|
L'Occident a-t-il bénéficié de la méreuporie ?
Lequel d'entre nous ne s'est pas posé un jour la question
de savoir comment l'Europe occidentale et elle seule avait réussi
à imposer au monde sa culture scientifique et ses techniques aux
dépens d'ensembles géographiques qui parfois l'avaient précédée
dans de nombreux domaines. David Cosandey, docteur en physique
théorique, tente d'y répondre avec Le Secret de l'Occident
(Arléa). Sa théorie éclaire le miracle passé, mais veut aussi
expliquer le marasme présent.
L'auteur fait d'abord justice des explications traditionnelles :
religieuses, culturelles, climatiques, ethniques, etc. Ce faisant,
il constate que toutes ces hypothèses, y compris celle du hasard,
sont des causes internes aux contenu intellectuel de la science.
Or, l'Europe de l'Est qui répond à tous ces critères internes
n'a participé que d'une manière lointaine à l'essor des sciences.
Il faut donc s'intéresser en priorité aux causes externes de cette
évolution, à savoir la structure économique, politique et sociale
de l'Europe occidentale, au deuxième millénaire.
Il remarque d'abord que la science a besoin d'argent pour s'édifier
et se transmettre en ligne continue. Le savant doit pouvoir se
livrer à ses recherches et gagner sa vie en enseignant. De plus,
si son environnement immédiat devient politiquement défavorable,
il lui faut pouvoir passer d'un pays à l'autre désireux de l'attirer
pour des raisons de prestige. Universités libres et compétitions
entre dirigeants européens vont créer de véritables filières scientifiques
sur lesquelles l'Europe assoira sa puissance. Compétition guerrière
surtout dont les exigences financières déterminent des gestions
rigoureuses et des rendements économiques et fiscaux efficaces.
L'auteur tient là, on le sent, les bases de sa théorie. "Prospérité
économique et division politique stable sont les deux conditions
nécessaires et suffisantes du progrès techno-scientifique".
David Cosandey met aussitôt cette grille à l'épreuve de l'histoire
des civilisations, Europe, Islam, Inde, Chine... Ayant constaté
que sa recette s'applique à la perfection, notre auteur ravi lui donne
le nom de méreuporie, un composé du grec meros (diviser)
et euporeos (être dans l'abondance), néologisme susceptible
de faire rater les meilleures mayonnaises historiques.
Mais d'où vient que seule l'Europe (sauf la Grèce au premier millénaire
avant notre ère) ait pu bénéficier plus longtemps que les autres de ces
deux avantages simultanés que sont richesse économique et division
politique stable ? Parce que l'Europe, comme la Grèce à échelle réduite,
est assise sur un socle territorial caractérisé par des côtes très
découpées et propices au commerce maritime, que l'auteur baptise aussitôt
d'un terme, évocateur celui-là : la thalassographie articulée.
C'est dans ce socle naturel que gît le secret de la "formule magique
européenne". Que l'on adhère ou non à ce présupposé, la lecture
démonstrative qu'en fait l'auteur, au travers des civilisations affrontées
à la nôtre, est passionnante, comme peut l'être une brillante initiation
à l'histoire générale des sciences. Naturellement, cette formule magique
n'opère que si le cadre géographique est à la mesure des techniques
militaires mises en oeuvre, permettant le maintien d'une division
politique stable. Les fusées intercontinentales et l'arme atomique
rendent caduc le schéma européen. La compétition militaire, irremplaçable
stimulant des sciences et des techniques pour David Cosandey, n'est plus
possible. La fin de la guerre froide et de la guerre tout court ne laisse
le choix qu'entre la stérile hégémonie d'une seule nation, les Etats-Unis,
ou l'émergence des pays de l'Asie de l'Est, à la condition que la Chine
se divise entre plusieurs états compétitifs entre eux et avec le Japon
et l'Indonésie.
Le troisième millénaire verrait ainsi l'Extrême-Orient, où les mers
abondent, donner naissance à une nouvelle formule magique purement
économique et prendre le relais de l'Europe appauvrie et démographiquement
déclinante. Mais, comme le souligne l'auteur, avec un humour peut-être
involontaire : "Cette condition unique du triomphe de l'Asie future
est ignorée des Chinois eux-mêmes et du monde entier".
Méreuporie ou pas, la thèse de David Cosandey a pour elle sa cohérence
et un solide fond de bon sens. L'auteur revendique même à son avantage
une approche braudélienne par l'importance qu'elle attribue au
temps long et la priorité qu'elle donne à l'économique et au
politique dans son application. Certes, mais le pape des Annales
aurait-il suivi son disciple dans sa conclusion sur le cosmos où il
imagine nos successeurs à la recherche de systèmes stellaires plus
méreuporiques, c'est-à-dire plus favorisés sous le rapport des planètes
que le nôtre et où les guerres intergalactiques relanceraient la science
et les techniques vagissantes sur terre ?
Claude PUHL
|
|