rien anglais, la notion de civilisation présente à cet égard
l'envergure suffisante pour "mesurer" l'histoire sur le long
terme. Sous le vocable civilisation, l'auteur entend un ensemble
de sociétés, de nations ou de peuples partageant une culture
commune (au sens large) sans pour autant se reconnaître comme
une seule et même entité politique. En procédant à une vaste
étude des grandes civilisations de l'histoire (Chine, Inde,
Egypte ancienne, Grèce antique, etc.), Toynbee décèle trois
grandes phases de leur évolution s'étendant sur un millier
d'années environ.
Il y a premièrement ce que Toynbee appelle la période d'unité
culturelle et de diversité politique (pluralité d'Etats) qui
représente la phase dynamique et ascendante d'une civilisation.
Il repère ce développement dans la plupart des civilisations
examinées, que ce soit la Chine des Royaumes combattants,
l'Egypte pré-pharaonique ou la Grèce des cités. A ce stade
de son évolution, une civilisation s'avère particulièrement
créatrice, ceci lui permettant d'ailleurs de "séduire" les
populations se trouvant à sa périphérie. Toynbee explique
une telle phase précisément en raison de la compétition régnant
entre les différentes entités politiques existant au sein
de cette même aire culturelle. Cette concurrence est le véritable
moteur de la civilisation concernée et amène les constructions
politiques impliquées à poursuivre sans cesse leur développement,
leurs productions (arts, lettres, philosophie, sciences,
techniques) et à accroître leur influence sur les sociétés
et cultures périphériques. Mais cette étape d'unité culturelle
et de diversité politique contient en elle-même le germe de
sa destruction: la compétition accrue entre les différentes
entités politiques les conduit à des guerres de plus en plus
fréquentes et meurtrières. Or, à un moment, le taux de destruction
engendré par ces guerres devient inacceptable pour la civilisation
en cause: c'est ce que Toynbee appelle la "grande guerre destructrice"
qui provoque un effondrement général au sein de cette civilisation.
Pour l'historien, le prototype d'une telle guerre est la
Guerre du Péloponnèse (431-404 av J.-C.), véritable guerre civile
opposant pendant une trentaine d'années les cités grecques
entre elles et entraînant l'effondrement de la civilisation
hellénique. C'est cette montée aux extrêmes
qui clôt la première phase de l'évolution des civilisations
d'après le schème de Toynbee.
118
S'ouvre alors la deuxième phase, c'est-à-dire la transformation
de la civilisation effondrée en ce que Toynbee dénomme un
"Etat universel".
Pour l'auteur, la formation de l'Etat universel représente la réaction
de la civilisation concernée face à son effondrement suite à la grande
guerre destructrice. Cet Etat universel prend, dans la plupart des cas,
la forme d'un empire: "Quand le prix de la diversité, quand le coût
des batailles et des Etats batailleurs dépasse un certain seuil,
les hommes finissent par acheter la paix au prix de l'indépendance de leurs cités
et par se soumettre à l'uniformité d'un empire (1)." L'effondrement
des Royaumes combattants donne ainsi naissance à l'Empire chinois tandis
que l'affaissement de la civilisation hellénique conduit à l'avènement
de l'empire romain.
Toynbee utilise ce dernier comme paradigme de l'Etat universel
et de ses caractéristiques. Il considère en effet que l'Empire
romain fait partie de la civilisation hellénique et décrit comment
cet empire impose un ordre international voir universel
la
pax romana qui permet de stabiliser la situation
du monde hellénique. De là, il dégage les caractères principaux
de l'Etat universel: c'est un empire qui poursuit une ambition
mondiale et qui a recours à la violence pour se maintenir. La
construction de l'Etat universel n'est pas le fruit de l'initiative
des masses ou d'un élan "national" jeune et dynamique, c'est le
résultat de l'action de ce que Toynbee appelle la
"minorité dominante", c'est-à-dire les couches sociales qui tiennent
les leviers de commande de la civilisation "détruite". L'Etat
universel est ainsi une construction essentiellement bureaucratique
s'appuyant sur l'armée et l'administration.
De plus, il peut se maintenir sur des très longues périodes
comme le montre l'empire chinois établi en 221 av. J.-C. et
se perpétuant jusqu'en 1911 [ndlr: l'empire chinois établi
en -221 s'est en fait effondré en +180; mais c'est long tout
de même].
En conséquence, la formation de l'Etat universel contient
en elle-même un paradoxe: l'Etat universel est le résultat
d'un processus de déclin (l'effondrement d'une civilisation
suite à une grande guerre destructrice), mais il poursuit
néanmoins des objectifs d'envergure "universelle" tels que
l'établissement d'un nouvel ordre mondial et l'imposition
de son hégémonie.
Il serait donc faux de voir dans l'Etat universel une construction
vacillante prête à s'écrouler: c'est une réaction et non un aveu
de faiblesse. Il s'agit d'un processus de force qui s'affirme par
la coercition: d'où la longévité de l'empire. Ceci explique
(1) Raymond Aron dans la préface à L'Histoire, p.11.
119
donc le recours croissant à la violence. Toynbee souligne
à cet égard que la civilisation "détruite" ne séduit plus,
elle contraint!
Cette attitude générale de l'Etat universel explique
l'intervention de la troisième phase: la sécession des
prolétariats extérieurs. Par "prolétariats extérieurs",
Toynbee n'entend pas le concept marxiste ni sa forme
globalisée qu'est la "multitude". L'auteur entend les
"barbares" se trouvant aux frontières (
limes)
de l'Etat universel. Car face à cet empire qui cherche
à s'imposer par la violence et la force, les populations
et les sociétés situées à sa périphérie réagissent en
se séparant du centre et en manifestant un antagonisme
de plus en plus virulent. A la violence du centre, elles
répondent par la violence et s'organisent en "hordes
de guerriers" se préparant à l'attaque de l'empire.
Elles se soustraient donc à l'influence de la civilisation
décadente et deviennent une menace pour elle. Elles
adoptent en outre des postures culturelles et religieuses
en opposition marquée avec les valeurs de l'empire .
Par conséquent, à côté de la construction de l'Etat
universel, la sécession des prolétariats est l'autre
phénomène majeur qui intervient suite à l'effondrement
d'une civilisation. Empire et barbares entrent, d'après
Toynbee, dans une dialectique d'affrontement "à mort"
qui débouche sur le processus d'invasion et se solde
par la chute de l'Etat universel. Cependant, là aussi,
cette dialectique d'affrontement répond aux critères
du temps long et peut se traduire par des vagues successives
d'invasions se déroulant sur plusieurs siècles.
On le remarque aisément, les trois grandes phases
du cycle des civilisations mises en lumière par
l'historien anglais permettent de mieux comprendre
les causes de l'affrontement opposant de nos jours
le centre du système-monde (l'empire) aux périphéries
entrées en sécession (les barbares). Dans ce sens,
l'approche de Toynbee complète et prolonge heureusement
la grille de lecture du système-monde. Elle lui donne
l'allonge suffisante pour pouvoir saisr le moment
actuel dans son ampleur. En effet, si on transpose
le cadre d'interprétation formulé par Toynbee à
l'évolution du monde occidental, on peut en tirer
l'explication qui suit. La période qui va approximativement
de 1500 à 1914 représente la première phase:
la période créatrice de la civilisation occidentale
(unité culturelle mais pluralité d'Etats en concurrence).
Les deux guerres mondiales constituent la "grande guerre
destructrice" provoquant l'effondrement de cette
civilisation. Dès lors, l'affirmation
120
(...)
diale. Il considère particulièrement les oppositions de plus
en plus en plus virulentes manifestées sous diversses formes
par les pays et populations du Sud (Guerre du Vietnam,
révolution iranienne, invasion irakienne du Koweït, Somalie,
attentats du 11 septembre 2001). Il interprète ces
oppositions croissantes comme la fin de la stabilité du
système-monde, la fin de l'ordre implicitement établi et
accepté entre dominants et dominés; les laissés-pour-compte
du Sud n'admettent plus cet ordonnancement du monde.
D'après lui, ce sont précisément ces oppositions qui
empêchent l'accomplissement effectif de la
pax americana
et conduisent, par conséquent, au déclin américain.
En conséquence, si ces oppositions signifient dérèglement du
système-monde, elles symbolisent également le
non-respect du leadership des Etats-Unis et l'incapacité
de ceux-ci d'imposer leur ordre. Wallerstein considère
dans ce sens que le recours exponentiel à la violence
par l'administration américaine est une illustration
de cette déstabilisation, le dernier recours d'une
nation évoluant de plus en plus au milieu du chaos. Il prévoit
la concrétisation de ce déclin entre 2025 et 2050 (1).
En fait, l'analyse de Wallerstein n'est pas très éloignée du cadre
d'interprétation délivré par Toynbee. Certes, il reste attaché à la
conception marxiste de la crise finale du capitalisme (2) et ne
prend donc pas en considération la mutation que propose Toynbee,
c'est-à-dire la transformation du centre (la civilisation occidentale) en
Etat universel. Poursuivant dans la logique de l'analyse marxiste,
il voit le dérèglement définitif du système monde et pronostique donc
le déclin des Etats-Unis et l'échec de la
pax americana.
Mais son analyse du système-monde con-
(1) Immanuel WALLERSTEIN a récement confirmé une nouvelle fois
son interprétation dans "The Eagle has crash landed", Foreign
Policy, no 131, juillet-août 2002, p.60.
(2) Sur ce reproche, cf. également Gérard DUMENIL/Dominique LEVY,
Crises et renouveau du capitalisme.
124
temporain démontre que c'est la sécession des pays et populations
du Sud (les périphéries) qui constitue l'élément inédit, un facteur
"nouveau" dans la géographie du système-monde. Bien qu'il décrive
le phénomène dans l'optique du système-monde et non dans celle des
civilisations, Wallerstein détecte donc également cette dissidence
et la confrontation croissante entre le centre et les périphéries.
De son côté, Kennedy est plus sensible à la transformation du centre.
Sans l'expliciter complètement, il remarque néanmoins qu'il s'agit d'un
phénomène inhabituel par rapport au cycle de domination des grandes
puissances occidentales. Il constate qu'il y a en quelque sorte un
tournant indiquant une forme de renaissance de la puissance américaine,
renaissance dont l'ampleur lui apparaît sans précédent.
Sans le dire,
ni le développer, l'observation de Kennedy rejoint en définitive l'explication
de Toynbee. En effet, il convient de rappeler que, dans la perspective de
celui-ci, la construction de l'Etat universel est avant tout une réaction,
c'est-à-dire non pas un aveu de faiblesse, mais une affirmation puissante
et violente, le refus énergique du déclin. Ceci peut, de notre point de
vue, permettre d'expliquer l'observation de Kennedy: alors que
l'historien relevait précédemment les symptômes du déclin
dans le cycle hégémonique américain, il atteste aujourd'hui
du grand "retour" des Etats-Unis comme unique superpuissance mondiale.
Traduit dans le langage de la psychanalyse, on assisterait donc à un
phénomène de sublimation, sublimation d'un déclin national
dans la construction d'un Etat universel. La notion de "sublimation"
semble bien adaptée pour expliquer ce processus historique qui conduit
une civilisation décadente à se muer en Etat universel; il y a
détournement de la trajectoire du déclin vers un objectif supérieur,
il y a changement de substance le langage psychanalytique et
alchimique permettant ainsi de mieux formuler le développement
historique en cours.
On le constate, alors que les analyses de Kennedy et Wallerstein
s'inscrivent dans l'optique du déclin des Etats-Unis, elles
viennent en définitive confirmer l'explication mise en lumière par
la grille de lecture de Toynbee, à savoir tant la sécession des
périphéries, la mutation du centre que l'affrontement entre les deux.
Elles valident ainsi l'approche choisie et permettent d'en faire
un cadre d'interprétation pertinent du moment actuel. Sous cet
éclairage, il convient dès lors de préciser les caractéristiques
de ce moment.
125
Le cycle occidental qui s’est ouvert à la fin du Moyen Age a provoqué
l’expansion progressive de la domination de l’ensemble du monde par les
grandes puissances européennes. Il s’est clos non seulement
par les deux conflits mondiaux de 1914-18 et 1939-45, mais aussi
par l’arrêt des grandes conquêtes qui avaient ponctué l’essor
de l’Occident (des croisades à la colonisation);
on pense ici à l’arrêt de la conquête spatiale,
en particulier l’interruption des vols habités sur les autres
planètes de notre système solaire (1). L’arrêt de cette conquête
marque de manière fort symbolique la fin de ce cycle au cours
duquel une civilisation avait fait preuve de la créativité
et du dynamisme suffisants pour pousser la découverte,
l’exploration et la domestication de l’ensemble des
territoires de la planète.
Par conséquent, avec la transformation du centre
du système-monde, la sublimation du déclin d’une civilisation
dans un Etat universel [ndlr: passage des USA
au statut d’hyperpuissance], l’affrontement avec les
prolétariats extérieurs, on peut en déduire logiquement
que s’ouvre un nouveau cycle dont il convient de
dégager les caractéristiques, spécialement en ce qui
concerne les trois « termes » que nous avons présentés
au début de cette étude l’Europe, les Etats-Unis
et l’empire. Car une nouvelle ère implique aussi
de nouveaux critères: or, c’est en prenant conscience
de ce passage d’un cycle à l’autre et du changement
de paradigme que cela implique, qu’il est possible
pour l’historien de contribuer à la construction
d’une perception globale de la situation de l’Europe
contemporaine. Dans cette perspective, on peut raisonnablement
avancer que l’Europe ne constituera vraisemblablement pas
une entité politique
(1) Nous nous appuyons ici sur l’hypothèse formulée par David Cosandey.
Ce dernier, dans une brillante analyse des causes de l’essor de la
civilisation occidentale, relève que l’arrêt de la conquête spatiale
signifie précisément la fin de cet essor, c’est-à-dire le fait que
l’Occident se prive d’une nouvelle étape de développement
et de création (ce qu’il appelle l’ère du gigantisme qui aurait
ainsi dû succéder à l’ère industrielle). Cosandey fonde son hypothèse
sur la dynamique de l’Occident liée selon lui, à côté de la guerre,
aux grandes conquêtes qu’il considère comme le moteur de la
créativité et de la production de cette civilisation. Dans cette
optique, l’exploration du cosmos lui apparaît comme la suite logique
de ces conquêtes et, partant, son interruption comme un signe
indéniable d’une forme de «recul» de l’Occident. David COSANDEY,
Le Secret de l’Occident: du miracle passé au marasme présent,
Paris, Arléa, 1997.
126
(...)
probablement sur la base de l’urgence et au cas par cas
que se constitueront ces coalitions réellement opérationnelles :
d’où la nécessité vitale pour les Etats européens de conserver les outils
militaires performants, de pallier aux déficits identifiées deppuis plusieurs années
dans des secteurs clef comme le renseignement et la surveillance aérospatiale,
le transport aérien ou les effectifs disponibles.
Le troisième défi a plutôt un caractère prospectif : c’est la question
de la reprise de la conqête spatiale. L’Europe ne pouvant se définir comme
une entité politique, elle pourrait
s’affirmer comme entité « technologico-scientifique » en reprenant à son compte
la conquête de l’espace qui a été interrompue par les Etats-Unis après les derniers
vols habités sur la Lune. Il s’agirait pour elle de dépassser le « cabotage »
spatial pratiqué à l’heure actuelle et visant surtout le lancement de satellites
et des stations dans la proche banlieue orbitale de la Terre, d’aborder véritablement
l’exploration habitée du cosmos. On l’a dit, la conquête spatiale n’est pas une
simple opération visant le progrès scientifique et technique ; c’est un enjeu
du dynamisme de l’Occident en tant que civilisation. Ne pouvant prétendre
à une réelle souveraineté politique, l’Europe pourrait relever le défi scientifique
et technologique et reprendre le chemin de la conquête spatiale.
Celle-ci comporte une telle dimension statégique, qu’il y a là une
véritable opportunité pour l’Europe de demain.
Voilà la première esquisse d’une perception globale et les
conclusions auxquelles aboutit l’interprétation historique
de l’interaction de ces trois « termes » que sont l’Europe,
les Etats-Unis et l’empire.
129