3. L’objection de la direction
Quelles que soient les difficultés éventuelles rencontrées par les versions justificatrices, la robustesse
d’un modèle de réciprocité, tant dans ses versions justificatrices que substantielles, dépend
certainement aussi de sa capacité à justifier la direction de la réciprocation. Pour chacun des trois
modèles, le transfert initial pourrait en théorie faire l’objet d’une réciprocation dans trois directions :
réciprocation ascendante (vers la génération précédente), réciprocation descendante (vers la génération
suivante) ou auto-réciprocation (au profit de certains membres de notre propre génération). Un modèle
de réciprocité sera alors jugé robuste s’il est à même de justifier pourquoi la réciprocation doit prendre
une direction déterminée, plutôt qu’une des deux autres directions possibles. De ce point de vue, qu’en
est-il des trois modèles envisagés ?
Envisageons d’abord l’exclusion de l’auto-réciprocation. Une intuition pertinente consisterait à
considérer qu’il serait au moins aussi juste de transférer une partie du panier de biens reçu en héritage
aux membres les plus défavorisés de notre propre génération plutôt qu’à la génération suivante. Du
point de vue d’une théorie de la réciprocité, ceci risque de conduire au fait que ces plus défavorisés
aient in fine bénéficié de transferts nets, au sens où ils n’auraient pas été en mesure de réciproquer le
capital (entendu au sens large ici aussi) reçu des autres membres de leur propre génération. L’auto-
réciprocation est donc incompatible, tant au plan individuel que générationel avec l’interdiction de se
retrouver dans la situation d’un bénéficiaire net. Les modèles de la réciprocité intergénérationnelle
sont donc tous les trois robustes sous cet angle-là. Il reste à déterminer s’ils sont aussi robustes par
rapport à l’autre option alternative qui est en principe ouverte à chacun d’eux : la réciprocation
ascendante dans le modèle descendant, la réciprocation descendante dans le modèle ascendant et dans
celui de la double réciprocité.
Sous cet angle, le modèle descendant s’avère là aussi robuste à l’analyse. En effet, imaginons, dans un
monde à population stationnaire (l’effectif des différentes générations étant constant), que G1 ait
transféré 10 unités à G2 qui aurait à son tour transféré 10 unités à G3 et que G3 décide de n’en
transférer que 8 à G4 et 2 en retour à G2. G3 ne pourrait certainement pas être considérée comme
bénéficiaire nette puisqu’elle aurait clairement vidé sa dette. Une telle situation est en outre
parfaitement réalisable en pratique, puisqu’il est possible de réciproquer une partie de ce qu’on a reçu
de ses propres parents sous forme de soins de santé ou autres transferts de biens non durables. Le
problème est néanmoins que dans notre exemple, G2 va se retrouver dans une situation de bénéficiaire
nette, qui n’est pas admissible pour une théorie de la réciprocité intergénérationnelle. En un sens, en
ne suivant pas la direction descendante, G3 va forcer G2 a avoir in fine violé la règle de réciprocité,
par exemple si elle n’est pas en mesure en raison de l’âge qu’elle a atteint de re-réciproquer à G3
l’équivalent de ce qui fait d’elle une bénéficiaire nette. Le modèle descendant est donc
particulièrement robuste par rapport à l’objection de la direction, puisque la logique de la réciprocité
nous permet d’exclure les deux options alternatives, à savoir tant l’auto-réciprocation que la
réciprocation ascendante.
Qu’en est-il des modèles ascendant et double par rapport à la possibilité d’une réciprocation
descendante? Si G2 décide de réciproquer une partie de ce qui lui a été transféré par G1 au profit de
G3 plutôt que de G1, cette dernière va en réalité se retrouver dans la position d’une contributrice nette.
La possibilité d’un transfert descendant dans ce cas conduit à ce que la génération précédente soit
forcée de se retrouver non pas dans la position d’un bénéficiaire net, mais dans celle d’un contributeur
net, ce qui est au moins aussi problématique du point de vue d’une théorie de la réciprocité. Il s’avère
donc que nos trois modèles de réciprocité sont robustes par rapport à l’objection de la direction.
4. La variable démographique
Venons en alors à une troisième source de difficultés, la plus sérieuse à nos yeux. Elle apparaît lorsque
l’on prend pleinement en compte le fait que la population fluctue d’une génération à l’autre, le fait
qu’elle n’est pas stationnaire. De telles fluctuations sont-elles dénuées de pertinence lorsqu’il s’agit de
définir l’ampleur de nos obligations intergénérationnelles ? Même s’il n’est pas pertinent à notre sens