On nous rebat les oreilles avec Saddam Hussein. On oublie un peu trop que ce personnage,
somme toute déplaisant, "règne" sur ce qui fut le berceau de la civilisation levantine et même
européenne, je veux dire la Mésopotamie l'Irak d'aujourd'hui. Braudel, pour sa part, n'oublie pas,
ou du moins n'oublierait pas, s'il était encore de ce monde : la première vraie ville
par lui signalée, en un monde moyen-oriental, est la très mésopotamienne Uruk, dont l'archéologie
s'avère porteuse d'une des céramiques les plus anciennes de l'Asie.
Uruk : des milliers d'habitants parmi lesquels des producteurs presque en série
de poteries de terre faites au tour, celles-ci en contraste parfait avec d'admirables coupes et
vases de pierre que les Egyptiens produisaient à la même époque, à l'aide de forets eux aussi
de pierre, témoignages étonnants d'un néolithique ultime, réfugié sur les bords du Nil,
qui se refusait à mourir.
Façon très braudélienne de nous rappeler, en deçà des pots et des villes, qu'il y a plusieurs invariants dans l'histoire humaine, et quasi structuraux. Certaine haute pression démographique étant donnée, il importe peu qu'on soit sur les bords du Tigre ou en Chine, aux Indes, en Afrique, au Pérou... Comme il faut bien manger, et socialiser aussi, on voit apparaître simultanément, ou peu s'en faut, l'agriculture, l'élevage, les villes, la céramique encore elle, le tissage et bientôt les premiers empires en ces diverses régions du globe souvent indépendantes les unes des autres... Sous la plume de Braudel, les conjonctures n'ont rien perdu de leur charme; ni les structures de leur éclat. Et, de ce fait, la conjoncture en ce livre est, par moments, reine.
A ce propos on se reportera au tableau chronologique du chapitre relatif aux empires du Levant : table comparative entre Egypte et Mésopotamie ; défilé de dates et de dynasties. Au vu des deux cultures susnommées, est-africaine et ouest-asiatique, notre historien met en parallèle les grandes pyramides et le royaume d'Ur, Sésostris II et Hammourabi ; Ramsès II et l'empire hittite. Dans l'intervalle de ces périodes fastes à personnages couplés, Braudel loge des espèces de petits «Moyens Ages» tristes, qui durent chacun plusieurs siècles, phases respectives de décadence et même de naufrage fût-il momentané ; parfois définitif. Soit : royautés nilotes multiples et, par ailleurs, occupation dévastatrice à Babylone ; invasions des Hyksos et raids «kassites», etc. Enfin, «plongée» progressive de l'Egypte, et destruction peu récupérable de Babylone. Il y a décidément du Spengler et du Toynbee chez mon vieux maître.
En cet ouvrage posthume, longtemps resté manuscrit, l'une des idées maîtresses, c'est la poussée vers l'ouest des vieilles civilisations, le Drang nach Westen, bref, l'équipée occidentalisante, à partir des premières conquêtes agricoles effectuées entre Euphrate et Tigre. Au point de départ de cette équipée, notons d'abord un bref coup de chapeau de l'auteur à l'intention des tribus d'Israël ; on les délocalisera, hélas, plus souvent qu'à leur tour. Puis, quittant les plages palestiniennes, Braudel, après une courte traversée, aborde aux rivages crêtois. Il y teste l'une de ses idées favorites : la corrélation qui unit (dans une ville de 60 000 habitants telle que Cnossos) la cité-état, le palais du prince et la ville proprement dite : la ville... ou plutôt le semis des diverses communautés citadines égrenées tout au long de la Crête, mais aussi en Grèce continentale, et en Grande Grèce (Italie du Sud, Sicile). Braudel n'a jamais
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