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Une interview de moi à propos de La Faillite coupable des retraites, par Dominique Berns, parue dans le quotidien bruxellois Le Soir.
(Le Soir, Bruxelles, "Forum", 13 avril 2004, p.11, site web)

D'après la version papier, août 2004. Source. Version pdf.
La Faillite coupable des retraites
Cosandey



FORUM
Le Soir, mardi 13 avril 2004

« Rétablir la solidarité entre générations »

Nos systèmes de retraite sont en état de faillite virtuelle. ***En cause: la chute de la natalité… dont ils sont responsables. ***Réduire les pensions, retarder l'âge de la retraite ou favoriser l'immigration ne sont donc pas des solutions. ***S'agirait-il alors de faire des enfants ?

Chacun sait que la chute de la natalité et l'allongement de la durée de la vie se conjuguent pour mettre en péril les systèmes de retraite, aujourd'hui en état de faillite virtuelle. Mais, pour vous, c'est une faillite « coupable », car nos systèmes de retraite sont responsables de la chute de la natalité. Pourquoi ?
     Nos systèmes de retraite ont été mis en place en toute bonne foi, mais on a fait une erreur de raisonnement. Tout le monde croit que payer les retraites de la génération précédente, signifie contribuer à sa propre retraite. C'est faux. Le seul investissement, la seule contribution qu'on peut faire pour sa propre retraite, c'est ce que l'on apporte à la génération suivante, puisque c'est cette génération qui paiera nos retraites.

Nos sociétés pensaient s'être affranchies de la loi séculaire qui voulait qu'on fasse des enfants pour que ceux-ci subviennent aux besoins de leurs parents une fois ceux-ci devenus vieux. Ce ne serait donc pas le cas. Et pire, ajoutez-vous, nos systèmes de pensions auraient brisé l'ancienne solidarité entre les générations. Pourquoi ?
     Auparavant, en contrepartie de la dépense, de la fatigue, de l'attention consacrées à la mise au monde et à l'éducation des enfants, vous aviez la garantie d'être entretenu par vos enfants lorsque vous étiez âgé, faible et fatigué. Aujourd'hui, cette garantie vous est donnée quelle que soit votre contribution à la nouvelle génération, même si vous n'avez pas contribué à son existence, même si vous n'avez pas élevé d'enfant. Dès lors, l'encouragement implicite, c'est de restreindre le nombre d'enfants. On a encouragé sans le vouloir un comportement qui équivaut à du « parasitisme démographique » et consistant à ne pas avoir d'enfants, afin de vivre d'autant mieux financièrement pendant sa vie active, tout en jouissant d'une retraite confortable plus tard. Et ce sur le dos de ceux qui font les investissements énormes que représentent la préparation de la nouvelle génération. La solidarité entre les générations a été détruite. On peut désormais prendre sans donner. Chaque génération peut piller la suivante, sans autre contrepartie pour celle-ci que de tenter de se refaire à son tour sur la suivante, si tant est qu'il y en ait une…

Bien d'autres raisons peuvent expliquer de la chute de la natalité : des raisons techniques comme la pilule ; ou sociales : l'opulence, le coût de plus en plus grand de l'éducation…
     La pilule est certainement le vecteur concret de la chute de natalité. Mais ce n'est pas parce que vous avez un outil que vous avez envie de l'utiliser. Au Japon, vous observez le même phénomène en l'absence de la pilule : la chute de la natalité a été permise par le préservatif… Par contre, la chute de la natalité suit directement le renforcement des systèmes de retraite aveugles au nombre d'enfants : en France, en Allemagne, en Suisse, aux Etats-Unis, au Japon… Le constat est clair : nos systèmes de retraite actuels s'autodévorent. A l'inverse, dès que ces systèmes reculent, comme aux Etats-Unis depuis les années 1980, la natalité remonte.

Les systèmes de retraite par répartition, où les actifs financent au fur et à mesure les pensions des personnes âgées, sont donc insoutenables. Est-ce un argument en faveur des systèmes par capitalisation, où l'on épargne durant sa vie active en vue de sa pension ?
     La capitalisation, c'était le grand « truc » des banquiers et assureurs : elle fait affluer vers eux de gigantesques sommes, pour la gestion desquelles ils peuvent prélever de juteuses commissions. On a clamé que ces fonds de pensions pouvaient remplacer les systèmes par répartition et nous sauver face à la baisse de la natalité. Mais c'est une illusion. Exactement comme dans un système par répartition, s'il n'y a pas de génération suivante, vous n'avez pas de retraite. Vous vous retrouvez avec des titres financiers dont la valeur a chuté parce qu'il n'y a personne pour vous les racheter, ou pour donner de la valeur aux entreprises qu'il y a derrière. Même avoir stocké de l'or en barres ne sert a rien quand vous n'avez plus personne pour fournir les services que vous attendez : les soins, la nourriture… Tous les systèmes de retraites ont besoin d'une classe active pour fonctionner. La capitalisation n'est en soi ni meilleure ni moins bonne que la répartition. Telle qu'on la conçoit actuellement, elle est aveugle au nombre d'enfants et produit donc les mêmes effets pervers, à savoir qu'elle encourage les gens à mettre de l'argent de côté et à ne pas dépenser pour la prochaine génération. Ce n'est pas un argument contre la capitalisation.

La morale est claire : l'investissement en capital humain compte autant, sinon plus que l'investissement en capital financier… Mais que faire face à la crise annoncée des systèmes de pensions. Réduire le montant des pensions et/ou reculer l'âge de la retraite ?
     Ce serait gérer la liquidation du système, le démanteler progressivement, mais sans le dire. Si on se contentait de suivre de telles recommandations, on ferait lentement disparaître l'une des plus grandes avancées sociales du XXe siècle – car nos systèmes de pensions ont tout de même d'énormes avantages : ils offrent des garanties en cas de décès des descendants ou en cas d'invalidité ; ils collectivisent le risque, ils réduisent la promiscuité entre les générations, ils égalisent les revenus pendant l'automne de la vie. Il faut absolument préserver ces systèmes.

On ne peut pas exclure a priori le relèvement de l'âge de la retraite, puisque nous vivons non seulement plus longtemps, mais aussi plus longtemps en bonne santé.
     Il est dommage d'élever l'âge de la retraite, alors que les chômeurs âgés ont déjà beaucoup de mal à retrouver un emploi. Je suis plutôt d'avis qu'il faut encourager une retraite de plus en plus en plus précoce.

Mais comment espérez-vous sauver nos pensions ?
     A long terme, la seule solution pour redresser les assurances vieillesse, c'est de prendre en compte, dans le calcul des pensions, la véritable contribution de chacun.

En modulant la pension selon le nombre d'enfants ?
     On pourrait moduler l'âge de la retraite en fonction du nombre d'enfants qu'on a élevés. Les gens pourraient quitter la vie active d'autant plus tôt qu'ils auraient nourri et entretenu une plus grande famille.

Mais alors ceux qui n'ont pas élevé d'enfants n'auraient pas de pension ?
     C'est pourquoi cette solution ne me paraît pas la bonne. Pensons à ceux qui ne peuvent pas avoir d'enfants. Et puis ce serait manquer d'imagination que de simplement prendre acte de la contribution des gens à la génération future et de les récompenser ou de les punir en proportion.

L'autre solution serait alors de les inciter à faire des enfants…
     Non, les gens doivent rester libres de choisir s'ils veulent des enfants ou non. Par contre, il serait plus judicieux de les inciter à contribuer à la nouvelle génération sous forme financière et de moduler leur pension en fonction de cette contribution. Dans son principe, un tel système serait fort simple : chacun, même celui qui n'a jamais eu de gamin à charge, verserait chaque mois un pourcentage de son salaire dans un fonds destiné à financer les allocations familiales ; c'est ce pourcentage qui servirait de base au calcul de la pension, puisqu'il représenterait l'investissement qu'on a vraiment fait pour sa propre retraire, c'est-à-dire l'investissement dans le capital humain de la nouvelle génération. Il faudrait naturellement prévoir une longue période de transition, de quarante ou cinquante ans, afin que chacun comprenne le principe de la réforme et afin de ne pas sacrifier les cohortes proches de la pension. De cette façon, soit la natalité reste basse, et alors au moins les rares parents auront été dédommagés d'avance de la maigreur des pensions de retraite provoquée par les non-parents, grâce, aux confortables allocations payées par ces mêmes non-parents. Soit la natalité remonte, par l'effet correcteur induit par le nouveau système, et alors les pensions seront garanties.

Une telle cotisation serait-elle élevée ?
     Elle devrait être au moins aussi élevée que le vrai coût d'un enfant dans la société en question, puisque les parents n'ont pas que les coûts financiers à assumer, mais aussi la fatigue, la réduction de leurs loisirs, etc.

Les gens vous diront : « Je paie deux fois, une fois pour les pensions des personnes âgées, une seconde fois pour les jeunes. Ce n'est pas normal. »
     Mais bien sûr que si, c'est normal, cela correspond au bilan normal de l'échange entre les générations. Chaque personne donne deux fois, et prend deux fois. Vous recevez de la génération précédente quand vous êtes petit ; en échange de quoi, vous devez rembourser quand cette génération est vieille et que vous travaillez, c'est ce qu'on fait maintenant avec les cotisations de retraite. Une fois qu'on a payé la retraite de la génération précédente, notre dette est éteinte, on a bouclé l'échange. Parallèlement, vous donnez à la génération suivante, celle de vos enfants, en échange de quoi cette génération assure le paiement de votre pension quand vous êtes vieux. Mais les gens n'en sont pas conscients parce qu'on les a induits en erreur. Il faut donc leur rappeler la vérité suivante : si vous voulez vous-même recevoir une retraite de la part de la nouvelle génération, vous devez préalablement donner à cette nouvelle génération, ce que je propose de faire donc via ce système d'allocations.

Une solution très en vogue actuellement paraît plus simple : le recours à l'immigration…
     Vaut-il mieux tâcher de comprendre le dysfonctionnement de nos systèmes de pensions et le corriger ? Ou placer un emplâtre sur une jambe de bois ? Il n'est pas faux de dire que l'immigration soulagerait nos systèmes de pensions… Temporairement. Mais je vois deux objections. L'une est morale : vous faites venir des travailleurs afin qu'ils paient les pensions d'une génération qui n'a en rien contribué à leur venue au monde et à leur éducation, puisqu'ils ne paieraient pas les pensions de leurs parents, mais bien celles des nôtres… Par ailleurs, vous ne corrigez pas la logique biaisée du système : ces immigrés seront eux aussi incités au parasitisme démographique. Il faudrait donc, à chaque génération, apporter une nouvelle vague d'immigration. C'est un principe de fonctionnement analogue à l'esclavage.

Votre manière d'aborder la question des pensions est encore marginale. Il vous faut convaincre populations et gouvernements…
     L'Allemagne a ouvert la voie en introduisant, en 2002, un petit système annexe de rente complémentaire et facultative, sensible au nombre d'enfants : les cotisants recevront une pension calculée en tenant compte de l'argent qu'ils ont versé et du nombre d'enfants qu'ils ont entretenus – un plancher étant prévu pour les non-parents. ce système – par capitalisation – n'a pas autant de succès que les banques espéraient, mais tout de même, plus de 5 millions de contrats ont déjà été signés… Et petit à petit, on introduit en douceur une nouvelle logique, plus raisonnable, plus cohérente.

Le chômage de masse n'est-il pas le problème le plus pressant ? Avec une croissance forte et le plein emploi, l'Europe pourrait résoudre beaucoup plus aisément le problème des pensions. Auquel cas, la solution passerait d'abord par une politique de relance…
     Je pense, pour ma part, qu'il y aurait moins de chômage et plus de croissance si la natalité était plus forte. Vous prenez la cause pour l'effet.

En matière économique, vous êtes un « classique ». Pour vous, la démographie est mère de l'économie, n'est-ce pas ?
     Je pense en effet que si nos pays connaissent une très forte croissance dans les années 50 et 60, c'est parce que la natalité est alors très forte. Dans « Le secret de l'Occident », j'avais mis en évidence les effets de la chute de la natalité dans les pays occidentaux : selon moi, la dénatalité affaiblit la croissance économique – ainsi, nous vivons dans une période de croissance beaucoup moins rapide depuis 1970 – et la croissance anémique ralentit à son tour le progrès scientifique. Et, depuis que la natalité a chuté, on a dû faire face à des problèmes inédits. Par exemple, les surplus agricoles : les paysans ont continué à améliorer leurs rendements, à produire plus de lait, plus de céréales… mais il n'y a plus assez d'enfants pour boire tout ce lait, pour manger toutes ces céréales.·

Propos recueillis par
DOMINIQUE BERNS

Un goût marqué pour les questions controversées

En 1997, un jeune physicien suisse travaillant dans la finance, David Cosandey, publie un livre ambitieux, "Le Secret de l'Occident" (Arléa), dans lequel il tente de répondre à une question à laquelle se sont attaqué de grands auteurs: qu'est-ce qui explique la réussite particulière de l'Europe occidentale? Le livre est brillant, passionné et sans doute contestable sur certains points. Mais cela n'enlève rien à l'intérêt de sa lecture. Sept ans plus tard, l'auteur récidive, avec, cette fois, un essai plus court, mais incisif, consacré à "La Faillite coupable des retraites" (L'Harmattan). David Cosandey s'occupe de gestion du risque de taux dans une banque suisse.



Créé: après déc 2004 – Derniers changements: 14 sept 2014