Revue Sciences et Lettres     1 | 2013 :   Transferts culturels
Problèmes et concepts
L’histoire culturelle de l’Europe d’un point de vue transnational
Blaise Wilfert-Portal
Résumé
L’objet de cet article est de montrer comment l’histoire culturelle
de l’Europe moderne et contemporaine – une histoire économique,
sociale et politique des biens symboliques, de leur production,
de leur circulation et de leur consommation – peut aider à résoudre
quelques-unes des difficultés historiographiques rencontrées lorsqu’on
cherche à penser la simultanéité et l’apparente contradiction
entre deux phénomènes classiquement décrits comme opposés :
la profonde nationalisation des sociétés européennes entre
le milieu du XVIIIe siècle et le milieu du XXe siècle et,
exactement à la même époque, l’extraordinaire montée en puissance
de la globalisation, des circulations, des régulations
internationales et des formes d’interdépendance à l’échelle
mondiale. L’étude des circulations culturelles en Europe
(par exemple, l’étude de la traduction littéraire) est un moyen
de dépasser le nationalisme [l'intranationalisme] méthodologique
dominant dans les histoires de l’Europe, mais aussi de proposer
un modèle analytique spécifiquement transnational [international],
qui tienne ensemble l’intensification des circulations ET l’intensive
production de frontière dans l’histoire européenne des trois derniers
siècles.
Plan
Quelle histoire culturelle ?
Une histoire très nationale
Quelques considérations sur le nationalisme méthodologique
Une histoire transnationale
Le marché comme solution ?
Orientations pour une histoire transnationale de l’Europe
En guise de conclusion : l’exemple de la traduction
Texte intégral
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L’époque contemporaine de l’Europe, de la fin du XVIIIe siècle
aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, est souvent présentée
comme le temps de la nation. Des révolutions atlantiques du dernier
quart du XVIIIe siècle, fondées notamment sur la substitution du
langage de la nation souveraine à celui du droit divin pour définir
les sociétés politiques, jusqu’à la reconstruction sous les auspices
américaines et soviétiques d’un continent ravagé par trente ans de
guerres, en passant par l’extraordinaire et terrifiant impetus impérial
des nationalisations concurrentes qui engloutit le vaste monde dans
leurs jeux de puissance au cours du XIXe siècle, la nation (1) apparaît,
à très juste titre, comme une force historique majeure, peut-être
la dynamique principale de l’Europe entre 1770 et 1950. On peut même
affirmer que par le truchement des empires avec lesquels elle a des
relations complexes (2) elle est à l’origine d’un mouvement mondial,
dont les décolonisations et la multiplication des États-nations dans
le cadre de l’ONU (121 États créés depuis 1945, pour un total de
193 en 2006) sont des manifestations.
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Ce grand récit de l’histoire de l’Europe contemporaine sous le signe
de la nationalisation se trouve pourtant, surtout depuis une décennie,
mis en question par un autre récit, lui aussi très étayé et abondamment
nourri par des recherches de tous ordres, qui fait de l’époque contemporaine,
surtout depuis 1850, mais aussi parfois depuis 1750 (3), celle d’une
« première mondialisation », marquée par un niveau sans précédent de
circulations des biens et des personnes, par l’instauration d’un système
mondial britannique puis américain lié au libre-échange, par la structuration
de réseaux internationaux (ferroviaires, maritimes, télégraphiques, électriques,
postaux), par l’unification juridique du monde sous la pression des systèmes
de droit des puissances atlantiques, et finalement par l’organisation de
grandes institutions politiques et économiques mondiales, d’une puissance,
d’un ressort et d’une ambition inégalés.
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Principalement documenté par des historiens de l’économie, mais aussi
de plus en plus par des spécialistes des institutions et des relations
internationales, ce moment mondial soit disparaît du champ de vision
des historiens des nationalisations européennes, soit apparaît comme
une évolution contradictoire, limitée à la période du libéralisme
triomphant (1830-1880), et contrariée par la montée en puissance,
à la fin du XIXe siècle, des empires et du protectionnisme, ou, si on
suit les intuitions précoces de Karl Polanyi (4) notamment, purement
et simplement arrêtée et inversée par la « guerre de Trente ans »
du XXe siècle.
Ce séquençage peut pourtant laisser sceptique : s’il s’appuie sur la
constatation évidente de l’intensité atroce des conflits mondiaux, qu’il
relie souvent à l’effondrement du commerce international et au retour du
protectionnisme national entre 1930 et 1950, il fait fi, par exemple, de la
croissance régulière et continue du nombre, de la taille et de l’importance
des institutions internationales étatiques, paraétatiques ou non-gouvernementales
qui sont nées des deux guerres mondiales, dépassant les apories d’une
mondialisation incomplète par une nouvelle étape dans l’intégration mondiale
des États ; il néglige aussi le poids des dernières décennies, depuis 1950
et surtout depuis 1980, qui, en retrouvant puis dépassant les niveaux de circulation
internationale de capitaux ou de marchandises des années 1900, en réinstaurant
un espace économique mondial dans lequel les droits de douane atteignent
à nouveau des étiages historiques, tendent par exemple à inverser le sens
du récit, en semblant faire précisément des années 1890-1950 une parenthèse
dans une tendance longue à l’extension mondiale des chaînes d’interdépendance.
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Ce ne sont là que quelques exemples des difficultés rencontrées par les
historiens de l’Europe moderne et contemporaine pour articuler deux des
fronts historiographiques les plus dynamiques des trente dernières années,
d’une part l’histoire de la nation et du nationalisme, et d’autre part
l’histoire de la mondialisation et l’histoire globale, croisée, connectée
ou transnationale (5).
Mais il est possible que certaines au moins
de ces difficultés puissent être partiellement levées par un déplacement
du terrain de l'enquête, en s’appliquant à aborder ces questions par le
biais de l’histoire culturelle.
Ce qui implique naturellement tout d’abord de lever quelques ambiguïtés
sur ce que peut recouvrir ce terme polysémique et ductile [l'histoire culturelle],
ensuite de prendre la mesure du fait que l’histoire culturelle de l’Europe
ou en Europe a été singulièrement marquée par le nationalisme [l'intra-nationalisme]
méthodologique, dont il faudra donc essayer de trouver le moyen de se défaire,
pour ensuite tenter de définir les méthodes et les enjeux d’une histoire
transnationale [inter-nationale] de la culture en Europe.
Quelle histoire culturelle ?
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Se saisir des difficultés posées par l’articulation des dynamiques historiques
de la nationalisation et de celles de la mondialisation, et proposer de
l’aborder précisément par ce qu’il est coutume d’appeler la culture, proposer
donc de travailler à écrire collectivement une histoire culturelle de l’Europe
moderne et contemporaine, c’est tenter de proposer un point de vue particulier
et peu usité, qui peut se révéler fécond.
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Il faut pourtant, pour apprécier cette perspective, se défaire d’une image
immédiate, véhiculée non sans raison par le sens commun de l’histoire et
plus largement des sciences sociales, qui fait de l’histoire culturelle une
histoire un peu mièvre des représentations tiraillée, du fait notamment de
son imprécision conceptuelle, entre une conception anthropologique englobante
de la culture comme système de signes et de significations partagé par une
société et définissant sa particularité, et une conception étroite qui
correspond à peu près au territoire du ministère français de la Culture et
fait de la culture une sorte de domaine en soi, parfois saisi par
« le politique », et qui est principalement justiciable d’une
lecture en termes de croyance, d’idéologie et d’imaginaire.
Il ne s’agira pas
ici d’une histoire des idées, d’une histoire des représentations ou même
d’une histoire « culturelle du politique » à l’échelle de l’Europe.
Dans la lignée des travaux de Frédéric Barbier, Christophe Charle, Roger Chartier,
Daniel Roche, Jean-Yves Mollier, pour ne citer que quelques-uns des historiens
français les plus proches, cette histoire culturelle est conçue comme une
histoire des biens symboliques, de leurs producteurs, de leurs contenus et de
leur réception : il s’agit aussi bien d’une histoire économique, d’une
histoire sociale et d’une histoire politique que d’une histoire culturelle –
puisque cette étiquette a semblé parfois porter la prétention à définir une méthode
et un paradigme, et non pas seulement des objets.
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Faire l’histoire des littératures en Europe, en effet, c’est évoquer
Walter Scott, Ibsen ou Hofmannsthal, le théâtre, le roman historique
et le livret d’opéra, le romanesque national, la « pièce bien faite »
et le postsymbolisme, mais, à travers eux, c’est aussi comprendre un cas
particulièrement spectaculaire de best-seller paneuropéen et ses effets
sur les nouvelles maisons d’édition européenne du début du XIXe siècle (6),
c’est comprendre le rôle de l’importation des techniques théâtrales parisiennes
sur la transformation économique et institutionnelle des théâtres de province
en Norvège comme en Allemagne du Nord (7), et interroger la position
de la haute bourgeoisie juive dans le système des métropoles européennes
du début du XXe siècle (8).
Étudier Croce, Diderot et Panofsky, c’est
naturellement restituer leurs conceptions de l’art et les logiques intellectuelles
de leurs critiques et histoires de l’art, mais ce peut être aussi comprendre
la contribution de Croce au rayonnement maintenu de Naples comme haut lieu
de la philosophie européenne (9), établir le rôle social et l’importance
du discours critique dans la détermination des grandeurs artistiques (10)
et interroger la constitution des histoires de l’art national en Europe et
l’enjeu que représentait pour elles la mainmise sur la référence médiévale (11).
Travailler en histoire culturelle européenne sur Chagall, sur le néo-classicisme
ou sur la photographie dans les années 1930, c’est naturellement restituer
des filiations et des ruptures, étudier des usages de la couleur ou du folklore
et retracer l’évolution des dispositifs de construction de l’« actualité »,
mais ce doit être aussi comprendre la géopolitique de la contestation paneuropéenne
des cultures de cour à la fin du XVIIIe siècle (12), retrouver les formes
et les logiques de l’internationalité des avant-gardes de la peinture au temps
du Modernisme (13), et analyser la structure économique des médias de masse
au temps des fascismes (14).
Une histoire très nationale
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L’histoire culturelle ainsi conçue est une voie d’entrée particulièrement
précieuse dans l’histoire de l’Europe contemporaine, du fait de la multiplicité
des objets qu’elle touche, de la complexité de leur statut symbolique et de leur
poids économique et politique, et ce bien loin des fadeurs ductiles de l’histoire
des représentations. Elle a toutefois souffert jusqu’à présent d’une forme
d’asymétrie, qui la rend très présente sur le versant « national »
de l’histoire européenne, et relativement peu sur le versant international,
global ou transnational, comme on voudra.
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Cette importance de la culture a été bien vue, d’une manière générale,
par les historiographies du national, et donc aussi abondamment traitée,
même si des domaines entiers restent encore à explorer (15). La constitution
des histoires littéraires nationales, le rôle de la lecture romanesque
dans la construction de la communauté imaginée nationale, la place des
écrivains, des savants et des hommes de lettres dans les débats politiques
nationaux, la « nationalisation des masses » par le développement
des médias, la nationalisation des professions d’enseignement et de recherche
et la constitution des systèmes scolaires nationaux et bien d’autres objets
encore ont été abordés et traités pour de nombreux pays européens.
Quoique incomplète, cette vaste bibliographie est un acquis essentiel,
qui a contribué à nourrir abondamment, et à très juste raison,
l’interprétation nationale de l’histoire européenne des années 1750-1950,
en montrant l’extension extraordinaire et la profondeur de la reconfiguration
nationale des pratiques sociales.
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Ce qui caractérise toutefois la plupart du temps ces études, c’est,
précisément, leur nationalisme méthodologique. Par nationalisme
méthodologique, il faut entendre une forme de biais implicite et
le plus souvent structurel de l’écriture de l’histoire, et en général
des humanités et des sciences sociales depuis leur institutionnalisation
au cours du XIXe siècle.
En littérature comme en histoire, en sociologie
comme en économie, en philosophie comme en géographie, le cadre national
a fixé le programme des enquêtes – on travaille sur la littérature
française, l’histoire allemande, l’économie espagnole –, les sources
à mobiliser – les statistiques professionnelles nationales en sociologie,
la comptabilité nationale en économie, le canon littéraire dans le
domaine des humanités –, et donc inévitablement aussi l’interprétation –
les formes esthétiques « françaises » sont particulières, puisque le
cadre d’étude le présuppose, l’« économie espagnole » a des forces et
des faiblesses, comme on le dirait d’une personne, l’histoire allemande
se comprend comme une voie particulière tracée depuis Luther, puisqu’on
ne cherche d’éléments d’interprétation que dans l’histoire allemande, etc.
Le nationalisme méthodologique est pour ainsi dire à l’origine de
l’activité historienne, au moins dans la version universitaire et
professionnalisée qu’on lui connaît en Europe occidentale depuis le
milieu du XIXe siècle environ (16), et il est toujours très solidement
implanté, voire structurant pour une part décisive de la discipline.
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Or la mise en perspective historique de la nation et les études consacrées
à la compréhension des processus qui ont permis la nationalisation, en
particulier depuis leur très forte expansion dans les années 1980, auraient
pu offrir la possibilité de sortir de ce biais structurel, mais cela n’a pas
toujours été le cas.
Les histoires de la nationalisation ont souvent été
déployées sur un cadre national donné, et elles ont souvent consisté à
analyser de manière intensive les logiques « internes » des processus
d’intégration nationale, restituant la concurrence pour la monopolisation
du pouvoir étatique, paraétatique ou infraétatique, mais en la resituant
très peu dans le cadre plus large de l’espace supranational dans lequel
s’inscrit une bonne part des processus sociaux à l’œuvre, parmi lesquels
tous ceux qui mettent en jeu la société industrielle ou la capacité des
groupes sociaux dominants à utiliser les formes étatiques du pouvoir.
Malgré l’énorme apport de ces études, le risque est réel de retrouver
in fine, au terme de leurs démonstrations, ce que l’implicite de leur
position de recherche initiale y avait inscrit, c’est-à-dire l’autosuffisance
des logiques nationales dans l’interprétation de la nationalisation des
sociétés européennes, rarement évoquée d’ailleurs comme une dynamique d’ensemble.
Et ce biais peut pousser à la légitimation scientifique, même pour la déplorer,
de la rhétorique nationaliste de l’incommensurabilité nationale et de
l’intraductibilité culturelle entre les sociétés européennes, puisqu’une
bonne part du travail accompli a consisté à documenter les voies particulières
de constitution de l’État-nation dans chaque pays.
Ces histoires cloisonnées
ne sont mises en contact, pour l’essentiel, que de manière occasionnelle, pour
évoquer les grandes crises et les grands conflits politiques, spécialité de
l’histoire des relations internationales (17). Il est de ce fait assez logique
que l’histoire culturelle de l’Europe, telle que je l’ai définie, soit peu
représentée sur le versant « international » ou « global »
de cette histoire. Ce qui émerge d'international de ces études relève finalement
d’une logique du reste, de l’interstice, ou de l’héroïsme internationaliste,
par rapport à la cage du fer du national (18).
Quelques considérations sur le nationalisme méthodologique
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Il est pourtant possible d’interroger de nombreuses manières le nationalisme
méthodologique dominant dans l’histoire culturelle européenne. La première
mise en cause critique, la plus simple à formuler, et qui a d’ores et déjà produit
des travaux importants et utiles, consiste à s’interroger sur l’unicité proclamée
de telle ou telle voie nationale, et à la soumettre à des comparaisons systématiques.
Est-il légitime, par exemple, de présenter l’affaire Dreyfus comme la preuve
d’une spécificité irréductiblement française pour ce qui concerne les rapports
entretenus par les hommes de lettres avec le pouvoir politique, dont on a
éventuellement retracé la généalogie préalable, quand les mêmes années 1895-1905
ont été marquées, en Italie, en Espagne, en Grande-Bretagne, dans le Reich allemand,
par des mobilisations d’écrivains et de savants de grande ampleur sur des enjeux
politiques et sociaux majeurs – de la répression contre l’anarchisme à la fermeture
des hauts postes universitaires aux Juifs, du maintien de la censure sur la littérature
et les arts à la nécessité de la modernisation politique par l’éducation populaire –,
et alors que les logiques de structuration de ces affrontements présentent des traits
d’une homologie frappante (19) ?
N’est-il pas illusoire de présenter le Sturm und Drang comme une révolte
spécifiquement allemande et fondatrice pour l’Allemagne quand la mise en cause du
néoclassicisme des cultures
des cours du Saint Empire moribond anime à peu près dans les mêmes formes et dans
les mêmes décennies l’invention d’Ossian en Écosse, les antiquités vikings vues de
Copenhague par Paul-Henri Mallet et la « statistique antique des Gaules »
par l’Académie celtique (20) ?
La comparaison permettant de relativiser les
différences peut d’ailleurs, non sans une certaine gourmandise, porter sur la construction
des nationalismes culturels eux-mêmes : il est peu de mouvements politiques
plus semblables les uns aux autres que les nationalismes de la fin du XIXe siècle
et leurs héritiers de la nébuleuse autoritaire de l’entre-deux-guerres, malgré
l’énergie déployée par les uns et les autres pour se présenter comme différents
et même fortement hostiles (21).
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La deuxième mise en cause que l’on peut proposer du nationalisme méthodologique
dominant en histoire consiste à s’interroger, d’une manière générale, sur les
synchronies troublantes que présentent les différentes étapes de la nationalisation
et de l’internationalisation de la culture en Europe.
Il est frappant de constater
que la guerre de Sept ans, qui vit l’Europe se déchirer dans le cadre d’un conflit
à l’échelle mondiale, et dans l’ombre portée de laquelle nombre des mouvements
politiques contestataires « patriotes » se mobilisèrent pour contester
l’ordre politique institué (22), s’inscrit aussi dans une période de très
forte poussée des circulations littéraires vernaculaires en Europe, avec de
véritables best-sellers paneuropéens, une intensification des traductions
romanesques et la centralité de l’ensemble des processus de traduction dans
l’invention du roman moderne (23).
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Ces fausses coïncidences incitent en réalité à repenser les différentes chronologies
des histoires nationales et des nationalisations, en les liant étroitement aux processus
d’internationalisation qui leur sont synchrones.
Les années 1880-1900 sont ainsi
marquées en Europe par la structuration de mouvements politiques explicitement
nationalistes, dans lesquels écrivains et artistes tinrent une place essentielle,
notamment pour promouvoir la nécessité de préserver ou de dynamiser la culture
nationale contre l’étranger, alors que, dans le même temps et souvent d’ailleurs
avec les mêmes participants, le droit d’auteur international (24) se structurait,
des congrès internationaux des sciences philologiques et historiques (25) étaient
organisés, des instituts culturels nationaux fondés par les « grands » pays
à vocation impériale s’installaient dans toute l’Europe, alors que différentes capitales
culturelles européennes voyaient s’organiser des formes normalisées de présence
des « cultures étrangères », à travers des sections spécifiques dans les
musées, des collections de littératures étrangères dans les maisons d’édition, des
rubriques dédiées dans les grandes revues généralistes et dans les revues d’avant-garde.
Sans parler enfin
de la capacité des acteurs des relations culturelles franco-allemandes, entre 1920 et 1945,
des Décades de Pontigny aux allées de Sigmaringen, d’André Gide à Otto Abetz, à concilier
l’apologie du commerce culturel des nations et la caractérologie nationale la plus
verrouillée (26).
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La troisième mise en cause du nationalisme méthodologique appliqué
à l’histoire culturelle de l’Europe est la plus radicale et la plus
importante : elle consiste à mettre en évidence, dans chacune
des évolutions nationales présentées comme des dynamiques internes
aux différentes sociétés européennes, la part décisive qu’y tiennent
en réalité des étrangers, des processus transfrontaliers, des références
internationales, des mouvements globaux.
L’histoire de la littérature anglaise a largement été inventée et nourrie
par des hommes de lettres français, et la référence à la littérature
française y est permanente et structurante même quand une nouvelle
génération d’auteurs anglais a pris le relais des Chateaubriand, Taine
et Jusserand qui l’avaient initiée (27).
La secousse paneuropéenne
produite dans les années 1890 par les pièces les plus novatrices d’Ibsen
a été décisive pour la structuration du théâtre national britannique et
la réinvention du Globe comme lieu de célébration de Shakespeare (28).
La modernisation de l’édition barcelonaise, dans les années 1920-1930,
est inséparable de l’importation active de méthodes, de modèles éditoriaux
et de machines allemandes (29).
Et, tout au long de la période, la constitution du droit d’auteur, de
Beaumarchais jusqu’à l’Institut international de la coopération intellectuelle,
dans l’entre-deux-guerres, en passant par
la convention de Berne de 1886, associe étroitement élaboration d’un droit
national de protection des auteurs, organisation corporative nationale
(pour les éditeurs, les gens de lettres, la profession journalistique)
et invention d’un droit d’auteur international : le droit d’auteur
n’était en effet consistant que s’il valait aussi à l’exportation, à l’importation
et en traduction, mais faire respecter ce droit à l’étranger impliquait de
structurer les différents territoires en espaces nationaux, chacun reconnaissant
le droit d’auteur pour ses nationaux et organisant ses professions du livre
à l’échelle nationale de manière à faire respecter ce droit (30).
Une histoire transnationale
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Tous ces exemples montrent qu’il est très difficile de s’en tenir
à un récit internaliste pour rendre compte de l’histoire des
« nations » européennes. Une telle critique des modes
dominants de récit national est articulée depuis deux décennies
maintenant par une nébuleuse de chercheurs elle-même pluri-, trans-
et même peut-être postnationale.
On peut rassembler les différentes
formes que prend cette critique sous le vocable d’histoire
transnationale, y associer, après le temps des fondateurs
de la notion (Raymond Aron, Robert Keohane et Joseph Nye, Karl Kaiser
et Johan Galtung, dans les années 1950-1970, les anthropologues
de la globalisation, autour du Center for Transcultural Studies
de Chicago : Arjun Appadurai, Paul Gilroy, Gayatri Spivak ou
Carol Beckenridge, tous extérieurs à la profession historienne),
les grands chantiers et les grandes réalisations collectives, depuis
les années 1990, que constituent l’histoire transnationale de
l’Allemagne contemporaine (Sebastian Conrad, Jürgen Osterhammel,
Michael Geyer, David Blackbourn (31)), le La Pietra Project
et la réécriture de l’histoire des États-Unis (32)
(Thomas Bender, Charles Bright, Prasenjit Duara, notamment), l’histoire
des transferts culturels franco-allemands initiée et mise en œuvre
par Michel Espagne et Michael Werner, et relayée par l’initiative
franco-allemande majeure que constitue le portail geschichtetransnational
sous la direction de Matthias Middell.
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Cette perspective aboutit à l’ouverture de pistes de recherche
considérables, de plusieurs ordres.
Elle remet au centre de
l’analyse historique des figures, des personnages et des phénomènes
qui, par force, se trouvaient relégués aux marges par les analyses
formulées en termes nationaux : les migrants, les réfugiés,
les exilés, les déplacés, les voyageurs, les produits de l’étranger,
les traductions savantes et littéraires, les correspondances
internationales, les bi- ou multinationaux, les réseaux techniques,
les circulations de capitaux, les zones frontières, les mariages mixtes,
et bien d’autres encore.
Elle place sous les feux de la rampe les institutions internationales,
transnationales ou supranationales – de l’Union postale universelle
à l’OMC – qui structurent une part décisive de notre monde depuis
deux siècles, mais qui n’ont pas reçu, et de loin, toute l’attention
qu’elles méritent.
Il est bon, précisément, de sortir tous ces objets
historiques d’une imagerie qui fait d'eux les restes d’une période
prénationale ou le rêve internationaliste de quelques illuminés sympathiques,
pour les replacer au centre des logiques de la société européenne
industrielle, commerçante et nationalisée, et de ses immenses besoins
de régulation inter-nationale (33).
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Cette perspective transnationale permet aussi de mettre en évidence
combien les relations, les circulations, les références, les capitaux
– symboliques, sociaux et culturels autant que financiers – étrangers
sont essentiels pour l’invention de ce système de domination extrêmement
dynamique que représentent l’État national et la nationalisation des
rapports sociaux et politiques : pas de nationalisation sans
organisation des modalités des circulations internationales, pas de
nationalisation sans contrôle des flux, et pas d’accélération de la
mobilité internationale sans réorganisation profonde des circulations
nationales.
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De ce fait, cette histoire transnationale propose notamment de penser
tout autrement les relations internationales, le statut de l’État et
la question de la légitimité des élites nationales : puisqu’il n’y
a pas d’élite nationale qui ne doive une part essentielle de sa légitimité
à sa capacité à placer favorablement la communauté qu’elle domine dans le
système international du pouvoir, il faut essayer, pour écrire une
socio-histoire de l’Europe contemporaine, de restituer la structure
et la dynamique de ce qu’on peut appeler un champ international du pouvoir,
en réorientant, par son internationalisation, la notion de « champ du
pouvoir » proposée en son temps par Pierre Bourdieu pour dépasser les
apories de celle de « classe dominante » (34).
Les relations interétatiques, telles qu’elles sont saisies traditionnellement
par l’histoire des relations internationales, ne représentent pas, et de loin,
les seules formes de relations qui existent à l’intérieur de ce champ
du pouvoir ; le pouvoir d’État, et donc l’action internationale,
n’est qu’une des formes possibles de la domination. Une forme certes
parfois tout à fait cruciale, mais parfois aussi tout à fait secondaire,
en fonction de la taille des États concernés, mais aussi des fractions
des élites auxquelles appartiennent les acteurs.
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L’histoire transnationale, en ce sens, s’inscrit pleinement dans le long
débat qui anime les théoriciens des relations internationales et de la
globalisation, depuis Robert Keohane, Joseph Nye et Samuel Huntington dans
les années 1960 jusqu’à Saskia Sassen (35), Ulrich Beck (36)
et Arjun Appadurai (37) de nos jours ; elle se fonde sur l’hypothèse,
qu’elle nourrit à partir de nombreux travaux, selon laquelle la transnationalisation
décrite dans les années 1960 comme une nouveauté liée au développement
(qui n’était, sur le temps plus long, qu’un redémarrage) des circulations
de capitaux en dollars, aux multinationales américaines et à la multiplication
des touristes venant du même empire (38), n’était en fait pas une nouveauté,
mais une dynamique fondamentale des transformations sociales et politiques
à l’œuvre depuis deux siècles et demi, notamment en Europe de l’Ouest et
dans l’espace atlantique.
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Elle met aussi de ce fait en cause deux idées fréquentes dans la
littérature sociologique et anthropologique sur la mondialisation
« actuelle » : l’idée que la période récente – avec
tout le flou que comporte cette terminologie – marque le passage
à l’ère de la mobilité, et l’idée subséquente que cette mobilité
met en cause le pouvoir de l’État, qui tend inéluctablement à
décliner.
Au contraire, l’histoire transnationale invite à penser que la
nationalisation des sociétés est bien une « mobilisation »,
dans le double sens de l’augmentation constante des ressources
extraites des hommes et des choses qu’ils contrôlent par les pouvoirs
pour soutenir leurs luttes (39) ET de la mise en mouvement
des personnes, des objets et des formes symboliques, cette force
sans précédent des empires modernes (40).
Nulle nécessité alors
de penser que l’intensification des circulations, des mobilités,
et l’extension des chaînes d’interdépendance affaiblit, voire dissout
le pouvoir d’État : en perspective historique, il se pourrait bien
que ce fût exactement l’inverse.
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22
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Mais, à rebours aussi d’une représentation totalement fluide du monde,
la perspective transnationale insiste bien sur la nécessité de penser
l’importance des frontières, la prégnance des processus de territorialisation,
la nécessité de comprendre la démultiplication, dans l’histoire des trois
derniers siècles, des dispositifs de contrôle, d’orientation, de régulation
et d’exploitation de ces mobilités.
Il ne s’agit pas du tout de verser dans l’idée selon laquelle il n’y
aurait que fluidité, mobilités et modularité infinie : lorsque
Sebastian Conrad, Christophe Charle ou Thomas Bender
insistent sur le rôle essentiel des chaînes d’interdépendance à l’échelle
mondiale dans l’histoire du deuxième Reich, sur le rôle crucial du rapport
à l’étranger dans la régulation professionnelle de l’opéra français en 1900,
ou sur l’impossibilité de rapporter l’histoire américaine au seul motif
de la frontière de l’Ouest compte tenu de la mondialité congénitale des
États-Unis (41), ils indiquent que c’est dans ces circulations,
ces réseaux et ces systèmes mondiaux mêmes que se constituent les dynamiques
modernes de territorialisation, que se structurent les espaces et que
se créent les frontières.
Le terme de « transnational » le manifeste : c’est en étudiant
ce qui circule, ce qui bouge, ce qui relie et ce qui met en système qu’on a
des chances, peut-être, de rendre le mieux compte de ce qui fixe, encadre
et stabilise les hommes, les choses et les mots.
Le marché comme solution ?
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L’histoire culturelle, ainsi inscrite dans une perspective transnationale,
est l’une des pistes les plus fécondes pour tenter de faire cette histoire
de l’Europe contemporaine.
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Mais, avant de décrire la manière dont ce projet peut se déployer,
il faut avoir l’honnêteté de dire qu’il existe au moins une tentative
complète d’histoire culturelle de l’Europe qui échappe au nationalisme
méthodologique dominant : celle de Donald Sassoon, publiée à New York
chez HarperCollins en 2006 sous le titre The Culture of the Europeans,
from 1800 to the Present. L’ampleur de cette synthèse (elle compte
plus de 1600 pages, dont 77 pages de notes et plus de
2'000 références bibliographiques, avec un index rerum et un index
nominum comptant à eux deux plus de 70 pages) n’est pas seule en
cause : elle propose aussi une thèse qui permet de résoudre,
au moins en apparence, les difficultés liées au nationalisme méthodologique.
Cette thèse d’ensemble est en même temps l’outil analytique principal
du livre, comme le montre Christophe Charle dans une note critique récente
sur le livre de Sassoon (42) : la culture qu’il analyse, c’est
« la culture vue du marché », puisque, pour citer cette fois
Sassoon lui-même, « les marchés culturels et la division du travail
qui les soutient sont le sujet principal de ce livre (43) ».
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C’est une manière de régler la plupart des questions qui se posent classiquement
à l’histoire culturelle de l’Europe : si la seule vraie dynamique fondamentale
est celle du marché, de la rentabilisation de la prise de risque que constitue
toute forme d’œuvre pour celui qui l’entreprend ou la produit, alors sa logique
d’ensemble est celle de l’expansion continue, pour accroître sans cesse la
chalandise, et son mécanisme est celui de l’imitation et de l’adaptation, dans un
contexte de concurrence permanente qui produit avant tout de la convergence, de
l’homogénéisation et la répétition des formules éprouvées.
Le rôle des États, l’importance des économies inversées dans les logiques
avant-gardistes à partir de la fin du XIXe siècle, la production de canons officiels
(universitaires ou simplement pour happy few) inverses ou résolument différents
des verdicts du marché, sont largement ignorés, ou considérés comme secondaires.
Dans cette perspective, la dynamique d’ensemble favorise inévitablement l’américanisation
du continent, à partir du moment où les producteurs culturels situés à New York et
en Californie ont su pousser jusqu’à son efficacité maximale le mécanisme de
commercialisation de la production culturelle que Londres, Berlin et Paris notamment
avaient vu se structurer et se développer dès le milieu du XIXe siècle.
Rien d’étonnant,
à partir de là, à ce que le livre de Donald Sassoon ne traite que de manière assez
mécanique la question cruciale des circulations artistiques et esthétiques, pourtant
centrale en Europe.
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26
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Dans la critique que Daniel Simpson avait faite du même ouvrage dans les pages de la
New Left Review (44), une revue marquée par la critique sociologique de
l’industrie culturelle de l’École de Francfort mais aussi par les cultural studies
manchestériennes, il indiquait qu’au fond l’ouvrage aurait pu, ou dû, s’appeler
« Some Components of the Market History of European Culture ».
Le livre de Sassoon relève à tout prendre davantage d’une description massive des formes
de consommation culturelle, et en partie des logiques propres à la production ;
et l’invocation du marché y sert souvent à produire une explication circulaire, selon
laquelle une adaptation locale d’un produit culturel étranger, souvent venu du centre
hégémonique, a été produite par souci de rééditer son succès, le succès de cette
adaptation étant dû à ce choix d’une formule initialement réussie et à la demande
du public, qui veut naturellement ce qui a marché ailleurs.
Or, qui sait ce que « voulait » le public, si jamais cette psychologisation
d’une instance complexe de la société du spectacle a un sens ?
Et que n’étudie-t-on le cimetière immense des tentatives ratées et des rendez-vous manqués
avec « le public » pour faire apparaître le résidu au principe universel du Marché,
un résidu souvent bien massif ?
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Dans l’espace laissé vacant par la tautologie qui menace
ce genre de raisonnement – la domination culturelle de la
France et de l’Angleterre repose sur la capacité de l’une
et de l’autre à produire des œuvres prestigieuses et
populaires, explique Sassoon (45) – se glissent toutes les
questions liées aux autres formes de capitaux que le
capital financier et commercial : le capital symbolique,
le capital culturel, le capital social, le capital
linguistique, qui sont essentiels pour la compréhension
des productions et des producteurs culturels.
La logique
de la consommation même la moins distanciée n’a jamais
été totalement disjointe de ce que Gramsci appelait
l’hégémonie, les sociologues de Francfort l’idéologie,
et les théoriciens de Manchester ou de Paris le discours.
Et on sait, depuis Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein,
que ce qu’on désigne comme le marché et son efficace
révolutionnaire n’ont eu d’effectivité historique qu’à
travers les projets de puissance de ceux qui avaient choisi
de les mettre en œuvre, et qu’ils sont inséparables des
dynamiques de concurrence entre les groupes sociaux et
entre les pouvoirs d’État.
Le marché, le capitalisme,
la montée en puissance du pouvoir d’État et l’intensification
des mobilités portées par – ou porteuses de – la société
industrielle doivent être pensés ensemble. Les productions
culturelles en sont une illustration particulièrement
flagrante.
Orientations pour une histoire transnationale de l’Europe
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On peut donc saluer l’ampleur de la réalisation de Donald Sassoon,
admirer l’audace du projet, tenir son livre pour une pierre de touche,
donner toute sa place à un modèle analytique qui rappelle l’importance
structurante des logiques du marché, mais aussi souligner tout ce
qu’il reste à faire avant de pouvoir écrire une histoire culturelle
de l’Europe qui rende raison d’une part majeure, au moins, des
problèmes qu’elle rencontre dans l’étude de ses objets (46).
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Je voudrais ici proposer, pour achever cette réflexion sur l’histoire
de l’Europe contemporaine, quelques principes et orientations de recherche,
en partant de l’idée que l’histoire de l’Europe pourrait considérablement
progresser, et notamment répondre à quelques-unes des apories qui la
traversent, en tentant de se faire histoire culturelle, par l’étude
à l’échelle européenne de la production et de la réception des objets
culturels comme biens symboliques dans un cadre transnational.
On peut pour cela énoncer deux préalables, et proposer trois méthodes d’enquête.
Les préalables concernent la définition du cadre : que faut-il entendre
par Europe ? Quel périmètre donner aux biens culturels pour une recherche
de ce genre ?
Quant aux méthodes d’enquête, il s’agira premièrement de la focalisation
sur les circulations culturelles, leurs contextes et leurs effets,
deuxièmement de l’articulation du qualitatif et du quantitatif, et
troisièmement de la problématisation des espaces sociaux et des territoires
par le jeu d’échelle, du local au global et du microscopique au macroscopique.
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Le premier préalable consiste à donner une réponse pragmatiste à la question,
cruciale pour l’enquête, de la délimitation de l’Europe. Cette question est
parfois tranchée de manière abrupte en fonction d’une définition a priori –
l’héritage de la Grèce, de Rome et de la chrétienté médiévale, par exemple –,
ou d’une définition politique au moins partiellement arbitraire –
la région du globe caractérisée par la dissolution
des grands empires et la concurrence systématique et généralisée
d’unités politiques modestes incitées de ce fait à
l’innovation institutionnelle, militaire et économique pour survivre (47),
ce qui revient à exclure assez rapidement Byzance, l’Empire Ottoman et la Russie –,
ou économiquement réductrice – mentionnons par exemple l’Europe de l’Ouest
de Wallerstein (48) et son invention conjointe de l’impérialisme et
du capitalisme autour de 1450.
47 C’est notamment la perspective de David Cosandey dans
Le Secret de l’Occident : du miracle passé au marasme présent,
Arléa 1997.
[[Note du webmestre: précisons qu'en fait je n'exclus pas du tout
de l'Europe les États européens qui ne participent pas ou peu au
système d'États européen, comme par exemple l'Islande entre 930 et
1260. Précisons également que j'inclus la Russie dans l'Europe, et
même, du Xe au XIIIe, puis du XVIIe au XXe siècle, dans le système d'États
européen.]]
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31
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C’est en réalité l’idée d’une définition essentielle de l’Europe
qui apparaît empiriquement vouée à l’échec, tant elle est constamment
confrontée à des exceptions et des contre-exemples, et tant elle
a pour conséquence de figer dans une unité fausse une région du monde
caractérisée par l’intensité de ses conflits, de ses affrontements
internes, et par la variété de ses modes de relations avec les autres
parties du monde.
Il pourrait s’agir donc de définir l’Europe au contraire comme un
territoire variable, une arène changeant en fonction des conflits,
des configurations de pouvoir et des circulations qui l’animent :
à partir de la dissolution de l’Empire carolingien, si l’on veut
une périodisation longue, mais surtout à partir du XVIIIe siècle,
pour s’en tenir à la chronologie qui nous occupe spécifiquement,
le promontoire de l’Eurasie est caractérisé par l’intensité des conflits,
des concurrences, des circulations internes et des débats qui le
traversent, et c’est dans ces processus mêmes que se forge une part
essentielle des dynamiques qui donnent aux groupes sociaux qui s’y
confrontent leur capacité d’expansion, d’affirmation et de réinvention.
Définir l’Europe comme un champ de luttes, une constellation de forces,
un système de circulations, et donc un ensemble d’enjeux de conflits
autour desquels se groupent des configurations variables d’acteurs
intéressés à y asseoir leur domination ou à s’y insérer, c’est s’autoriser
à faire varier en fonction des moments et des enjeux le nombre, la nature
et la position des participants au jeu, et donc se permettre d’intégrer
à l’histoire européenne aussi bien la Turquie de Kemal que l’Helsinki
d’Elias Lönnrot, sans pour autant placer systématiquement la Finlande
dans l’horizon obligatoire de tous les objets d’études européens, ni
affirmer systématiquement « l’européanité » de la Turquie.
Cette définition de l’Europe, qu’on pourrait dire pragmatiste, comme
configuration de pouvoir délimitée par l’ensemble des acteurs qui s’y
investissent à un moment donné, permet de sortir d’une vision par
principe territoriale, et donc volens nolens étatico-nationale.
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Le second préalable concerne encore un problème d’extension :
celle que l’on donne au terme de culture. Pour simplifier,
il convient de mettre à distance deux des définitions effectivement
en usage dans nombre d’histoires de la culture et de la pensée
européennes, qu’on peut évoquer à travers les cas, particulièrement
polaires, de John Burrow (49), représentant éminent de l’École
dite de Cambridge, et de Donald Sassoon.
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33
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Le premier n’envisage comme pensée européenne que les systèmes
textuels et idéologiques les plus organisés, les plus formalisés
et sophistiqués, parce qu’ils définissaient selon lui un espace
discursif commun fondé sur un certain contrôle du langage, de
l’argumentation et du détachement savant, et c’est précisément
cette restriction aux produits intellectuels les plus normalisés
qui permet d’envisager quelque chose comme un espace européen,
celui des débats savants fondés sur le partage d’une norme intellectuelle
commune.
Le second refuse d’envisager les productions savantes,
les beaux-arts ou l’avant-gardisme esthétique, parce que ces
manifestations symboliques relèvent seulement de la consommation
raffinée des élites, dont l’impact serait très faible sur les
évolutions d’ensemble de la culture des Européens, et parce
qu’elles étaient largement illusoires dans leur prétention esthétique
et intellectuelle à échapper à l’extraordinaire puissance du marché.
Au contraire, il faut souligner que les avant-gardes culturelles
et intellectuelles n’auraient jamais existé sans le marché et
l’étatisation contestée de la culture (50), sans les rapports complexes
qu’elles ont entretenu avec la commercialisation et la diffusion
pédagogique des œuvres et des textes (51), que même les savants
les plus exigeants ont affaire au capitalisme d’édition ; mais il
est aussi nécessaire de comprendre que l’invention d’espaces non
marchands d’accès aux beaux-arts, l’invention de politiques d’État
visant à favoriser systématiquement des circulations intellectuelles
non immédiatement rentables, et l’existence même de l’édition
d’avant-garde, dont la pérennité économique est devenue une évidence,
parmi bien d’autres exemples, attestent que la culture déborde
et de loin le seul modèle analytique du marché, comme le prisme
de la lecture idéologique et politique.
Comme l’écrit Christophe Charle, il faut tenter une « histoire
culturelle de l’Europe compréhensive, qui ne privilégierait ni une
zone particulière,
ni un mode d’appréhension de la culture (production vs diffusion ;
consommation vs transmission ou héritage), ni une forme particulière
(écrite vs orale, visuelle vs imprimée, etc.), ni une strate de
destinataires supposés, mais qui tâcherait également de tenir la
balance entre approche internaliste et externaliste, tendances à
long terme et périodisations spécifiques (52) ».
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Une fois ces préalables posés, le premier choix heuristique d’ensemble
pour faire cette histoire culturelle de l’Europe concerne sa dimension
transnationale. Il consiste à juger qu’écrire l’histoire culturelle de
l’Europe implique de renverser la logique territoriale de l’historiographie
passée de la culture.
Pour simplifier, celle-ci partait des territoires nationaux, ou des
cultures dites nationales, perçus comme la matrice évidente ou au moins
comme le cadre naturel de l’étude des productions culturelles, pour esquisser
ensuite, par comparaison, juxtaposition et exposé des circulations entre eux,
une géopolitique culturelle de l’Europe conçue comme un assemblage, pris
éventuellement dans une dynamique de divergence ou de convergence tendancielles.
Au contraire, il s’agit ici de partir d’une histoire des circulations,
des mobilités, des importations et des exportations qui constituent
l’Europe comme espace social et politique et qui traversent, mobilisent,
surmontent et en réalité produisent souvent, dans le mouvement même de
leur effectuation, les frontières des États, les frontières linguistiques,
économiques et culturelles, les frontières des savoirs et des ethnicités,
les communautés professionnelles et culturelles dites nationales, les
droits nationaux concernant les biens symboliques, et tant d’autres.
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35
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Il ne s’agit pas de nier l’importance des phénomènes d’ethnicité, de
nationalisation et de territorialisation, incontournables pour tous nos
objets, mais de les faire passer de formes a priori de l’investigation
au statut d’objets d’enquêtes, et pour cela de suivre les formes de mobilités
de biens, de personnes, de concepts, de discours, de modèles institutionnels
et de réputations qui, dans leurs mouvements mêmes, par les reconfigurations
qu’ils produisent, par les résistances ou les encouragements qu’ils rencontrent,
par les efforts de classement, de reclassement ou d’invention taxinomique
qu’ils imposent, inventent, produisent et créent des communautés,
des territorialités, des systèmes d’identification et des configurations
discursives. [un bon exemple de phrase inutilement longue, lourde et jargonneuse...]
Il ne s’agit pas de dire que les mobilités ont été ou sont, logiquement
ou chronologiquement, premières : il s’agit de prendre les circulations
comme des moyens d’accéder à la logique complexe de territorialisation
qui se déploie en Europe, depuis au moins le XVIIIe siècle, et donc de
se donner les moyens de décrire empiriquement l’intrication étroite
de la mobilisation des hommes, des choses et des mots comme mise en
mouvement et comme réinvention des pouvoirs, intrication qui a donné
à cette logique de territorialisation une part essentielle de sa force
d’expansion et de croissance. [Un autre bon exemple de phrase inutilement
longue, lourde et jargonneuse...]
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Le deuxième choix heuristique pour cette histoire transnationale
de l’Europe consiste en l’articulation systématique des méthodes
quantitatives et qualitatives. L’une des traditions des sciences
sociales repose sur le souci de produire des analyses intensives
de terrains d’enquête circonscrits, visant à mettre au jour des
mécanismes économiques, sociaux, politiques, esthétiques et linguistiques
particuliers et sophistiqués qu’une focale d’enquête trop large
ne peut apercevoir ni saisir. [??]
C’est par exemple la logique de la « pensée par cas (53) »
et du « tournant critique » des années 1980 (54),
qui est indispensable pour les sciences sociales et les humanités
et sans laquelle le risque est grand de se laisser piéger par des
macro-concepts creux et des hypostases. [??]
Mais il est utile de contrôler constamment ces analyses intensives
et qualitatives, fondées sur des focales resserrées et des lectures
particularisantes, en construisant des séries, des corpus et des réseaux
susceptibles de quantification, de formalisation et de modélisation.
Ces méthodes ne sont pas moins présentes dans la tradition des sciences
sociales : l’histoire dite des Annales, qui a fixé dans ce domaine
des standards internationaux – l’histoire du livre, la démographie
historique –, mais aussi la sociologie quantitative et l’économétrie
ont su développer des manières de faire et des outils importants dans
ces domaines (biographies collectives, statistiques, traitements
systématiques d’occurrences dans des corpus structurés, cartographie,
network analysis, analyses factorielles).
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37
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Le troisième principe heuristique concerne les jeux d’échelles à déployer
dans l’analyse. Le transnationalisme méthodologique et l’aller et retour
entre le qualitatif et le quantitatif impliquent d’utiliser pleinement
la variation de focale dans la délimitation des terrains d’enquête,
dans la production de données et dans la mise en forme narrative.
Le souci de précision empirique et de contextualisation serrée implique
de restituer précisément, pour chaque cas d’étude, l’inscription spatiale
et sociale des acteurs, des formes et des effets des transferts culturels.
Mais ce travail de localisation doit toujours, dans le même temps, établir
la position sociale et spatiale des circulations étudiées dans l’espace
régional et/ou national et/ou global dans lequel elles se déploient,
traversant des frontières, se soumettant ou échappant à des pouvoirs qui
imposent leur territorialisation.
Cette territorialité complexe des phénomènes culturels n’est pas seulement
dans l’œil de l’enquêteur : elle est régulièrement revendiquée par
les acteurs, formulée par eux, elle fait partie de leurs registres d’action
et de leurs ressources spécifiques, de leurs chances, que cette disponibilité
soit effectuée ou pas.
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38
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L’enjeu analytique est de taille, comme permet de le voir le cas célèbre
de Fernand Braudel théorisant sur les relations entre « culture »
et « économie » dans les nations européennes.
Dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme (55),
il entendait étayer l’idée que les capitales culturelles sont souvent
différentes des capitales économiques, et donc que le capital culturel
est relativement indépendant du capital économique et politique. C’est
un point essentiel du raisonnement par exemple de Pascale Casanova dans
La République mondiale des lettres (56) (l’une des plus importantes
et passionnantes tentatives récentes de procéder à une géopolitique
européenne et mondiale de la littérature).
Cette thèse permet à la fois de fonder l’idée que Paris est la capitale
mondiale de la littérature dans un contexte de relatif déclin national,
au XIXe siècle, mais aussi de comprendre que l’essentiel de la domination
d’une capitale repose sur son capital symbolique, entretenu par la croyance
et l’accumulation des textes.
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39
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Or le raisonnement de Braudel, qui suit un développement sur Venise,
Florence, Amsterdam, passe pour le XIXe siècle à « la France »
et à « l’Angleterre », pour dire que la France est restée
dominante culturellement alors qu’elle était en déclin économique
relatif. Ce passage subreptice de l’échelon des capitales à l’échelon
national, typique du nationalisme méthodologique inconscient de la
grande majorité des travaux d’histoire quand ils abordent le XIXe siècle,
ce « temps des nations », est un biais fatal du raisonnement
dans tous les travaux qui, portant sur la culture comprise comme enjeu
géopolitique, ne placent pas au centre de leurs précautions méthodologiques
la problématisation des échelles territoriales de pertinence des phénomènes
sociaux.
Si précisément on considère Paris, une métropole, et non la France,
un État-nation, comme système économique et social de référence pour
l’étude des productions culturelles dites « françaises »,
la disjonction entre puissance symbolique et puissance économique
n’est plus valide.
Paris est bien alors l’une des toutes premières
villes économiques du monde, en très forte croissance, et qui développait,
notamment dans le domaine du loisir et des arts, plastiques ou du spectacle,
une productivité remarquable, en rapide augmentation.
Rien d’étonnant, rétrospectivement, à ce que le Paris économiquement
bouillonnant des années 1850-1870 ait aussi été un des lieux d’invention
de la modernité esthétique.
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40
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Raisonner à l’échelle des métropoles, par exemple, c’est précisément
voir d’autres choses que ce qu’on voit à l’échelon national, et c’est
donc poser autrement la question de l’articulation entre les échelles
locale, nationale et internationale dans la vie littéraire et
culturelle (57).
Ce qui n’empêche nullement de chercher à comprendre quels effets
a pu avoir sur la métropole son statut de capitale politique,
et à quelles conditions a pu s’instaurer le raccourci par lequel
Paris est devenu, pour une part au moins de son rôle international,
la métonymie de la France.
En guise de conclusion : l’exemple de la traduction
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41
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Comme toujours, un énoncé programmatique de ce genre peut paraître
totalement abstrait [oui, en effet, et creux...], et donc laisser
plus que sceptique même le lecteur qui a eu le courage de le parcourir
jusqu’au bout.
Je voudrais [afin de dissiper cette mauvaise impression, et], en guise
de conclusion, donner un exemple d’objet d’histoire culturelle pouvant
être éclairé par une perspective européenne et permettant à son tour de
voir l’histoire européenne sous un nouveau jour : celui de la
traduction littéraire, saisie à travers le cas double de l’intraduction
dans l’espace germanophone et de l’intraduction dans l’espace francophone,
entre le milieu du xviiie siècle et le début du XXe siècle (58).
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42
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L’une des formes les plus décisives de circulation culturelle
entre l’espace francophone et l’espace germanophone, et donc l’une
des formes de transnationalité les plus importantes entre les élites
des deux rives du Rhin, a été la traduction d’ouvrages littéraires
(roman, poésie, théâtre, critique et histoire littéraires).
En matière de belles lettres, la traduction publiée en volume est,
en dehors de petits cercles de lettrés polyglottes qui parviennent
à lire en langue étrangère, le principal mode de circulation des
œuvres. Seul moyen de toucher un vaste lectorat, la traduction en
volume ou son prodrome, la publication en livraisons dans les revues,
est l’opération qui permet vraiment la circulation dans une communauté
lettrée d’un texte écrit en langue étrangère et issu d’une autre
communauté lettrée.
Bien plus qu’une simple question de circulation des textes, de diffusion
et de réception des œuvres, voire de production des réputations,
ces traductions mettaient en jeu une part essentielle des structures
des communautés lettrées européennes, en mobilisant des éditeurs, des
traducteurs, des commentateurs, des critiques, en autorisant des
stratégies parfois radicales de reconfiguration du marché littéraire,
en interrogeant le statut national de la langue, en mettant en cause
les canons et les hiérarchies, en mobilisant parfois les efforts des
autorités professionnelles, mais aussi politiques, sur les questions
de droit d’auteur et de puissance culturelle nationale.
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43
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Ce genre d’enquête ne s’oppose plus, depuis un moment déjà, aux études
menées dans le cadre de ce qu’on a coutume d’appeler traductologie,
ou translation studies, dans le contexte anglophone.
Les translation studies, depuis au moins Gideon Toury, ont profondément
élargi le fondement étroitement traductologique de leur programme initial
et développé des recherches décisives sur les dimensions économiques,
sociales et politiques de la traduction, naturellement pour ce qui
concerne les périodes récentes où le marché littéraire linguistique
mondial accroît la demande structurelle de traduction, mais aussi pour
des périodes bien plus anciennes, depuis l’Espagne médiévale jusqu’à
la constitution des empires coloniaux en passant par les Grandes
découvertes et les origines globales de la science moderne.
Anthony Pym, Emily Apter, Lawrence Venuti, Theo Hermans, Fritz Nies,
Gisèle Sapiro, Abram de Swaan, sont quelques-uns des noms qu’il faut
citer dès qu’on envisage une enquête de quelque ampleur sur le rôle
et la place de la traduction et des traducteurs dans l’espace mondial
des langues et de la culture : ils ont apporté à ce type de recherche
le souci du temps long, de l’analyse empirique intensive et de l’histoire
quantitative.
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44
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L’étude quantitative et qualitative de la traduction est donc un
excellent lieu d’enquête pour une histoire transnationale de la culture
en Europe, mais aussi des élites européennes en général, à la fois
dans leur dimension nationale et dans leurs dimensions internationales.
Le cadrage franco-allemand, qui dans ce cas doit sans cesse faire
l’aller et retour entre une définition linguistique (l’espace
francophone, l’espace germanophone), une définition politique
(deux sociétés politiques dominantes en Europe – structurée en
État pour l’une avant le XVIIIe siècle, pour l’autre au cours du
XIXe siècle mais elle était modelée depuis 1750 par un agenda national
dans lequel les lettrés avaient eu une part décisive – et leurs marges
provinciales et étrangères), et une définition sociale (l’ensemble des
groupes sociaux inscrits dans ces ensembles linguistiques et/ou saisis
par ces ensembles politiques, des élites structurellement transnationales
aux collectifs les plus isolés), est extrêmement riche pour une étude
de ce type, puisqu’il met en relation à la fois :
des institutions politiques régulièrement affrontées des élites
également préoccupées par le caractère central de la littérature
dans les processus de nationalisation des populations
des communautés lettrées nombreuses et puissantes, elles-mêmes
structurées par des professions éditoriales et journalistiques précocement
organisées.
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45
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L’étude des traductions entre espace francophone et espace germanophone
apparaît ainsi comme « un instrument de choix pour dénationaliser
l’histoire littéraire (59) » et pour construire une histoire
culturelle transnationale, permettant de comprendre les formes, les modalités,
l’intensité et les effets de l’internationalisation culturelle en Europe.
Mesurer le poids, le rôle, les logiques et la géographie des traductions
en français ou en allemand d’ouvrages littéraires primaires au sens actuel
du terme (roman, poésie, théâtre principalement) depuis le milieu du XVIIIe
siècle jusqu’aux années 1910 est donc le principal objectif (60).
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46
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La première étape consiste à établir, pour l’intraduction dans l’espace
germanophone, et pour l’intraduction dans l’espace francophone, une série
statistique aussi continue et cohérente que possible en mobilisant les
données déjà constituées par les études citées précédemment et les
bibliographies rétrospectives récentes et en les croisant avec des données
anciennes fournies par des observateurs, individuels ou institutionnels,
de l’époque : les catalogues rétrospectifs (La France littéraire),
les sources administratives de contrôle des publications et les périodiques
d’annonces littéraires ou généralistes sous l’Ancien Régime, le Catalogue
général de la librairie française à partir de 1867, la revue du Bureau
international de Berne, Le Droit d’auteur, à partir de 1888, ou le
Hinrichs’ Katalog der im deutschen Buchhandel erschienenen Bücher,
Zeitschriften, Landkarten usw. Titelverzeichnis und Sachregister /
bearbeitet von Richardt Haupt und Heinrich Weise, à partir de 1851
et jusqu’en 1912, parmi d’autres exemples.
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47
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On peut disposer ainsi d’un corpus de données concernant le nombre
et le genre des œuvres traduites selon les catégories d’ouvrage,
les œuvres elles-mêmes et leurs auteurs, leur provenance et leurs
langues d’origine – vivantes (anglais, italien et espagnol surtout)
ou mortes (latin, grec, hébreu principalement) –, le délai de leur
traduction et de diffusion, pour les auteurs les plus traduits,
les principales maisons d’édition engagées, les prix pratiqués pour
les ouvrages en traduction, le rythme de leurs rééditions, etc.
Le corpus statistique ainsi constitué est [serait] complètement
inédit (61), par son ampleur documentaire, son étirement
chronologique et son exploitabilité.
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48
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Cette statistique comparée et croisée, généralisable à terme
à l’échelle européenne, permet de produire une première géopolitique
de la littérature européenne, en mettant en évidence les hauts lieux
de l’intraduction, les centres les plus exportateurs, en établissant
le taux d’ouverture de chaque système éditorial aux productions dans
les autres langues et issues d’autres systèmes éditoriaux, en évaluant
le niveau de centralisation des aires linguistiques et leur degré de
recoupement avec la structuration principalement métropolitaine des
systèmes éditoriaux (62). Elle permet enfin naturellement de saisir
à la fois l’inertie très large mais aussi les évolutions des hiérarchies
culturelles européennes, entre genres littéraires, entre langues, entre
régions de production littéraire, pendant toute la période de la
nationalisation des sociétés ouest-européennes.
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49
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Une approche multilatérale, quantitative et longitudinale de ce genre,
si on la complète, la réoriente et la borde en mobilisant le très grand
nombre d’études monographiques sur les traducteurs et traductrices,
journalistes et critiques, éditeurs, libraires et autres intermédiaires,
permet aussi de transformer notre vision des différents acteurs de
l’importation d’œuvres étrangères et des circulations culturelles
internationales.
Dans ce domaine, les monographies érudites ne manquent pas, même si elles
présentent une perspective la plupart du temps différente. Les replacer
dans un horizon heuristique à la fois quantitatif et
géopolitique permet de dépasser le sentiment d’inépuisable et parfois
vain foisonnement des parcours et des anecdotes, mais aussi de surmonter
ou au moins de mettre à distance l’une des traditions qui aimantent
leur représentation depuis longtemps dans les études littéraires
et historiques, celle qui en fait a priori de « grands cosmopolites »
assurant la communication entre les grands esprits contre la nationalisation
des masses et la vanité guerrière des élites politiques.
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50
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En réalité, les importateurs des littératures étrangères peuvent
être aussi compris, dans l’Europe des années 1750-1910, et tout
particulièrement si l’on se situe dans une perspective à la fois
européenne, de longue durée et d’histoire sociale, comme l’un des
rouages essentiels de l’industrialisation du livre et de la culture,
un mouvement – c’est particulièrement clair pour ce qui touche
à la traduction – étroitement corrélé aussi à son inter-nationalisation.
Sortir des quelques cas bien connus parce que rétrospectivement
célébrés et canonisés permet de voir apparaître ne serait-ce
qu’un peu de l’immense piétaille de la traduction, ce prolétariat
des lettres en bonne partie féminin et parfois complètement invisible,
qui a accompagné et accéléré la naissance du capitalisme d’édition
à Leipzig, à Paris et à Londres, en fournissant à peu de frais,
parfois en temps records, souvent sans aucun scrupule professionnel
ou esthétique, des éditeurs soucieux d’étendre rapidement et
efficacement leur offre de livres, soucieux de profiter des grands
succès européens, contourner les goulots d’étranglement de leur
système de production local ou national, mais aussi parfois de nourrir
une politique de catalogue susceptible d’une rentabilité de long terme,
indissociablement esthétique et financière, essentielle pour la
constitution progressive de canons européens transnationaux et
pour la capitalisation littéraire sur laquelle le modernisme,
par exemple, fonda sa percée tardive.
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Et la traduction et son droit se retrouvent donc naturellement
aux toutes premières places dans la double révolution du droit
d’auteur et du capitalisme d’édition que connurent tous les
systèmes éditoriaux européens pendant ce très long XIXe siècle :
c’est autour des questions de droit des auteurs, des éditeurs
et des traducteurs que se structurent, entre les accords bilatéraux
des années 1840 et la convention de Berne de 1886, à la fois la
régulation des circulations littéraires internationales, mais
aussi l’imposition progressive dans tous les pays européens
du standard semi-libéral de droit d’auteur (temporaire, au nom
des droits du public, mais sans cesse renforcé et prolongé pour
l’auteur et ses héritiers directs) qui régule encore notre marché
des biens culturels.
C’est autour du droit de la traduction,
avec la participation active d’éditeurs, d’auteurs, de critiques
littéraires et de traducteurs engagés d’une manière ou d’une
autre dans les négociations internationales, que s’est structurée
une part essentielle des droits nationaux des auteurs, et que
s’est enclenchée une mondialisation du droit de la littérature
par la généralisation de la structuration nationale des professions
du livre.
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Les acteurs des circulations littéraires peuvent aussi être compris,
à partir d’une histoire transnationale de la traduction, comme une
fonction bien délimitée et cruciale dans le système de production
des communautés imaginées, inséparablement national et international,
obsidional et circulatoire, xénophobe et xénomane dans lequel les
communautés professionnelles des lettres ont été reconfigurées mais
qu’elles ont elles-mêmes aussi contribué à inventer, entre le milieu
du XVIIIe et le début du XXe siècle.
Bien des traducteurs, malgré l’imagerie complaisante des
« grands cosmopolites », furent aussi d’actifs nationalisateurs
de littératures étrangères qu’il convenait de domestiquer et de récrire
avant de pouvoir les faire circuler ; bien des importateurs
de littératures étrangères, critiques ou savants, petites mains ou
grands noms, ont été, dans l’opération même de faire connaître les œuvres
de l’étranger, des théoriciens résolus de leur étrangeté radicale
et dans le même mouvement, inévitablement, des prophètes de l’esprit
national.
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La mise en perspective transnationale des opérations de traduction,
d’imposition de schèmes de classement et de lecture dans les préfaces,
l'analyse croisée des constructions d’imagologies nationales et de
systèmes de lecture ethnicisés des œuvres littéraires permet de mettre
en évidence non seulement les difficultés techniques, esthétiques
ou philosophiques liées à l’opération de traduction, non seulement
les orientations protectionnistes ou ethnocentriques de tel ou tel
moment ou de tel ou tel contexte national d’importation littéraire
et de traduction, mais surtout le rôle structurel et central de la
traduction, des traducteurs et de leurs collègues critiques dans
l’intensive construction du système transnational des littératures
nationales européennes. Les circulations littéraires, qu’il s’agît
d’auteurs, de textes, de livres, de motifs et de réputations, furent
tout autant le support et le truchement de l’intensive nationalisation
des sociétés lettrées européennes que le vecteur de leur dépassement
cosmopolite.
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Les termes de « transnational » et de « transculturel »
le manifestent dans leur forme : c’est en étudiant ce qui circule,
ce qui bouge, ce qui relie et ce qui met en système que l’on risque,
peut-être, de rendre le mieux compte de ce qui fixe, encadre et
stabilise les hommes, les choses et les mots.
L’étude des circulations culturelles européennes dans une perspective
transnationale apparaît ainsi comme un instrument privilégié pour
dénationaliser l’histoire culturelle, et pour construire une histoire
culturelle qui permette de comprendre les formes, les modalités,
l’intensité et les effets de l’internationalisation culturelle, et donc
de jeter les bases collectives d’une histoire culturelle de l’Europe.
Notes
1 C’est-à-dire, en termes heuristiques, d’une part le projet politique des nationalistes, qui prétendent fonder le pouvoir d’État sur la nature essentiellement particulière de la communauté dont il serait l’expression politique, et affirment que les hiérarchies internes à cette communauté doivent dépendre de l’adéquation plus ou moins grande de ses membres à cette nature, et d’autre part l’ensemble des processus de nationalisation, volontaristes ou systémiques, par lesquels les liens sociaux ont été reconfigurés (transformation des formes de domination, des modalités de l’appartenance et des régimes de territorialité – et pas seulement, loin de là, pour les catégories dominées). Pour une mise au point récente, voir notre article, « Nations et nationalisme », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies. Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, volume 2.
2 Voir notamment Christophe Charle, La Crise des sociétés impériales, Paris, Le Seuil, 2001 ; Jane Burbank et Frederick Cooper, Empires in World History : Power and the Politics of Difference, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2010.
3 Voir notamment Christopher Alan Bayly, La Naissance du monde moderne, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2007 ; et Antony Hopkins (éd.), Globalization in World History, Londres, Pimlico, 2002.
4 Karl Polanyi, La Grande Transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.
5 Voir la mise au point de Romain Bertrand, « Histoire globale, histoire connectée », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies. Concepts et débats, éd. citée, volume 1.
6 Voir Martyn Lyons, Reading Culture and Writing Practices in Nineteenth-Century France, Toronto (Ont.), University of Toronto Press, 2008.
7 Voir notre article, « Henrik Ibsen, auteur international », in Michel Espagne (dir.), Le Prisme du Nord. Pays du Nord, France, Allemagne, 1750-1920, Tusson, Du Lérot, 2006.
8 Jacques Le Rider, Hugo von Hofmannsthal : Historismus und Moderne in der Literatur der Jahrhundertwende, Vienne, Böhlau Verlag, 1997.
9 Voir Elsa Romeo, La Scuola Di Croce : Testimonianze sull’Istituto italiano per gli studi storici, Bologne, il Mulino, 1992.
10 Voir par exemple Joël-Marie Fauquet et Antoine Hennion, La Grandeur de Bach. L’amour de la musique en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2000.
11 Voir parmi d’autres le récent Xavier Barral i Altet, Contre l’art roman ? Essai sur un passé réinventé, Paris, Fayard, 2006.
12 Sur ce point, voir notamment le livre essentiel d’Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales, Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 1999 ; mais aussi par exemple Élisabeth Décultot, Johann Joachim Winckelmann : enquête sur la genèse de l’histoire de l’art, Paris, PUF, 2000.
13 Voir par exemple Béatrice Joyeux-Prunel, « Nul n’est prophète en son pays » ? L’internationalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes, 1855-1914, Paris, Musée d’Orsay, 2009.
14 Voir, parmi d’autres, le livre de David Forgacs et Stephen Gundle, Mass Culture and Italian Society from Fascism to the Cold War, Bloomington (Ind.), Indiana University Press, 2007.
15 Pour faire le point sur la question, voir Gerard Delanty et Krishan Kumar (éd.), The Sage Handbook of Nations and Nationalism, Londres, Sage Publications, 2006 ; et Repenser le nationalisme : théories et pratiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2006. Sans parler de l’inégalité de traitement des différentes parties de l’Europe, sur un plan cette fois horizontal : même si les programmes européens et transnationaux dans ces domaines se sont multipliés, on est encore loin de disposer de manière symétrique et comparable d’études circonstanciées sur tous les pays ou régions d’Europe.
16 Sur ce point, voir Christop Conrad et Sebastian Conrad (éd.), Die Nation schreiben : Geschichtswissenschaft im internationalen Vergleich, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2002.
17 Gerard Delanty et Krishan Kumar (éd.), Repenser le nationalisme, éd. citée, et par exemple l’important textbook dirigé par Geoff Eley et Grigor Suny, Becoming National : A Reader, New York, Oxford University Press, 1996, sont typiques, malgré leurs très grandes qualités, de cette tendance à la juxtaposition d’histoires nationales de la nationalisation.
18 Un des grands noms de l’histoire transnationale, Akira Iriye, a écrit dans cette perspective Cultural Internationalism and World Order, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997.
19 Voir Christophe Charle, Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle : essai d’histoire comparée, Paris, Le Seuil, 1996, notamment toute la deuxième partie.
20 Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales, Europe XVIIIe-XXe siècle, éd. citée.
21 C’est la situation paradoxale dans laquelle se trouvent par exemple des théoriciens et promoteurs de l’Action française, qui à certains moments dénient au fascisme italien toute ressemblance sérieuse et toute filiation commune, mais qui à d’autres moments affirment leur statut d’original par rapport à une pâle copie à l’italienne. Les historiens français ont largement accepté cette vision exceptionnaliste des mouvements autoritaires et antilibéraux de l’entre-deux-guerre, en la rationalisant en immunité française au fascisme. Voir sur ce point Michel Dobry (dir.), Le Mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003, et notamment le précieux article de Bruno Goyet, « La Marche sur Rome. Version originale sous-titrée ».
22 Voir, parmi d’autres, Linda Colley, Britons : Forging the Nation 1707-1837, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1992, et Edmond Dziembowski, Un nouveau patriotisme français, 1750-1770 : la France face à la puissance anglaise à l’époque de la guerre de Sept ans, Oxford, Voltaire Foundation, 1998.
23 Voir par exemple Mary Helen McMurran, « National or Transnational ? The Eighteenth Century Novel », in Margaret Cohen, Carolyn Dever (éd.), The Literary Channel. The Inter-National Invention of the Novel, Princeton, Oxford, Princeton University Press, 2002.
24 Isabella Löhr, Die Globalisierung geistiger Eigentumsrechte : Neue Strukturen internationaler Zusammenarbeit, 1886-1952, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2010.
25 Thomas Bender, « Humanities », in Akira Iriye et Pierre-Yves Saunier (éd.), The Palgrave Dictionary of Transnational History, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009.
26 Voir sur les Décades de Pontigny la vision décapante et fort lucide qu’en donne le célèbre romaniste Ernst Robert Curtius, ainsi qu’on peut la restituer à partir de ses échanges épistolaires avec Charles du Bos, et d’une manière générale à partir de la complexité de sa trajectoire franco-allemande ; voir sur ce point Christine Jacquemard de Gémeaux, Ernst Robert Curtius, 1886-1956. Origines et cheminements d’un esprit européen, Berne, Peter Lang, 1998.
27 Voir notre article, « Aux origines françaises du nationalisme anglais. La genèse transnationale de l’histoire littéraire anglaise (1836-1921) », in Sylvie Aprile et Fabrice Bensimon (dir.), La France et l’Angleterre au XIXe siècle : échanges, représentations, comparaisons, Grâne, Créaphis, 2006.
28 Parmi d’autres, voir Shepherd-Barr, Kirsten, Ibsen and the Early Modernist Theater, 1890-1900, Westport Connecticut, Greenwood Press, 1997.
29 Jean-François Botrel, Victor Infantes, François Lopez (dir.), Historia de la Edición y de la lectura en España, 1472-1914, Madrid, Fundación Germán Sánchez Ruipérez, 2003.
30 Voir Isabella Löhr, Geistige Eigentumsrechte, op. cit. ; Salah Basalamah, Le Droit de traduire : une politique culturelle pour la mondialisation, Arras, Artois Presses Université, 2009 ; Jean-Yves Mollier et Jacques Michon, Les Mutations du livre et de l’édition dans le monde du XVIIIe siècle à l’an 2000 : actes du colloque international, Sherbrooke, 2000, Paris, L’Harmattan, 2001.
31 Pour ne citer que quelques titres, Sebastian Conrad, Globalisierung und Nation im deutschen Kaiserreich, Munich, C. H. Beck, 2006 ; Sebastian Conrad et Jürgen Osterhammel, Das Kaiserreich transnational : Deutschland in der Welt 1871-1914, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2004.
32 Voir surtout Thomas Bender (éd.), Rethinking American History in a Global Age, Berkeley, University of California Press, 2002.
33 Parmi une bibliographie conséquente, voir Craig Murphy, International Organization and Industrial Change : Global Governance since 1850, Cambridge, Polity Press, 1994 ; Madeleine Herren et Sacha Zala, Netzwerk Aussenpolitik : Internationale Kongresse und Organisationen als Instrumente der schweizerischen Aussenpolitik 1914-1950, Zurich, Chronos, 2002 ; Jean-François Bayart, Le Gouvernement du monde : une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2004.
34 Voir par exemple Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 553.
35 Saskia Sassen, La Globalisation : une sociologie, Paris, Gallimard, 2009.
36 Ulrich Beck, What Is Globalization ?, Cambridge, Polity Press, 2000.
37 Arjun Appadurai, Modernity at Large : Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis (Minn.), University of Minnesota Press, 1996.
38 Robert O. Keohane, Transnational Relations and World Politics, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1972.
39 C’est notamment le sens classique de la « mobilisation générale », analysée historiquement par exemple par George Mosse in The Nationalization of the Masses : Political Symbolism and Mass Movements in Germany from the Napoleonic Wars Through the Third Reich, Ithaca, Cornell University Press, 1991.
40 C’est en ce sens que Serge Gruzinski parle de mobilisation dans sa description de l’empire mondial que constitue la monarchie espagnole entre 1580 et 1660, dans Les Quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, notamment chapitre III, « Une autre modernité », et chapitre VI, « Des ponts sur la mer ». Pour une étude sur la « mobilisation » à un autre moment-clé de la nationalisation, voir Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003. Sur la modernité comme mobilisation, voir aussi Peter Sloterdijk, La Mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique politique, Paris, Christian Bourgois, 2000.
41 Voir Christophe Charle, Théâtres en capitales : naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne, 1860-1914, Paris, Albin Michel, 2008 ; Sebastian Conrad, Globalisierung und Nation im deutschen Kaiserreich, Munich, C.H. Beck, 2006 ; Thomas Bender (éd.), Rethinking American History in a Global Age, éd. citée.
42 Christophe Charle, « Peut-on écrire une histoire de la culture européenne à l’époque contemporaine ? », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2010/5 (65e année).
43 Donald Sassoon, The Culture of the Europeans, from 1800 to the Present, éd. citée, p. XXI.
44 David Simpson, « Selling Europe Culture », New Left Review no 47, septembre- octobre 2007.
45 David Simpson, article cité, p. 158.
46 Le programme d’enquête qui suit est pour l’essentiel celui que s’est donné l’équipe « Internationalisation culturelle » de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (UMR 8066), sous la direction de Christophe Charle, pour les années à venir. Ses objectifs ont d’ailleurs été pour partie exposés déjà dans la note critique publiée par ce dernier dans les pages des Annales, que j’ai citée plus haut.
47 C’est notamment la perspective de David Cosandey dans Le Secret de l’Occident : du miracle passé au marasme présent, Paris, Arléa, 1997.
48 Voir notamment Immanuel Wallerstein, The Capitalist World-Economy : Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1979.
49 John W. Burrow, The Crisis of Reason : European Thought, 1848-1914, Yale University Press, 2002.
50 Parmi tant d’autres, on peut citer Ian Small et Josephine M. Guy, Oscar Wilde’s Profession : Writing and the Culture Industry in the Late Nineteenth Century, Oxford, Oxford University Press, 2000, et Ian Small, Conditions for Criticism : Authority, Knowledge, and Literature in the Late Nineteenth Century, Oxford, Clarendon Press, 1991.
51 Parmi d’autres, voir Alain Vaillant, « L’écrivain, le critique et le pédagogue : essai de bibliométrie littéraire », Philologiques I, Contribution à l’histoire des disciplines littéraires en France et en Allemagne au XIXe siècle, sous la direction de Michel Espagne et de Michael Werner, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1990.
52 Christophe Charle, « Peut-on écrire une histoire de la culture européenne à l’époque contemporaine ? », article cité.
53 Jacques Revel et Jean-Claude Passeron, Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.
54 « Histoire et sciences sociales. Un tournant critique ? », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations 43/2 (1988), p. 291-293.
55 Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme : XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1979.
56 Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Le Seuil, 2008.
57 Pour un essai collectif fondé sur cette perspective et qui tente une histoire à l’échelle européenne, voir Christophe Charle et Daniel Roche, Le Temps des capitales culturelles XVIIIe-XXe siècles, Seyssel (Ain), Champ Vallon, 2009.
58 Je prends ici l’exemple d’un projet de recherches en cours dans le cadre de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine pour les années 2011-2014.
59 Sapiro, Gisèle (éd.), Translatio : le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 43.
60 Elle peut s’appuyer sur les acquis des recherches déjà réalisées en Allemagne sur Die französisch-deutsche Übersetzungsbibliothek de 1770 à 1815 (Lüsebrink, Reichardt, 1997), et adopter des méthodes de collecte et d’analyse analogues. L’étude que j’ai réalisée pour l’intraduction en France entre 1880 et 1925 balise la fin de la période d’étude. Entre ces deux termes, il est possible de mobiliser le corpus des traductions en français de l’époque romantique (1811-1840) constitué par l’équipe de Lieven d’Hulst, José Lambert et Katrin Van Bragt (Van Bragt, D’Hulst, Lambert, 1995).
61 Il est d’une certaine manière tout à fait confondant que les historiens ne disposent actuellement pas ne serait-ce que d’une approximation des principaux flux de traductions littéraires et intellectuelles, pour l’époque contemporaine, au risque de ne jamais pouvoir donner que des visions extrêmement partielles et parfois totalement biaisées de la géopolitique culturelle européenne du temps des nationalisations, ou, le plus souvent, de généraliser à gros traits à partir de quelques cas possiblement trompeurs. Et pourtant les allusions aux rapports de domination, de concurrence et aux différentiels de capital symbolique, dans un cas finalement wallersteinien, à l’échelle européenne, abondent dans les études d’histoire culturelle. Franco Moretti, malgré le caractère parfois très rapide et sommaire de son Atlas du roman européen, s’était au moins donné les moyens d’objectiver quelques-unes de ses perspectives néomarxistes.
62 L’un des intérêts majeurs de cette enquête est aussi de permettre, malgré la forme a priori nationale des principales sources de bibliographie rétrospective, de mettre en évidence la dimension principalement infra- ou transnationale des systèmes éditoriaux, à partir de la mention de la ville d’édition. C’est une géographie alternative qui peut ainsi apparaître, qui articule de manière complexe les espaces nationaux déjà fortement centralisés, le réseau des métropoles du livre et les aires linguistiques.
Blaise Wilfert-Portal, « L’histoire culturelle de l’Europe d’un point de vue transnational », Revue Sciences/Lettres [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 01 mai 2012, consulté le 07 janvier 2018. URL : http://journals.openedition.org/rsl/279 ; DOI : 10.4000/rsl.279
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