Une recension approfondie de mon livre Le Secret de l'Occident
(édition 2008) lors d'un débat chez l'Association Technologos à Paris
le 20 décembre 2018.
Publiée par le site français "Lieux Communs" le
Le portail Lieux Communs publie articles, dossiers et vidéos sur l'actualité européenne. Il est maintenu par le collectif Lieux Communs, une association française cherchant à redynamiser l'Occident, et fondée en janvier 2005. Copie de sûreté (et "décoquillement") de la version internet originale: |
![]() |
Lieux Communs
Mots-clés Sites favoris Sur le Web
Site indépendant et ordinaire pour une auto-transformation radicale de la société Plan du site Contact Lettre d’information Connexion | |||||
Qui sommes-nous? |
Nos textes
Ressources permanentes
Documents extérieurs
Nous aider
| |||||
Accueil du site > |
Documents extérieurs > Dynamiques Géopolitiques > Le parallélisme Europe moderne-Grèce
| |||||
Nous aider Pour Noël : la liste musicale Lieux Communs On parle de nous... La force révolutionnaire de l’écologie Films & documentaires (recommandables) La multiculturalie, au prix des attentats Qu’est-ce que la néoténie humaine ? (2/2) Qu’est-ce que la néoténie humaine ? (1/2) Correspondances diverses Democrazia insorgente e istituzione (...) |
Développement technique et configuration géopolitique
vendredi 6 août 2021
par LieuxCommuns
Ce qui nous réunit sont les questions que nous posons autour
de la technique contemporaine et plus particulièrement du lien
entre celle-ci et la politique, c’est-à-dire l’organisation
de la société au sens très large. J’aimerais aborder ce lien
à partir d’un livre parfaitement méconnu, dont l’objet est
ailleurs, mais qui me semble fournir des éléments de réflexions
essentiels – en tous cas très stimulants. Ma motivation à vous
le présenter est qu’il rejoint nombre de nos réflexions tout
en étant totalement étranger à notre critique de la technique.
Je vais aborder seulement quelques points, qui me semblent
significatifs.
1 – La technique enchâssée dans la géopolitique L’auteur, particulièrement atypique, est de formation scientifique – physique théorique – et se passionne pour ce qu’il appelle la « bio-histoire », c’est-à-dire l’histoire à long terme en lien avec l’environnement matériel de l’humanité. Il se place donc dans le prolongement d’un Fernand Braudel et, comme d’autres auteurs contemporains – je pense à Jared Diamond ou Gabriel Martinez-Gros – propose une grille de lecture globale de l’histoire de l’humanité qui fasse pièce à l’évaporation du progressisme, dans sa version marxiste ou libérale. Sa question de départ est ultra-classique: pourquoi la suprématie techno-scientifique de l’Occident ? Pourquoi l’Europe puis les États-Unis ont-ils été le lieu d’un tel développement historique et pas la Chine, ou l’Inde ? Ressort géopolitique au développement techno-scientifique L’explication de D. Cosandey est géopolitique et je ne fais que vous en résumer les grandes lignes en essayant de ne pas trop trahir l’intelligence et l’érudition de sa démarche. Le « progrès » civilisationnel – qu’il ne discute pas – provient pour lui de la liberté d’innover et de la créativité dont fait preuve une société qui se trouve en compétition, en concurrence, en rivalité voire en conflit avec d’autres sur le long terme, et dans tous les domaines (politique, militaire, technique, économique, culturel, etc). Cette situation exige une configuration géopolitique particulière, un système d’États stables, qui n’est pas si courante dans l’histoire puisque la plupart du temps, soit les royaumes ou empires règnent sans partage sur une vaste aire géographique (pensez à l’empire romain ou chinois, par exemple), soit il y a un émiettement en petites entités très instables qui ne cessent de se fondre, de se scinder (comme l’Europe médiévale, des invasions barbares jusqu’aux environs de l’an mille), avec toutes les situations intermédiaires. Polycentrisme passager hors Occident D. Cosandey étudie donc toutes les configurations géopolitiques depuis l’antiquité et retrouve cette multipolarité équilibrée une demi-douzaine de fois et où l’on observerait, à chaque fois une éruption de créativité techno-scientifique. On pourra citer la région arabo-musulmane entre 900 et 1100, divisée entre l’Andalousie, les Bouyides, les Fatimides, les Zirides ; en Inde entre 300 et 700, divisée en royaume Gupta, Pallava, Malva, etc ; la Chine pendant la période des royaumes combattants (les royaumes de Tsi, Tchou, puis Tchao, Wei, Han, etc. de -700 à 220) ou plus tard encore à l’époque des empires Song, Lia, Xia (980 à 1280). Et, de manière beaucoup plus marquée, bien sûr, en Grèce Antique, avec les rivalités entre Cités-États (Milet, Samos, Corinthe, Athènes…) de -700 à -300 et l’Europe à partir du haut Moyen Âge où l’on trouve déjà des frontières de proto-nations dès cette époque pour la France, l’Angleterre, le Danemark, la Suède et par la suite concernant l’Espagne, le Portugal, la Russie, les Pays-Bas, la Suisse, etc. La spécificité de la Grèce antique et de l’Occident moderne s’explique surtout, pour D. Cosandey, par l’extrême stabilité du système polycentrique favorisé par la fragmentation du littoral de la péninsule balkanique et européenne, toujours relativement à un état donné des techniques de transport et de communication bien sûr, d’où circularité et non stricte causalité. À l’inverse, ces périodes de « créativité » s’arrêtent lors d’un émiettement du système, d’un chaos, ou lors d’une domination totale d’un des pôles ou d’une invasion, par exemple en Chine Antique avec la dynastie Han, ou plus d’un millénaire plus tard, avec l’arrivée des Mongols. En effet un empire universel n’est plus en concurrence ; il n’aurait donc plus besoin d’innover pour exister. Cela arrive aussi, je vais en parler dans un instant, lorsque le développement technique change les dimensions géostratégiques que cette multipolarité – qu’il appelle une « formule magique » – est dépassée par ce changement d’échelle. Co-déterminations techniques-politiques Telle est donc son hypothèse fondamentale, qui reprend de très vieilles thèses que je ne vais pas discuter même si elles le mériteraient : ce qui m’intéresse ici, c’est l’idée d’un progrès techno-scientifique dépendant d’une configuration géopolitique très particulière, un polycentrisme équilibré et durable. On retrouve là notre idée fondamentale selon laquelle la technique est partie prenante de la société, qu’elle est l’expression matérielle d’une institution sociale, une de ses dimensions, certes singulière mais comme le sont, à leur façon, le langage ou l’art. Il y a co-détermination et c’est bien en cela que la technique n’est pas « neutre » : elle appartient en plein à la politique au sens de l’auto-organisation des gens. C’est cela que voudrait faire oublier l’idéologie technicienne qui pose la technique comme quasiment indépendante des activités humaines, autonome du monde social, auto-entretenue par essence, discours tenu par les technicistes ainsi que, à leurs corps défendant, certains de leurs opposants, souvent heideggeriens qui s’ignorent, dans la longue lignée des contestataires épousant leur objet de répulsion – marxistes et post-marxistes en premier lieu. 2 – Techniques démocratiques, techniques impériales et démesures Mais le point le plus remarquable est celui-ci, que D. Cosandey ne fait qu’effleurer : un système géopolitique polycentrique tend de lui-même vers l’empire, lorsque se développe une démesure, une hubris, observable dans la vie civile donc aussi, évidemment, dans l’innovation technique. Hubris technique et poussée impériale Par exemple de la fin du dynamisme des cités grecques jusqu’au début de l’empire d’Alexandre : on connaît la désaffection croissante des citoyens pour la vie de la cité, l’administration en vient à payer les gens pour qu’ils assistent aux assemblées, les décisions collectives sont de moins en moins pertinentes (expédition en Sicile, par exemple), l’assemblée athénienne elle-même prend des dimensions excessives (plus de 10.000 places), etc. Et cela aurait un pendant technique, alors même que les Grecs de l’époque classique étaient peu portés vers l’utilitarisme comme l’a montré B. Gilles : d’un côté, l’abandon d’inventions pourtant prometteuses, qui ne seront reprises qu’un millénaire plus tard, comme l’éolipyle, la proto-machine à vapeur, ou la mystérieuse machine d’Anticythère, et de l’autre un mouvement vers le gigantisme. La trière, par exemple, navire de guerre avec trois rangées de rameurs, extrêmement maniable et efficace (cf. Salamine), subit alors une évolution qui en démultiplie les proportions : elle passe à quatre rangées de rameurs (tétrère), puis à cinq (pentère), douze, quinze… jusqu’à 40, et en devient immanœuvrable. De même pour les catapultes et balistes avec l’augmentation de projectiles de plus en plus lourds ou les tours d’assaut de plus en plus hautes, etc. Et même gigantisme en architecture : colosse de Rhodes, temple d’Apollon, Phare d’Alexandrie… Tout cela est favorisé par, et exige en retour, l’augmentation des moyens et des ressources, une spécialisation accrue donc une professionnalisation, notamment de l’armée. Sur la trière, par exemple, c’est un citoyen-soldat qui rame, sur une pentère, ce sont progressivement des esclaves ou des mercenaires : c’est toute l’organisation de la cité démocratique qui se transforme, et même le système de Cités-États stable qui se trouve dépassé par le changement d’échelle, effaçant la multipolarité géopolitique et menant à l’empire ou plutôt aux empires hellénistiques – eux mêmes hybrides et atypiques. L’individu tend à ne devenir plus qu’un rouage – disparaît, en fait – en face des puissances mises en jeu qui ne semblent plus obéir à une loi humaine mais plutôt à une entité extra-sociale : on retrouve là l’hétéronomie dénoncée par C. Castoriadis et également la notion de mégamachine, de L. Mumford. Distinctions et transitions entre deux types de techniques On retrouverait surtout ici sa célèbre distinction entre « techniques démocratiques » et « techniques autoritaires », entremêlées dans l’histoire, qui recoupe celle d’I. Illich entre techniques vernaculaires et techniques hétéronomes, ou d’autres encore. Ces distinctions me sembleraient gagner en précision en parlant à propos de ces dernières de techniques impériales – L. Mumford les faisant d’ailleurs naître dans l’Égypte antique. Il y aurait beaucoup à en dire, notamment en l’arrimant à la vision de l’empire d’Ibn Khaldoun, mais il me semble qu’une idée, pour nous banale, pourrait être ici évoquée pour essayer de cerner les spécificités des techniques impériales : ce serait, précisément, la fascination pour la technique en elle-même vue comme processus extérieur aux activités humaines, autonome – réellement autonome – échappant à l’immanence du social, comme l’étaient les dieux ou la magie, et donc croyant en la puissance instrumentale immédiate qu’elle confère (positivement ou négativement) plutôt qu’en son efficacité socio-technique réelle dans sa complexité culturelle. Un exemple : le domaine de l’affrontement militaire. Il me semble très parlant, puisqu’il reste, en dernière analyse, un moment de vérité. Il y a ces travaux de V. D. Hanson, qui mériteraient une présentation entière à eux seuls, qui partent aussi d’une simple question : pourquoi l’Occident gagne-t-il les guerres ? Sa réponse est très riche : c’est qu’il s’agirait de sociétés visant l’efficacité guerrière, donc conjuguant inventivité technique, auto-discipline collective, auto-critique instituée, rationalité pragmatique, imagination tactique et stratégique, etc. contre des sociétés, de type impérial ou tribal, qui ne visent que la domination sans se donner les moyens d’une remise en question face à la réalité, et corsetées par leurs hiérarchies, croyances, rigidités, etc. C’est, paradigmatiquement, les phalanges des petites cités grecques face aux masses écrasantes de l’immense empire perse, qui finira d’ailleurs conquis par Alexandre, disciple d’Aristote. Ou, sur un autre plan, les armées ottomanes, africaines ou amérindiennes utilisant le fusil comme une lance ou un sabre pour des affrontements singuliers, face à des tirs en lignes par des troupes rangées occidentales. J’ai opposé la recherche de puissance instrumentale immédiate et une praxis visant l’efficacité réelle, je ne sais pas si les termes sont pertinents. L’idée est qu’il ne peut y avoir découplage fonctionnel entre société et technique, ce que savent les sociétés de type démocratique inventif et ce que veulent ignorer les sociétés de type impérial qui ne font que collecter, reprendre et systématiser certaines inventions locales faites hors juridiction et qui deviennent dysfonctionnelles lorsque ces emprunts sont culturellement trop éloignés et insuffisamment intégrés. 3 – Hypothèses sur la technoscience aujourd’hui La technoscience aujourd’hui Qu’en est-il aujourd’hui ? Le système d’États stable a existé entre nations en Europe jusqu’au XXe siècle, jusqu’aux conflagrations de la Première puis de la Seconde Guerre Mondiale, cette guerre civile européenne qui a couru de 1914 à 1945, pour reprendre le terme d’E. Nolte, et qui est un peu l’équivalent de la Guerre du Péloponnèse pour les cités-États grecques comme le pointe très pertinemment D. Cosandey. Ces conflits intra-civilisationnels ont été, dans les deux cas, le début du tarissement de ces siècles d’extraordinaire créativité – les grands paradigmes scientifiques d’aujourd’hui datent de l’après-guerre. Pour l’Occident contemporain, ces conflits d’essence impériale – empires coloniaux pour 14-18, empires totalitaires pour 39-45 – ont laissé place à une simple dualité mondiale USA-URSS. L’émulation créée par cette rivalité bi-polaire a été réelle et est très visible, par exemple, dans la conquête de l’espace qui a forcé le développement de la technoscience, avec un ralentissement puis un arrêt avec l’épuisement « soviétique ». Après une hégémonie américaine d’une vingtaine d’années, on assiste aujourd’hui à un début de polycentrisme à l’échelle mondial, avec l’émergence de la Russie, du Brésil, de l’Inde mais surtout de la rivalité USA-Chine, encore faible pour l’instant. Et on voit justement une reprise d’une compétition technique, notamment dans le domaine spatial même si la régression est telle que nous peinons à seulement égaler ce qui a été fait à l’époque. Nous serions donc entrés, de nouveau, dans un système d’États stable. Techniques démesurées et impasses géopolitiques Sauf que plusieurs questions se posent : la première est celle de la stabilité de ce système. Impossible de rentrer dans cette discussion, mais vous savez comme moi que la situation mondiale est préoccupante et que les éléments démographiques, religieux et surtout énergétiques et écologiques nous font vivre dans un monde plutôt instable et inquiétant. D’un certain point de vue, nous serions plutôt dans une phase pré-empire, donc transitoire. La seconde question, plus originale, est la question de l’échelle : en réalité la planète est trop petite pour les technologies actuelles, il y a une disproportion entre les techniques contemporaines et la possibilité d’entités stables à l’échelle continentale. Par exemple les arsenaux atomiques – datant de 1945… – interdisent toute guerre de grande ampleur par leur puissance démesurée, mais aussi les communications ou les moyens de transport qui ont rétréci notre planète et on assiste plutôt à une sorte de rapprochement entre couches oligarchiques nationales – cela fait penser à l’époque hellénistique que j’évoquais précédemment. Techniquement, nous devrions en être à l’ère interplanétaire. Mais, troisième question et c’est là que, me semble-t-il, cela devient vraiment intéressant : le passage à l’ère spatiale semble largement compromis à cause de la mauvaise configuration de notre système solaire que détaille D. Cosandey : la lune, à la présence pourtant providentielle, ne présente que peu ou pas d’attraits et aucune planète n’est habitable ni exploitable voire seulement atteignable sans frais humains et matériels dont personne ne veut entendre parler. Il n’y a, du moins pour l’instant, aucun intérêt économique, militaire ou politique, qui sont la plupart du temps les éléments déclencheurs des recherches et des découvertes scientifiques, à la colonisation du système solaire – et il y a peu de chances qu’il soit possible de sauter cette étape pour pousser plus loin. Nous retrouvons ici la notion d’enfermement planétaire d’A. Lebeau. Une discordance technique spatiale – milieu terrestre Ce dernier point est relativement connu, mais il me semble que D. Cosandey émet une hypothèse très stimulante, presque en passant : comme par inertie, on l’a vu, les techniques développées depuis un demi-siècle seraient à l’échelle interplanétaire, pas à celle de notre Terre. Il évoque par exemple l’énergie nucléaire, envisageable pour un emploi non-terrestre, inadaptée et criminelle sur notre planète ou à proximité – et d’ailleurs profondément dysfonctionnelle y compris d’un point de vue capitaliste –, ou la robotique, très pertinente pour les milieux extra-terrestres inhabitables, sans intérêt ici-bas. On pourrait sans doute dire la même chose des techniques de manipulation du vivant comme les OGMs, l’agriculture hors-sol, les PMA, le transhumanisme, mais aussi les outils de communications d’aujourd’hui ou même le divertissement permanent, ou surtout l’informatisation généralisée, etc. Tout cela pourrait effectivement trouver un emploi rationnel dans un contexte interplanétaire avec des distances astronomiques, des milieux parfaitement hostiles, des dimensions temporelles distendues, des situations d’isolement totalement inconnues, des problèmes psychologiques à peine entrevus, etc. Nous nous retrouverions ainsi avec un ensemble de techniques, ou plutôt un véritable système technique destiné à l’ère spatiale mais appliqué totalement à contre-emploi sur Terre (un smartphone n’y aurait aucune utilité dans une société saine). On pourrait d’ailleurs facilement y inclure, comme les NBIC, toutes les techniques non matérielles de manipulation comme le management, le cognitivisme, la « communication », etc. Nous vivrions donc un emballement techno-scientifique, un peu comme au début de l’ère hellénistique mais cette fois sans strate géographique adéquate pour leur emploi : les limites de la planète sont physiquement atteintes. En prolongeant les thèses de l’auteur, on pourrait peut-être dire que la technologie contemporaine qui s’est développée à partir de la seconde moitié du XXe siècle serait de tendance impériale mais, de surcroît, sans commune mesure avec les dimensions du monde – et ce serait cela, la technoscience, une double démesure. Essayons d’aller un peu plus loin : employer au quotidien des techniques spécifiques, vous le savez mieux que moi, induit une infinité de changements dès lors que la société les investit réellement, c’est-à-dire les incorpore socio-culturellement – voir la modernisation forcée par la pénétration des techniques militaires dans l’empire ottoman ou russe du XVIIIe-XIXe siècle relatées par A. Toynbee. Quels seraient les effets de synergie induits par ces techniques omniprésentes employées sur Terre alors qu’elles sont destinées à être utilisées dans l’espace ? Peut-être, précisément, de contribuer à faire naître, ici, les conditions réelles qui auraient été les leurs « là-haut » : l’isolement, le vide, le danger permanent, l’ennui et la nostalgie, l’artificialisation de tout, l’angoisse profonde, l’étrangeté généralisée, etc. mais aussi la mise à sac de la planète. Et la pandémie de ces dernières années semble avoir accéléré cette terraformation à l’envers… Autrement dit nous ferions de la biosphère ce désert spatial dont nous déplorons l’avancée jour après jour – Nietzsche n’avait encore rien vu – et non par simple hubris ou folie, même si la dimension psychique mériterait que l’on s’y attarde, mais bien par reconduction de schéma millénaires – les dynamiques impériales – dans une situation géographique et géopolitique absolument nouvelle. *** Tout cela me semble poser une multitude de questions, à mon avis très riches, que je ne vais pas reprendre. J’aimerais au contraire, pour finir, me demander comment ne pas se les poser et il me semble que l’obstacle le plus évident se trouve dans une pseudo-théorie critique dont les racines se trouvent dans la philosophie heideggerienne et dont les ramifications infestent tout le champ politique. Pour ce qui nous regarde ici, et droit dans les yeux, on peut en formuler les trois postulats fondamentaux. Le premier est que le monde technicien tout-puissant dominerait aujourd’hui tout, que la technique déchaînée aurait « arraisonné » tout l’existant (Gestell), soumis à ce principe unique – vous pouvez aussi remplacer par « capitalisme » ou quoi que ce soit, du moment que c’est assimilable au Démon. Deuxième postulat : ce mouvement de fermeture du monde par la technique était inéluctable car ontologiquement contenu dans la civilisation occidentale, qui s’y réduit intrinsèquement. Dernier postulat : à part se lamenter de la catastrophe, il n’y a pas grand chose à faire sinon « déconstruire » l’Occident dans toutes ses dimensions, radicalement et en bloc, en espérant que quelque chose de mieux surgisse des ruines. On voit bien que l’ensemble est profondément religieux, recoupe l’hégéliano-marxisme, inverse simplement le signe du progressisme positiviste et ouvre grandes les portes de toutes les régressions qui s’affirment comme une alternative absolue à l’Occident. La « fin de la philosophie » annoncée par M. Heidegger n’est en réalité, comme le formule C. Castoriadis, que l’enfermement dans ce système clos qui sacralise la technique à travers son apparente exécration. Il n’est possible d’en sortir qu’en s’extrayant de cette clôture idéologique point par point : l’existant est d’une profonde hétérogénéité qui n’est pas et ne sera jamais régi par un principe unique, mais bien par une multiplicité conflictuelle qui ne le rend pas illisible pour autant ; la civilisation occidentale est elle-même contradictoire, porteuse notamment d’un projet d’autonomie dont nous sommes ici les héritiers, à l’origine même de son dynamisme et sans doute de son déclin actuel et peut-être passager ; enfin nous avons à refuser l’obsession technicienne en traduisant les questions qu’elle pose en termes politiques, les rabattant sur l’organisation de la société et le projet de démocratie directe (ou son absence) que nous voulons pour elle. Il y aurait peut-être surtout à faire vivre l’interrogation libre à partir de l’examen du réel, seule voie permettant de nous extraire de la malédiction idéologique, cette pensée-machine qui nous empêche de seulement comprendre ce qui nous arrive. Lieux Communs Décembre 2018 – juillet 2021 Bibliographie indicative Braudel F. ; Grammaire des civilisations [1963], Flammarion 2013 Castoriadis C. « La « fin de la philosophie » ? » [1988] dans Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe, Seuil 2000 Cosandey D. ; Le secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique [1997], Champs / Flammarion 2007 Diamond J. ; De l’Inégalité parmi les sociétés : Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Gallimard 2007 Gille B. ; Les Mécaniciens grecs, Seuil 1980 Hanson V. - D. ; Carnage et culture : Les grandes batailles qui ont fait l’Occident, Flammarion 2002 Helbling Cl., Fressard O. ; Castoriadis contra Heidegger, auto-ed. 2020 Lebeau A. ; L’Enfermement planétaire, Gallimard 2008 Lieux Communs ; L’Horizon impérial. Sociétés chaotiques et logique d’empire, brochure n°23, mars 2018 Martinez-Gros G. ; Brève Histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Seuil 2014 Mumford L. ; « Techniques autoritaires et démocratiques », discours prononcé à New York, le 21 janvier 1963 et publié dans la revue Technique et Culture, vol. 5 n°1, hiver 1964 (éd. John Hopkins University Press), traduction française réalisée par Annie Gouilleux, parue dans la brochure Utopie, machine et société de B. Louard, février 2012 Mumford L. ; Technique et civilisation, [1934] Seuil 1976 Nolte E. ; La Guerre civile européenne (1917-1945) : national-socialisme et bolchevisme, [1989], Librairie Académique Perrin, collection « Tempus », 2011 Toynbee A. Le Monde et l’Occident [ 1954], Gonthier 1964 Partie débat du 20 décembre 2018 1ère présentation Jean apporte une contribution au débat autour de la Chine tout juste alimenté par l’article de François Jarrige « La Chine, modèle de l’écologie dictatoriale » paru dans La Décroissance de novembre 2018 ainsi que par le documentaire « le Monde selon Xi Jinping » diffusé sur Arte le mardi 18/12 (déjà plus de 800 000 vues sur YouTube). Il fait d’abord référence à l’Editorial de La lettre de Technologos de décembre 2018 relatif au dernier rapport du GIEC. Quel crédit accorder au scénario 1,5° du GIEC fondé sur une quasi-élimination de la part des combustibles fossiles dans la production mondiale d’électricité alors que cette part a été invariablement, année par année depuis 1975, de l’ordre des 2/3 (encore 67% en 2017) ? La croissance effrénée de la consommation d’électricité en Chine (+ 7% sur les 11 premiers mois de 2018) a eu pour corolaire une hausse de la consommation mondiale de charbon. Concevoir son écroulement c’est concevoir une économie chinoise exsangue (et également un frein brutal pour les économies exportatrices de charbon : Indonésie, Australie, Russie, Afrique du Sud et désormais Etats-Unis). Les émissions de CO2 chinoises (28% des émissions mondiales en 2017) sont pour moitié liées à la production d’électricité (rappel : au niveau mondial, les émissions liées à l’usage d’électricité sont actuellement d’un nouveau double de celles de tous les transports routiers). Le plafonnement de ses émissions « accordé » par la Chine (Paris- COP 21) signifie de facto une hausse de ses émissions en cumulé : la seule réalité qui compte en terme climatique. Comment se forge alors l’illusion d’une Chine en voie de ‘décarbonisation’ ? Il en va d’abord d’une manipulation statistique officielle. L’Agence Nationale de l’Energie entretient l’idée fausse que la production d’électricité non-thermique deviendrait rapidement plus importante que la production d’électricité thermique en établissant des comparaisons sur la base de puissances installées. Or 1 MW installé d’énergie solaire produit 4 à 5 fois moins que 1 MW thermique ou 6 fois moins que 1 MW nucléaire. De son côté, la presse internationale se fait le relais du discours chinois au travers de l’emploi d’une sémantique technologique, évoquant un leadership chinois en matière de « green-energy » ou « clean-energy » et labellisant de « eco-friendly » l’économie pourtant la plus polluante de toute l’histoire de l’humanité. En mars dernier, the Economist a même osé un ‘joli’ titre : « the East is Green » qui est une insulte à la réalité (l’Asie a déjà enregistré un doublement du rythme annuel de ses émissions de CO2 par rapport à l’an 2000). En écho au propos de François Jarrige, Jean évoque aussi le rôle joué par les différents lobbies des sources d’électricité cataloguées sous l’étiquette de ‘renouvelables’. A travers notamment un réseau politique intitulé REN21 (Renewable Energy Policy Network for the 21st Century), ces lobbies (avec une quinzaine d’ONG en tête) se font les chantres d’emplois ‘verts’ créés par la Chine (quasi exclusivement…) de sorte à « maquiller » son continuel développement comme atelier ‘noir’ du monde industriel. Enfin, une discussion s’est ouverte en écho direct au documentaire d’ARTE sur le soutien apporté par une partie de la classe politique en France ou dans des pays comme la Grèce ou le Portugal destinataires d’investissements productifs chinois inscrits dans la stratégie appelée en anglais ‘One Belt, one Road’ (la Ceinture et la Route). La Chine trouve beaucoup d’alliés pour soigner son image. 2ème présentation Quentin présente le livre Le secret de l'Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique de David Cosandey (1997, réed. Champs / Flammarion 2007) Les thèses du livre L’auteur, atypique, a été scientifique et trader mais se passionne pour ce qu’il appelle la « bio-histoire » dans le prolongement d’un F. Braudel. Comme d’autres auteurs contemporains (J. Diamond ou C. Castoriadis), il propose une nouvelle grille de lecture globale de l’histoire de l’humanité qui fasse pièce à l’évaporation progressive du marxisme. Sa question de départ est : pourquoi la suprématie techno-scientifique de l’Occident ? Pourquoi l’Europe et les États-Unis ont-ils été le lieu d’un tel développement historique et pas la Chine, ou l’Inde ? Il me semble poser un certain nombre d’hypothèses qui devraient retenir notre attention, avant toute validation ou réfutation. L’explication de D. Cosandey est géopolitique : La cause serait le développement d’entités autonomes avec des frontières stables depuis des centaines d’années. Un tel système d’États stables susciterait la concurrence, la compétition, la rivalité économique, de prestige, mais aussi militaire, favorisant la créativité et la liberté d’innover. Cette multipolarité ou polycentrisme est évidente en Europe, avec des États aux frontières millénaires (France, Angleterre, Danemark, Suède) ou pluriséculaires (Espagne, Portugal, Russie, Pays-Bas, Suisse). Polycentrisme passager hors Occident On retrouve hors Occident de telles configurations, mais passagères, où l’on observe une éruption de créativité techno-scientifique. On pourra citer la région arabo-musulmane entre 900 et 1100, divisée entre l’Andalousie, les Bouyides, les Fatimides, les Zirides ; en Inde entre 300 et 700 ; la Chine pendant la période des royaumes combattants ou plus tard encore à l’époque Song. Ou, bien sûr, en Grèce Antique, avec les rivalités entre cités (Milet, Samos, Corinthe, Athènes, …). Ces périodes de « créativité » s’arrêtent lors d’un émiettement du système, d’un chaos, ou lors d’une domination totale d’un des pôle ou d’une invasion, comme par exemple en Chine Antique avec la dynastie Han, ou plus d’un millénaire plus tard, avec l’arrivée des Mongols. En effet un empire universel n’est plus en concurrence, il n’a plus besoin d’innover pour exister. La spécificité de l’Occident et de la Grèce antique s’explique pour Cosandey par la stabilité du système polycentrique favorisé par la fragmentation du littoral comme en Grèce et en Europe. Hubris technique et poussée impériale Une point peu développé par l’auteur, mais très intéressant : Lorsqu’un système polycentrique tend intrinsèquement vers l’empire, il semble développer une démesure, une hubris, observable dans la vie civile mais aussi dans l’innovation technique. Par exemple à la fin des cités grecques et au début de l’empire d’Alexandre : la trière, navire de guerre avec trois rangées de rameurs, extrêmement maniable et efficace, subit alors une évolution qui démultiplie les proportions : elle passe à quatre rangées de rameurs (tétrère), puis à cinq (pentère), douze, quinze… jusqu’à 40, difficilement manœuvrable. De même pour les catapultes avec l’augmentation de projectiles de plus en plus lourds. Et même gigantisme en architecture (colosse de Rhodes, Temple l’Apollon, Phare d’Alexandrie). Tout cela exige l’augmentation des moyens et des ressources, une spécialisation accrue donc une professionnalisation, notamment de l’armée. Sur la trière c’est un citoyen-soldat qui rame, sur une pentère, ce sont progressivement des esclaves ou des mercenaires : c’est toute l’organisation de la cité démocratique qui se transforme, et se trouve dépassée par le changement d’échelle qui mène à l’empire. L’individu ne devient plus qu’un rouage en face de la puissance mise en jeu : on retrouve là la mégamachine, impériale, de Mumford. La technoscience aujourd’hui Qu’en est-il aujourd’hui ? Le système d’État stable a existé en Europe jusqu’au XXe siècle, puis s’est reporté à l’échelle mondiale par une simple dualité USA-URSS. L’émulation de cette rivalité bi-polaire est très visible, par exemple, dans la conquête de l’espace, qui a forcé le développement et la créativité de la technoscience. Puis lors du déclin de l’URSS, cela s’arrête net. On assiste aujourd’hui à un début de compétition USA-Chine, mais faible pour l’instant. La vraie question est le changement d’échelle : la planète est trop petite, il y a une disproportion entre les techniques contemporaines et la possibilité d’entités stables continentales. Logiquement, nous devrions en être à l’ère interplanétaire, mais celle-ci est rendue impossible par la configuration du système solaire : la lune ne présente que peu d’intérêt et aucune planète n’est habitable. Il n’y a aucun intérêt économique, militaire ou politique. C’est l’enfermement planétaire. Mais l’emballement de la techno-science continue, et nous retrouvons des techniques démesurées, comme au début de l’ère hellénistique, mais sans strate géographique adéquate pour leur emploi. Nous nous retrouverions ainsi avec des techniques adaptées à l’ère spatiale mais appliquées à contre-emploi sur Terre. D. Cosandey évoque l’énergie nucléaire, parfaite pour un emploi non-terrestre, absurde sur Terre, ou la robotique, très pertinente pour l’envoi de sondes spatiale, sans intérêt sur notre planète. On pourrait peut-être dire la même chose des techniques de manipulation du vivant (OGM, PMA, transhumanisme, …) dont le seul intérêt serait d’adapter les organismes à des conditions inconnues sur Terre. Même chose pour l’Intelligence Artificielle et certainement beaucoup d’autres techniques. En prolongeant les thèses de l’auteur, on arriverait à dire que la technologie contemporaine qui s’est développée du durant le XXe siècle serait de type impérial – ce serait cela, la technoscience. Conclusions interrogatives Tout cela ne sont que des hypothèses à discuter, mais qui me semblent stimulantes car hétérodoxes dans nos milieux. De nombreuses questions se posent et parmi celles-ci : Peut-être est-il possible, et comment, de distinguer entre outils-technique démocratiques et outils-technique impériaux, comme on peut distinguer des sociétés habitées par le projet démocratique et d’autres par le modèle impérial ? Y–a-t-il un lien, et lequel, entre progrès technique, progrès intellectuel et progrès politique ? Il semblerait que dans l’histoire, ils aillent grossièrement de pair, ainsi que leurs régressions – mais tout dépend ce que l’on appelle « progrès » : créativité ou mise en ordre ? Le fait technique est enchâssé dans le social et le politique, dont il n’est en fait qu’une dimension : quelles sont les relations entre le type de société et le type de techniques ou, plus précisément, entre le type d’outil-technique et le type de techniques sociales ou politiques ? Et même le type d’être humain produit ? N’y aurait-il pas un triptyque outils-technique / forme sociale / type anthropologique individuel ?s [1] Notion de l’auteur qui désigne un profil côtier favorisant la constitution et le développement technique de plusieurs entités politiques stables et en rivalité, facteurs d’avancées civilisationnelles (Note de LC) [2] Parallélisme déjà identifié par David Hume en 1742, comme nous l’avons relevé au chapitre 6. [3] Cité par P. Cabanes, Le Monde hellénistique, Seuil, Paris, 1995, p. 93-94. [4] « Literal Interpretations », Nature, volume 360, 17 décembre 1992. p. 637-638. [5] « Creationists Evolve New Strategy », Science, 26 juillet 1996, p. 420-422. [6] Physics Today, mai 1992, p. 25. [7] On pourrait voir une étape intermédiaire clans le système d’États qu’a connu l’Italie aux XIVe et XVe siècles, dont les principaux protagonistes avaient des superficies de l’ordre de la dizaine de milliers de kilomètres carrés. [8] La « vraie » superficie des États-Unis est de 9,3 millions de km2. J’ai ajouté le Canada parce que, d’un point de vue militaire, ce pays faisait partie du domaine des États-Unis. Les Américains entretenaient sur le sol canadien de nombreuses bases aériennes ainsi que des stations-radars jusque dans le Grand Nord. Ces zones agrandissaient la profondeur de champ des États-Unis sans être plus peuplées que la taïga et la toundra tusses. |
Créé: 20 aoû 2023 Derniers changements: 20 aoû 2023
|