratique, les résultats d’un exercice auquel l’entreprise qui
m’emploie s’est livrée pour connaître les règles applicables lorsqu’il est fait des investigations
dans l’entreprise, selon les matières. On a procédé au recensement de tous les cas dans
lesquels des perquisitions et saisies sont possibles. Elles peuvent avoir lieu pour des raisons
fiscales, de droit de la consommation et sécurité des produits, d’installations classées, de droit
du travail, d’informatique et libertés et, bien évidemment, de droit de la concurrence. Et l’on a
fait le constat qu’à chaque fois les règles étaient différentes. Il y a là un véritable problème de

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cohérence entre les règles applicables, par exemple pour ce qui concerne le droit de ne pas
s’incriminer soi-même, le droit à être assisté d’un avocat, etc. Autrement dit, l’entreprise se
trouve dans une situation d’insécurité juridique dans la mesure où des investigations du même
ordre sont soumises à des règles complètement différentes. Il y a là un problème de cohérence
évident.
Yves CHAPUT.– Merci. Monsieur Stockmann, dans le fond, vous souhaitez qu’il y ait une
loi uniforme avec des autorités différentes. Dès lors, la question de la cohérence ou de
l’incohérence ne se poserait plus…
Kurt STOCKMANN.– Même dans l’hypothèse où une loi unique s’appliquerait, le problème
subsiste dès lors qu’il y a plusieurs autorités indépendantes pour la mettre en œuvre. Mais
après tout, je suis optimiste. Les instruments existent qui peuvent garantir la cohérence. Même
pendant une période où plusieurs lois s’appliquent parallèlement au sein de l’Union, beaucoup
dépendra de la bonne volonté de tous les intervenants, autant, du moins, que des règles elles-
mêmes. De là dépend en fait le succès de la réforme.
Je ferai une seule précision sur la spécialisation qui est un aspect important pour la
résolution du problème de la cohérence des décisions. On se comprend mieux entre
spécialistes qui parlent le même langage. Je partage à la fois le point de vue de Maître Calvet
et celui de Monsieur Lasserre. D’une certaine façon, j’adopte une position médiane. Pour moi,
la spécialisation est indispensable au niveau des juridictions nationales et des autorités de
concurrence, parce qu’elles traitent des faits. En revanche, au niveau des cours suprêmes –
Cour de cassation, Bundesgerichtshof, voire Cour suprême américaine –, pareille
spécialisation ne s’impose pas dès lors qu’il se traite seulement de questions de droit. Le
Bundesgerichtshof n’a à connaître d’affaires de droit de la concurrence que trois à quatre fois
par an… Et c’est fait d’une manière tout à fait satisfaisante…, sauf quand nous perdons,
évidemment.
Yves CHAPUT.– Si je vous comprends bien, la Cour est en quelque sorte une amie des
juridictions. Passons donc tout naturellement à l’intervention de la Commission comme amicus
curiae ; très beau mot latin… Mais, on le sait, les mots latins ne servent parfois chez les juristes
qu’à cacher une certaine ambiguïté. La parole est à Maître Calvet.
Hugues CALVET.– L’amicus curiae est, en réalité, une institution connue en droit français.
Sauf erreur, c’est Monsieur Pierre Drai qui a commencé à introduire cette institution lorsqu’il
était Premier Président de la Cour d’appel de Paris. L’amicus curiae, expression tout à fait
familière aux États-Unis, c’est celui qui intervient mais qui n’est pas partie pour dire « quelque
chose » dans l’intérêt de la solution du litige. C’est la position qu’occupe, aux États-Unis, devant
les juridictions fédérales, lorsqu’il n’est pas demandeur, le Département de la justice, qui
dépose un « Brief » dans lequel il fait connaître sa position. On est par exemple en train

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d’examiner un Brief qu’avait apparemment préparé le juge nominé à la Cour suprême sur les
questions d’avortement lorsqu’il était jeune juriste au DoJ.
Je voulais ajouter un point sur les contradictions de décisions. On se focalise
essentiellement sur les contradictions intra-communautaires. Elles sont possibles, potentielles,
etc. Mais ce que l’avocat rencontre dans sa vie professionnelle, ce sont beaucoup de
contradictions surtout avec les pays hors Union européenne. Je voudrais prendre un exemple
tout à fait frappant qui concerne les relations avec les États-Unis. La Cour suprême a décidé
que la procédure dite de Discovery est applicable dans le cadre d’un procès pour les
dépositions de clémence faites en Europe devant la Commission – et il ne fait aucun doute qu’il
en irait de même devant les autorités nationales. Nous nous trouvons donc dans une situation
dans laquelle tout ce qui va être dénoncé devant une autorité de concurrence européenne,
française, allemande, la Commission elle-même, pourra, le cas échéant, être produit devant le
juge américain et transmis à l’adversaire, sous peine de crimes plus graves que les crimes de
sang les plus terribles ! Ce sont des situations très délicates.
Enfin, je ferai une observation sur la spécialisation et l’hyper-spécialisation. D’abord, depuis
que je fais du droit – il y a malheureusement longtemps… –, j’ai toujours entendu ce débat.
Mais je ne polémiquerai pas avec le Président Lasserre pour deux raisons. En premier lieu, je
crois que j’ai une affaire devant lui la semaine prochaine. En second lieu, parce qu’il a mis en
cause le Tribunal de commerce de Rodez, où mon grand-oncle a longtemps été juge, donc je
suis juge et partie…
Yves CHAPUT.– Merci. Puisque les sources du droit de la concurrence sont diverses, Sir
Christopher Bellamy nous a montré que la Commission avait une place éminente dans la
création du droit au travers des communications, des livres blancs ou verts, peu orthodoxes par
rapport aux sources juridiques traditionnelles auxquelles les Français sont attachés, c’est-à-dire
la Constitution, la loi, les règlements, même si nous connaissons les standards, les usages, les
codes de bonne conduite. Les communications sont une catégorie originale… Pouvez-vous
revenir sur cette question complexe ?
Sir Christopher BELLAMY.– Sur ces questions de création du droit par la Commission, il y
a bon nombre de problèmes qui ne sont pas encore résolus, dans le domaine de l’article 82 CE,
par exemple. Autre exemple, à propos de notre connaissance des aspects économiques du
droit de la concurrence, la réflexion est certes plus avancée qu’il y a vingt ans, mais elle reste
relativement rudimentaire dans plusieurs États membres. Dans ces circonstances, il y a un vrai
défi à développer le droit communautaire de la concurrence. Je suis pour la diversité. C’est
souvent la diversité qui produit les meilleures solutions. Et je dirais que, sans risquer la
cohérence du droit communautaire, le dialogue entre le niveau national et le niveau
communautaire ne doit pas être en sens unique. Ce doit être un « Two ways street », n’est-ce
pas ? Dans ces circonstances, les juridictions nationales et les juges nationaux ne doivent pas
craindre de prendre l’initiative de développer le droit européen de la concurrence en utilisant

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leur expertise et leur bon sens dans les cas appropriés. C’est un véritable partenariat entre la
Commission et les juridictions nationales. Et c’est peut-être là que les choses ont le plus
évolué. Ce changement, passé inaperçu, n’a pas encore été constaté par la doctrine. La
modernisation a ouvert la possibilité pour le niveau national de jouer un rôle beaucoup plus fort
dans le développement du droit de la concurrence à l’avenir. J’espère que l’on va constater
dans les prochaines années un tel développement, une vraie collaboration entre les niveaux
nationaux et le niveau communautaire.
Débat
Yves CHAPUT.– Merci aux participants de cette table ronde. Gouvernance oblige, la parole
est maintenant à la salle…
Gil Carlos RODRIGUEZ IGLESIAS.– Une brève considération sur un sujet qui m’intéresse
beaucoup, celui des mesures conservatoires, abordé notamment par Monsieur Vogel en
relevant les différents standards qui avait été utilisés par la jurisprudence française. Je me situe
dans le prolongement de ce qu’a dit le Président Lasserre, en ce qui concerne d’abord la
relative importance de la formulation retenue par le juge. Autre considération, vous avez parlé
de critères développés en matière de ce que l’on appelle en luxembourgeois « Fumus boni
juris », l’apparence du droit, exigence plus forte, exigence plus faible. Mon expérience en
matière de mesures provisoires me conduit à penser que ce critère ne peut pas être isolé de
l’appréciation d’ensemble de la situation. Chaque fois qu’on schématise trop la problématique
des mesures provisoires, on risque de s’écarter un peu de la réalité. En pratique, chaque juge
qui est sollicité pour adopter des mesures provisoires, doit vraiment viser l’ensemble de la
situation. Par exemple, il est toujours possible de prendre en considération ce qui est
susceptible de se passer pour l’autre partie si l’on envisage d’adopter des mesures provisoires.
Quelles sont les possibles répercussions ? Tout cela a à voir avec l’appréciation de l’urgence
des mesures provisoires pour éviter un dommage irréversible. C’est toujours un aspect que l’on
met en balance avec l’appréciation du « Fumus boni juris ».
Bruno LASSERRE.– Juste une remarque concernant le lien entre la première table ronde
et la seconde. La première table ronde a évoqué la dynamique institutionnelle. Ce que nous
avons dit lors de la seconde table ronde confirme le profond changement dans le rôle de la
Commission en matière de droit. Elle passe de plus en plus d’un rôle traditionnel qui était celui
de la fabrication du droit – « une usine intégrée » de fabrique du droit – à un rôle de
gouvernance d’un réseau dont elle est la tête, certes, mais plus l’animatrice unique. Pour
reprendre l’expression qu’utilise le professeur Jacques Chevallier
(15)
, il existe à présent, à côté
de la Commission, des « foyers de droit » qui produisent tout autour d’elle. Son rôle est un rôle
de gouvernance. Elle doit faire en sorte que ce droit créé par des foyers répartis dans
(15) V. J. Chevallier, Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique, RDP 1998 n° 3.

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l’ensemble de l’Union européenne garde son unité, conserve sa cohérence et serve finalement
l’objectif commun que nous devons poursuivre.
À cet égard, ce qui se passe dans le Réseau de la concurrence est typique d’un tel
changement. Je voudrais donner quelques chiffres pour montrer que ce n’est pas simplement
une observation mais aussi une réalité. Au mois de novembre 2005 – nous avons
régulièrement des statistiques sur le fonctionnement du réseau communautaire –, les chiffres
sont éloquents sur le nombre d’affaires de droit communautaire de la concurrence traitées
respectivement par la Commission et les autorités nationales de concurrence. Il existe trois
étapes au cours desquelles les autorités nationales doivent informer le réseau des affaires en
cours. Le premier stade, c’est lorsqu’est lancée une enquête lourde. Il s’agit là d’informer la
Commission et les autres ANC qu’une autorité travaille sur un cas, afin de pouvoir
éventuellement discuter de la répartition de ce cas. Jusqu’à présent 474 affaires ont été mises
sur le réseau, qui toutes supposent l’application du droit communautaire. Or, seulement 118
d’entre elles viennent de la Commission, c’est-à-dire exactement un quart. Pas plus. Les trois-
quarts sont apportés par les autorités nationales, parmi lesquelles la France est, avec 74
affaires, la plus active. La deuxième étape, c’est lorsque l’autorité s’apprête à prendre une
décision. Trente jours avant de prendre sa décision, elle doit informer la Commission du sens
de la décision afin de recueillir éventuellement des observations. Le débat porte alors sur
l’homogénéité du droit. Sur 97 décisions envisagées, seulement quatre ont été apportées de la
Commission. Les 93 autres viennent des autorités nationales dont 22 – c’est le chiffre le plus
important – proviennent du Conseil de la concurrence. Enfin, dernière étape, lorsque la décision
est prise, l’autorité qui l’a prise doit informer les autres membres du réseau de cette décision,
cette fois pour faire connaître le droit communautaire. Sur 82 affaires closes portées sur le
réseau, seulement deux l’ont été par la Commission européenne. C’est dire que ces 25 « foyers
de droit » sont aujourd’hui les plus actifs en termes de création du droit communautaire de la
concurrence. Le défi pour la Commission, c’est de garantir l’homogénéité, l’unité de cette usine
très décentralisée en quelque sorte. Il s’agit de faire en sorte qu’il existe un bon équilibre entre
l’unité que procure le réseau et la richesse, la diversité que va créer la décentralisation.
Louis VOGEL.– Monsieur le Président, je souhaiterais vous répondre à propos des
mesures conservatoires. Je suis tout à fait d’accord avec vous pour dire qu’une formule ne
signifie rien en elle-même. Mais les mots ne sont pas que des mots, et les formules renvoient à
des contextes. Elles sont le révélateur de différences de politique jurisprudentielle. Je peux
vous assurer qu’il est beaucoup plus facile d’obtenir des mesures conservatoires devant
l’autorité française de concurrence que devant l’autorité communautaire.
Par rapport à ce qu’a dit le Président Bellamy, je suis aussi favorable à la diversité, et pas
seulement à la diversité des autorités, mais aussi à la diversité des droits. Je me distancie un
peu de ce que disait Monsieur Stockmann. Tout à l’heure, j’ai indiqué que la solution
communautaire était préférable ; mais j’ai aussi pris la précaution d’ajouter que, parfois, la
solution nationale est préférable. Mon expérience d’enseignant de droit comparé de la

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concurrence me conduit à dire que, très souvent, le droit interne est un formidable moyen de
renouveler le droit communautaire lui-même. Et ce serait dommage de ne pas en profiter… Un
auteur – David Cosandey – écrivait il y a peu dans le Secret de l’Occident que les miracles
culturels et scientifiques occidentaux s’expliquent d’abord par la diversité de la civilisation
occidentale au sein de laquelle la concurrence entre différents pays a toujours permis de faire
émerger la meilleure solution. Et pour ne prendre que l’exemple du droit allemand, vous aviez,
Monsieur Stockmann, dans votre loi, bien avant que la Commission ne se préoccupe de
distinguer entre les pratiques restrictives verticales et horizontales, deux dispositifs
complètement distincts : c’est l’Allemagne qui a été le moteur de l’évolution du droit
communautaire qui n’a reconnu que beaucoup plus tard que les traitements de ces deux types
de restrictions doivent être différenciés. Sans parler du droit français, qui sert de modèle à la
Commission pour l’application de la défense d’efficacité.
Alastair Mc NEIL, Directeur des affaires européennes, Groupe Canal+.– Je souhaitais
juste rebondir sur les propos concernant la diversité qui viennent d’être tenus et vous demander
si quelqu’un souhaiterait réagir aux dernières déclarations de Madame le Commissaire Kroes
en ce qui concerne le contrôle des concentrations et notamment pour ce qui touche à la fusion
espagnole entre Endesa et Natural Gas
(16)
. Il me semble qu’il y a une tendance à vouloir
rapatrier certaines opérations vers la Commission.
Bruno LASSERRE.– Je dirais simplement qu’il faut que les règles du jeu soient claires. À
la différence des pratiques anticoncurrentielles, dont la répression repose sur un système de
compétences parallèles avec répartition des cas à l’amiable entre les autorités nationales et la
Commission, chacun étant a priori compétent et l’autorité bien placée devant être désignée à la
suite d’une discussion commune pour traiter le cas, en matière de concentration, c’est un
système de compétence exclusive. Soit on est en dessous du seuil communautaire, et c’est
l’autorité nationale qui est compétente, soit on est au-dessus, et c’est l’autorité communautaire
qui l’est. Mais il ne peut y avoir de compétence parallèle. La seule remarque que m’inspire le
cas Endesa, et c’est ce à quoi s’est résolue la Commission, c’est qu’il faut des règles claires,
notamment pour les entreprises afin qu’elles sachent à qui elles doivent notifier un projet de
concentration. Ces règles claires, elles doivent dépendre de règles affichées, prévisibles,
certaines. Ce n’est pas parce que la Commission estime qu’un cas, qui, malheureusement,
tombe en dessous de son seuil de compétence, présente un intérêt communautaire, qu’elle doit
l’attraire et le préempter. Cela doit obéir à des règles affichées à l’avance et auxquelles chacun
se tient. Si on estime qu’elles ne conviennent pas, il faut alors les modifier. Mais je ne crois pas
que l’on puisse changer ce système de répartition en fonction du désir que l’on a de traiter telle
ou telle affaire.
(16) V. sur cette opération, le communiqué de presse de la Commission du 15 novembre 2005, IP/05/1425, intitulé
« La Commission rejette la plainte d'Endesa et déclare que le projet de reprise d'Endesa par Gas Natural ne relève pas
de sa compétence ».

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Hugues CALVET.– Juste pour faire écho à la question d’Alastair Mc Neil. Il me semble qu’il
y a un véritable problème quand on pense que les concentrations les plus importantes, par
exemple dans le domaine de l’énergie, sont soustraites à la compétence de la Commission en
raison de la règle des deux tiers. Ainsi, nous avons réalisé la fusion entre le Crédit agricole et le
Crédit lyonnais, sans aucun contrôle des concentrations de fait, parce que le régime ne
s’appliquait pas aux banques… D’une certaine façon, tant mieux. Mais enfin, c’est quand même
un peu gênant… En l’occurrence, il ne semble pas que la question soulevée par Madame
Kroes, voire la revendication de la Commission – indépendamment du fait que la commissaire
est très adroite politiquement, parce que sa prise de position faisait suite à une décision
renvoyant à l’Espagne une situation dans laquelle on avait tout lieu d’avoir certaines craintes
sur les conditions dans lesquelles cette opération aurait pu être traitée – présente une difficulté,
parce que la véritable question, c’est la création de champions nationaux qui écrasent leur
marché. C’est celle qui serait posée si l’opération était acceptée dans des conditions plus ou
moins souples par les autorités nationales, ce qui permettrait à la nouvelle entité de pratiquer
des prix supra-concurrentiels sur le marché national pour aller concurrencer de façon plus ou
moins loyale les autres opérateurs sur les autres marchés. Il est vrai que l’on peut le lire comme
une revendication de pouvoir. Il est vrai aussi que cela peut créer un problème en laissant aux
autorités nationales une masse critique insuffisante. Mais dans le même temps, on ne peut
passer par perte et profit cette difficulté induite, dans un certain nombre de cas, par la règle des
deux tiers. Et il n’existe pas de soupape de sécurité. Seuls les États membres peuvent renvoyer
à la Commission. Mais elle ne peut pas revendiquer l’affaire de son propre chef.
Michel PETITE.– Sur le point qui vient d’être évoqué de manière extrêmement précise,
Madame Kroes a effectivement regretté que, dans un secteur comme celui de l’énergie, il soit
possible finalement d’opérer dans un environnement complètement national. C’était le cas dans
l’affaire espagnole que vous évoquez, National Gas/Endesa, et ce n’était pas la première
puisque E. On et Ruhrgas avaient pu fusionner dans des conditions un peu semblables. C’était
le sens de sa déclaration politique. D’un point de vue juridique, le point de savoir si les seuils
étaient franchis ou non était en l’espèce très complexe ; on se trouvait dans un cas limite, où il
s’agissait notamment de savoir si on devait comptabiliser le chiffre d’affaires d’une importante
filiale commune avec une entreprise tierce. C’est la seule raison pour laquelle la Commission a
pris son temps avant de se déclarer non compétente. Mais il n’y a pas de mystère derrière
National Gas/Endesa, de la part de la Commission.
Guy CANIVET.– Je voudrais mettre l’accent sur un des rôles de la Commission en droit de
la concurrence : son rôle à l’égard des juridictions. On a beaucoup parlé de son rôle fédérateur
et organisateur d’un réseau des autorités nationales de la concurrence. Mais il y a aussi une
tentative d’harmonisation du droit communautaire de la concurrence par l’intervention de la
Commission. Le règlement 1/2003 organise le transfert d’informations des juridictions
nationales vers la Commission, mais aussi la possibilité pour la Commission d’intervenir devant
les juridictions nationales. Le mécanisme est beaucoup plus souple et répond tout à fait à la
problématique de ce colloque puisque la Commission va soutenir des positions juridiques sur la

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bonne interprétation politique, dans le sens de la politique de concurrence, des dispositions des
articles 81 et 82 CE. C’est une manière assez souple, qui n’est pas sans poser de problème au
regard de l’indépendance des juridictions, mais qui est une manière pour la Commission de
jouer le rôle de commissaire du droit de la concurrence devant les juridictions nationales.
Angel BALESTEROS, Groupe Safran.– Nous avons beaucoup évoqué cet après-midi la
décentralisation qui s’est produite au niveau du droit de la concurrence. En revanche, au niveau
des entreprises, il y a un aspect qui n’a pas trop été évoqué et qui constitue un réel problème.
C’est la disparition des exemptions individuelles, voire des attestations négatives. Aujourd’hui,
nous sommes tous confrontés à une situation dans laquelle, lorsque les opérationnels nous
présentent des projets, on les évalue certes, mais on a plus du tout la certitude que vous
donnait l’attestation négative ou une exemption individuelle, quand on pouvait l’obtenir. La
Commission m’a répondu qu’il faut s’adresser aux cabinets d’avocats. Le problème, c’est que
les cabinets d’avocats, parfois, sont confrontés aux mêmes incertitudes que les juristes
d’entreprises…
Yves CHAPUT.– Merci. On pourrait répondre que les conseils ne peuvent que se réjouir de
la revalorisation de leur rôle. Évidemment qu’il faudrait revaloriser le rôle des conseils. Mais ça
ne serait pas une réponse suffisante. La question ne saurait être traitée succinctement. Elle
devait être posée. Le temps passant, je vais céder ma place à Monsieur Vitorino. Mais avant, je
tiens à remercier tous les membres de la table ronde pour leurs précieuses contributions.
Table ronde introduite et présidée par

Yves CHAPUT, Directeur scientifique du CREDA, Professeur à l'Université Paris I
(Panthéon-Sorbonne),

avec la participation de :

Sir Christopher BELLAMY, Président du Competition Appeal Tribunal du Royaume-Uni,
Président de l'Association des juges européens de la concurrence
Hugues CALVET, Avocat
Bruno LASSERRE, Président du Conseil de la concurrence
Bernard MONGIN, Directeur juridique adjoint chargé des affaires européennes, Groupe
Pinault-Printemps-Redoute
Kurt STOCKMANN, ancien Vice-Président du Bundeskartellamt
Louis VOGEL, Professeur à l'Université Paris II (Panthéon-Assas), Avocat