Pourquoi, au cours des derniers siècles, les sciences et les techniques ont-elles bien davantage progressé en Europe occidentale qu'au Moyen-Orient, en Inde et en Chine? Pourquoi en particulier l'Occident a-t-il généré les révolutions scientifique et industrielle?
Faiblesse des hypothèses traditionnelles
A ces questions déjà souvent posées, on ne peut plus répondre comme par le passé en invoquant les conceptions religieuses, les orientations culturelles ou les prédispositions innées des Européens. L'historiographie des sciences a fait d'importants progrès au cours des dernières décennies et nous contraint aujourd'hui à écarter ces hypothèses.
D'une part, les civilisations non-européennes ont été, à certaines
époques, beaucoup plus avancées que l'Europe, ce qui cadre mal avec
l'idée d'une supériorité permanente, propre, des peuples européens.
Les Chinois ont connu leur propre miracle scientifique à peu près
au même moment que les Grecs,
c'est-à-dire entre 700 et 200, puis une nouvelle phase
d'essor entre +200 et +1300, culminant entre 900 et 1200, à une époque
où l'Occident sombrait dans un Age des Ténèbres. L'Inde a brillé
dans les mathématiques et l'astronomie entre +300 et +700, puis
à nouveau entre 1100 et 1500. Le monde arabe, pour sa part, a connu
une phase de grands progrès entre 900 et 1050, avec encore quelques
brillantes avancées ici et là jusqu'à 1450.
D'autre part, le retard chronique de l'Europe de l'Est discrédite aussi
les hypothèses "internalistes", c'est-à-dire basées sur les qualités
intrinsèques des Européens. En effet, semblables en tous points
religieusement, culturellement, ethniquement aux pays-phares
d'Europe occidentale, la Roumanie, la Pologne, la Hongrie, la Serbie,
l'Ukraine, la Russie, pour ne citer que celles-là, auraient dû briller
autant que la France, la Hollande, l'Italie. Au lieu de cela, ces
nations ont toujours souffert d'une arriération scientifique prononcée,
ne faisant que suivre, et avec peine, leurs consoeurs occidentales.
L'Europe de l'Est n'a pas participé à la révolution scientifique du
XVIe-XVIIe siècle, ni à la révolution industrielle du XVIIIe-XIXe.
Elle les a seulement imitées, avec un important décalage temporel.
Si la religion, la culture et l'ethnie ne sont guère de secours pour comprendre le miracle européen, sur quels éléments peut-on se baser alors?
Introduction
Je vais esquisser ici une théorie originale, qui permet à la fois de rendre compte du différentiel Est/Ouest en Europe et des différentes phases de progrès et de déclin observées en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et en Europe, au cours de trois millénaires d'histoire. Ce schéma explicatif, que j'ai exposé pour la première fois dans Le Secret de l'Occident (1), constitue en fait une théorie générale du progrès scientifique, mettant à jour les grandes causalités de l'évolution de la science.
Cette théorie s'applique à un ensemble isolé, ou du moins maître de sa destinée. Elle ne s'applique pas à la Sardaigne seule, par exemple, parce que cette région est intégrée au système plus vaste de l'Europe occidentale, avec lequel elle interagit, socialement, politiquement, économiquement, militairement. En revanche, elle s'applique au Japon du XVIIIe siècle, presque entièrement coupé du monde, ou à une civilisation entière, avant l'époque moderne. Aujourd'hui, elle s'applique au monde entier.
Ensuite, cette théorie ne s'applique qu'à une région dotée de ressources de base, à savoir un sol et un climat permettant l'agriculture intensive, de l'eau, des minerais, des rivières et du bois. Elle suppose aussi un peuplement. Bornéo, l'Arctique ou le Kalahari sont donc peu concernés. Cette théorie s'applique avant tout aux grands foyers démographiques de l'humanité, l'Europe, l'Inde et la Chine, l'Amérique centrale précolombienne ainsi que, dans une moindre mesure, le Moyen-Orient (cette région manquant de rivières, de forêts, de pluies).
Cette théorie comporte deux "étages". L'étage supérieur décrit les causalités politiques et économiques du progrès scientifique. Cette partie de la théorie se veut déterministe: chaque fois que les bonnes conditions politico-économiques sont réunies, il devrait y avoir progrès, et seulement dans ce cas. L'étage inférieur décrit les causalités sous-jacentes, plus profondes, d'ordre géographique. Ce niveau se veut probabiliste: étant donné de bonnes conditions-cadres géographiques, une civilisation aurait plus de chances, à long terme, mais sans certitude, de voir émerger une situation politico-économique favorable à l'avance des sciences et des techniques. Cette structure est illustrée dans le graphe ci-dessous.
Les facteurs politico-économiques
Prenons d'abord l'étage supérieur de la théorie, celui des causes politiques et économiques. Deux conditions sont nécessaires et suffisantes pour qu'il y ait progrès scientifique dans une civilisation donnée (plus précisément: dans un système isolé/autonome donné). Ces deux facteurs sont l'essor économique et la division politique stable. En d'autres termes, il faut que la région/civilisation jouisse d'une croissance économique satisfaisante et soit subdivisée en plusieurs Etats durables. La condition nécessaire et suffisante du progrès scientifique est un système d'Etats stable et prospère. On pourrait donc baptiser ce cadre global d'explication: "théorie du système d'Etats prospère" (2).
Les voies par lesquelles la richesse et de la division stable exercent leur influence bienfaisante peuvent se résumer de la manière suivante.
Tout d'abord, la prospérité économique soutient la science parce que:
(1) de façon générale, elle génère un surplus qui permet d'entretenir des activités coûteuses et non immédiatement vitales, comme la recherche.
(2) les marchands et banquiers ont une mentalité proto-scientifique, axée sur l'exactitude, le chiffre, la mesure, le calcul, la vérification des hypothèses. Leur montée en force dans la société bénéficie à la science et aux scientifiques, pour lesquels il s'agit là de valeurs cardinales.
(3) les marchands et entrepreneurs sont directement intéressés aux mathématiques (arithmétique pour la comptabilité, statistiques pour les assurances, équations algébriques pour les taux d'intérêt, trigonométrie pour les voyages en mer, etc.), la géographie, la mesure du temps, les lois de la physique (poulies et leviers pour les chantiers et manufactures), les procédés techniques de fabrication et de transport, etc. Ils soutiennent donc directement des savants à leur service.
(4) les hommes d'affaires mettent en place une infrastructure de communication (poste, routes, relais) et manifestent une audace exploratrice (voyages outre-mer) qui favorisent les échanges d'idées et la découverte.
De son côté, la division politique stable est favorable à la science parce que
(1) La multiplicité des centres politiques engendre la liberté: un savant ou un artisan persécuté dans un royaume peut s'enfuir vers un autre royaume.
(2) La multiplicité des trajectoires explorées
(chaque Etat expérimente une voie différente)
enrichit le système dans son ensemble.
(3) Les Etats membres du système entrent dans des luttes
de prestige dans lesquelles les savants deviennent des atouts.
Ils leur offrent de meilleures conditions de travail
(accueil à la cour, académies des sciences).
(4) Les Etats membres entrent en compétition au plan économique
aussi. Chaque gouvernement s'efforce de moderniser ses manufactures,
ses infrastructures, sa marine, etc. ce qui crée un environnement
stimulant pour les savants, ingénieurs et techniciens.
(5) La guerre et les préparatifs militaires sont du meilleur effet
pour les ingénieurs et les savants. Léonard de Vinci fut entretenu
pour ses talents d'ingénieur militaire, comme un très grand nombre
de savants de la Grèce antique à l'époque actuelle.
(6) Les militaires, comme les marchands et banquiers, sont gens
pragmatiques, tournés vers le chiffre, la mesure, la vérification,
le calcul. Leur montée en puissance, comme celle des hommes d'affaires,
prépare un environnement favorable à la science et fait obstacle
aux forces "obscurantistes" (superstitions, magie, dogmatismes).
Un bon exemple des mécanismes brièvement décrits ci-dessus est celui
des institutions scientifiques que l'Europe a inventées, qui furent
les pépinières et le berceau de la floraison scientifique européenne.
Les universités et les académies des sciences n'ont pu voir le jour
que parce que l'Europe occidentale était prospère et stablement divisée.
Les premières universités, celles de Paris et de Bologne, étaient des
écoles privées. Attirant des étudiants de toute l'Europe occidentale,
elles ont dû leur survie à l'existence d'une classe aisée, directement
générée par l'essor économique du continent. Les écoles semblables qui
furent fondées antérieurement, avant le XIe siècle, alors que l'Europe
souffrait d'une mauvaise situation économique, ont périclité, faute de
clients-étudiants solvables. Par ailleurs, ces écoles privées se sont
heurtées aux autorités politiques et religieuses, qui s'irritaient des
idées subversives qu'elles abritaient. Elles n'ont survécu que grâce
à la possibilité qu'elles avaient de déménager en bloc vers un royaume
rival lorsque les menaces s'aggravaient.
Similairement, l'étude des motivations présidant à la fondation des académies des sciences, aux XVIIe et XVIIIe, montre que la compétition inter-étatique en était le moteur principal, voire unique. Les gouvernements cherchaient à rehausser leur prestige vis-à-vis des autres gouvernements, pour ce qui est de la science abstraite développée par les académiciens, ainsi qu'à développer la puissance de leur royaume et leurs équipements militaires, pour ce qui est des recherches appliquées. Les académiciens devaient faire des études de balistique, tracer des canaux, améliorer la qualité des navires, établir des cartes géographiques, en commençant par les régions militairement prioritaires.
Confirmation empirique
C'est toute l'histoire des essors et des déclins de l'Occident
qui s'éclaire soudain à la lumière de la théorie du système d'états prospère.
Le miracle scientifique grec a commencé
lorsque le monde grec s'est cristallisé en un ensemble de cités-Etats solides,
animés d'une intense activité commerciale. Il s'est terminé lorsque les Grecs,
en proie à un affaissement démographique, ont vu leur économie s'anémier et
leurs royaumes se déstabiliser. La stagnation de la science à l'époque romaine
s'explique par l'unité politique totale qui a caractérisé cette période,
sans parler de la faible croissance économique. La quasi-disparition
de la science européenne, au haut Moyen-Age, s'explique par
la dépression économique et les incessantes fluctuations de frontières
(donc la division politique extrêmement instable) provoquées
par les invasions barbares. Enfin, l'essor scientifique de l'Occident
à partir du bas Moyen Age a découlé de la division
de l'Europe occidentale en plusieurs royaumes plus solides et durables,
agrémenté d'un fort décollage commercial.
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Cette configuration, qui commence vers le XIe siècle, s'est prolongée environ
un millénaire. Elle s'est effacée au milieu du XXe siècle, sous l'effet de
l'avance de la technologie militaire (avions, blindés), pour laisser place
à nouveau système d'Etats plus vaste, le duopole russo-américain. Puis, la
technologie militaire (missiles, bombes H) a à nouveau dépassé les
possibilités du support géographique la planète entière, cette fois
et nous sommes entrés dans une époque où la guerre ouverte entre grandes puissances
n'est plus guère possible, un état de "paix nucléaire". Les blocs ne s'affrontent
plus que sur le plan économique.
J'ai montré dans Le Secret de l'Occident que cette théorie politico-économique s'applique très bien aux autres civilisations. Elle explique les grandes phases d'avancée et de recul scientifiques de l'Islam, l'Inde et la Chine, siècle après siècle. On observe d'autant plus de progrès que le commerce est plus prospère et que la division politique est plus stable, et inversement.
La différence de l'Europe de l'Est aussi s'explique logiquement dans ce contexte. Dans la partie orientale de l'Europe, les frontières ont toujours valsé beaucoup plus qu'à l'Ouest. Et les échanges commerciaux y ont toujours été nettement moins développés.
Les facteurs géographiques
Cependant, si l'on peut expliquer le succès scientifique de l'Europe au cours du deuxième millénaire par sa très longue période de croissance économique et de division stable, on peut alors se demander pourquoi l'Europe seule a connu une si longue période favorable. C'est ici qu'il faut aborder le deuxième étage, probabiliste, de la théorie, le niveau géographique.
L'avantage fondamental de l'Europe occidentale a vraisemblablement été son exceptionnelle silhouette géographique. L'Europe occidentale se caractérise par un profil littoral arborescent, beaucoup plus complexe que celui des trois autres grandes civilisations. Elle est abondamment pénétrée par la mer, richement dotée en péninsules, en détroits, en îles et en mers intérieures. J'ai baptisé cette configuration exceptionnelle une "thalassographie articulée".
Ce découpage du littoral a créé des zones bien délimitées par la mer,
qui ont formé les noyaux des États-nations européens: péninsule ibérique,
France, Italie, Grande-Bretagne, Danemark, Suède. Toutes ces régions
bien délimitées par la mer ont vu se développer un (ou plusieurs) États
durables, protégés par la mer proche, obstacle aux invasions. Simultanément,
mettant toutes les régions à portée d'un port, la silhouette de l'Europe
occidentale a extraordinairement favorisé le commerce. En effet, le
transport par mer est infiniment meilleur marché. C'est le cas à notre
époque, mais cela l'était évidemment bien plus au Moyen Age: jusqu'à
quarante fois moins cher. Le transport maritime échappait en outre aux
entraves politique et aux péages freinant la progression; il offrait une
capacité illimitée en volume; enfin il était beaucoup plus rapide: les
bateaux pouvaient filer jusqu'à 200 km en vingt-quatre heures par
bon vent contre 30 à 40 km par jour pour des convois de
charrettes peinant sur de mauvais chemins.
Ainsi, à l'exception des produits de luxe, deux régions éloignées ne pouvaient entretenir des échanges commerciaux que si une mer les séparait. Avec ses nombreuses mers, l'Europe disposait en quelque sorte d'une plate-forme naturelle de développement.
Au contraire, le Moyen-Orient, l'Inde, la Chine sont pour l'essentiel d'énormes masses continentales, freinant les échanges. Les régions côtières, où l'économie pouvait se développer, étaient trop restreintes.
On peut quantifier ces estimations à propos du degré d'articulation du littoral. Une première mesure consiste à rapporter la longueur des côtes, mesurées avec une précision fixée, à la surface totale. Le résultat, appelé "indice de développement", place clairement l'Europe occidentale en tête, loin devant les trois autres civilisations historiques (voir le tableau). D'après la valeur de l'indice, l'Europe de l'Ouest jouit grosso modo de quatre à cinq fois plus d'ouverture sur la mer, à superficie égale, que ses concurrents.
Un autre indice, plus complexe mathématiquement, est la "dimension fractale". Cet indice mesure le degré de sinuosité des courbes complexes, dotées d'une infinité de plis et de replis, comme le sont les littoraux. Cette grandeur ne peut prendre des valeurs qu'entre 1 et 2. L'indice fractal (cf. tableau) fait ressortir le même avantage pour l'Europe occidentale que l'indice de développement. On peut donc affirmer, chiffres à l'appui, que l'Europe occidentale a réellement un profil plus articulé, plus complexe, que le Moyen-Orient, l'Inde et la Chine.
Région
Europe occidentale
Moyen-Orient
Inde
Chine
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Indice de développement
886
136
203
189
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Dimension fractale
1.47
1.12
1.19
1.26
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C'est ici que s'éclaircit la cause fondamentale de la divergence
entre les moitiés occidentale et orientale de l'Europe. L'Est
constitue une immense masse territoriale, souffrant d'un insuffisant
accès à la mer, et d'un manque de frontières maritimes pour ses
États. Voilà pourquoi son commerce a toujours été moins dynamique
et ses frontières moins stables que ceux de l'Europe occidentale.
Le monde actuel
La théorie du système d'États prospère s'applique aussi
à l'époque actuelle. La science a toujours besoin de moyens
et de liberté pour avancer. Les bailleurs de fonds restent
les gouvernements (et leur motivation demeure de se maintenir
à niveau par rapport aux autres États), les entreprises
(avec pour but les débouchés commerciaux) et les généreux mécènes
(grâce à leur richesse).
Et la recherche a toujours besoin de pouvoir s'exiler le cas
échéant que l'on pense aux OGM persécutés en Europe
et accueillis aux USA, au surrégénérateur nucléaire banni
aux USA et soutenu au Japon, à la recherche sur l'embryon
interdite en Allemagne et autorisée en Grande-Bretagne
jusqu'à 14 jours, et ainsi de suite.
Il est donc réjouissant de constater que nous avons à l'époque actuelle un système d'États riche et stable, qui regroupe l'Union européenne, les États-Unis et le Japon, auxquels s'ajoutent un certain nombre de plus petits blocs, en termes de PNB comme la Chine, l'Inde, les États d'Asie du Sud-Est. Les conditions d'une poursuite du progrès dans le monde sont donc réunies.
A ce propos, l'on peut d'ores et déjà dire que le décollage économique de l'Asie orientale est du meilleur augure pour la science. Singapour, Hong-Kong, Taïwan et la Corée du Sud sont tout à la fois des États durables, au centre de rivalités inter-étatiques aigües (les opposant les uns avec les autres, avec la Chine, avec la Corée du Nord et avec le Japon) et en voie d'enrichissement rapide. Ils font donc progressivement leur entrée dans le concert de la science mondiale, comme on le peut le voir, entre autres, avec les fondations en chaîne d'universités en Corée du Sud, d'un centre de biologie moléculaire à Singapour et d'un grand synchrotron à Taïwan. Inversement, en Russie, l'effondrement économique et la fin de sa grande rivalité avec les États-Unis ont porté un coup fatal aux institutions scientifiques.
Pour une association soutenant la science, comme l'AFAS, le message paraît clair. Les événements dont il faut se réjouir sont ceux qui appuient la croissance économique et augmentent la compétition entre États stables. En ce sens, la bataille commerciale qui s'intensifie depuis quelque temps entre les États-Unis et l'Union Européenne est à accueillir avec enthousiasme! En effet, d'une part, en défendant leurs entreprises, les deux blocs soutiennent l'économie mondiale; d'autre part, l'accroissement de la rivalité encouragera les deux blocs dans leurs prouesses scientifiques aussi. De la même façon, la rivalité grandissante entre les États-Unis et la Chine et le début du programme spatial chinois laissent espérer une reprise de la conquête spatiale, avec à la clé, pourquoi pas, des voyages habités vers la Lune.
Tout ceci n'est peut-être pas très nouveau pour les scientifiques chargés de quémander des fonds auprès de bailleurs potentiels. Ils savent bien que les meilleurs projets de recherche sont ceux qui peuvent se prévaloir, auprès des autorités politiques, d'un apport de prestige ou d'un avantage économique ou militaire sur les États concurrents. Pour les financements privés, les meilleurs projets sont évidemment ceux qui peuvent aboutir à une commercialisation. La grande nouveauté est plutôt dans l'affirmation que cette situation n'est pas due à la dureté des temps ou à une situation exceptionnelle, mais que c'est bel et bien la règle depuis toujours.
A ma connaissance, Le Secret de l'Occident est le premier ouvrage à présenter la théorie du système d'États prospère avec sa base géographique de façon globale, cohérente et complète, du profil littoral jusqu'aux institutions scientifiques, avec à la clé une confirmation empirique couvrant trois millénaires d'histoire des civilisations. Certains aspects de cette théorie se retrouvent par exemple chez Hume (3), chez Montesquieu (4) et plus récemment chez Diamond (5) et Kennedy (6). Cependant, tous ces auteurs abordent ce sujet par la bande, en marge du thème principal. Ils en restent à une brève intuition, laquelle contredit parfois le reste de l'ouvrage (comme dans le cas de Montesquieu, qui prône en fait une hypothèse climatique pour expliquer l'originalité européenne).
Avec cette théorie globale du progrès scientifique, on débouche sur une vision dynamique de l'histoire des sciences et non plus seulement cinématique. L'on ne se cantonne plus dans la description des événements, on discerne les mécanismes, les forces à l'oeuvre dans l'évolution de la science, on formule des lois.
Civilisation extraordinaire, s'il en est, l'Europe aurait donc en fait évolué, depuis toujours, selon les mêmes lois et les mêmes schémas que les autres cultures du monde. Voilà une conclusion aussi simple que saisissante. Cependant, nier aux Européens un talent intrinsèque ne doit en rien diminuer leur mérite. Une mère a le droit d'être fière de son bébé, même si faire un bébé est à la portée de tout le monde. Avoir inventé la science moderne est une réalisation éblouissante, une très belle contribution à l'humanité. Les Occidentaux peuvent en être fiers, un peu de la même façon que les Indiens peuvent s'enorgueillir du Taj Mahal et les Javanais de Borobudur.
(1) Cosandey D., Le Secret de l'Occident, Arléa, Paris, 1997.
On trouvera sur www.riseofthewest.net un échantillon de critiques parues dans la presse.
(2) J'avais proposé originellement le terme de "théorie méreuporique",
à partir de racines grecques, mais ce néologisme quelque peu opaque
s'est heurté à une désapprobation quasi-générale.
(3) David Hume: "Of the Rise and Progress of the Arts and Sciences",
in Essays, Moral and Political, Volume 2, 1742.
(4) Montesquieu: De l'Esprit des Lois, Genève, 1748, Livre XVII, chap 6.
(5) Jared Diamond: Guns, Germs, and Steel: The Fates of Human Societies,
New York: Norton, 1997 (De l'Inégalité parmi les Sociétés, Gallimard, 2000)
(6) Paul Kennedy: The Rise and Fall of the Great Powers:
Economic Change and Military Conflict from 1500 to 2000, Vintage Books,
1989 (Montée et Déclin des Grandes Puissances, Payot 1991).
David Cosandey
dcosan@gmx.net
www.riseofthewest.net
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