Le numéro 4/2014, paru en février 2015, de la revue "Synergies", dans sa branche "Synergies Monde Méditerranéen" (SMM), a été consacré en grande partie à mon livre Le Secret de l'Occident (2007).
Synergies est la revue du Gerflint, le "Groupe d’Études et de Recherches pour le Français Langue Internationale". Le Gerflint a été fondé à Paris en 1999 par les professeurs Jacques Cortès, Serge Borg, Nelson Vallejo-Gomez, Ibrahim Al Balawi et Roger Goglu. Il édite notamment les revues Synergies.

Table des matières
Article 1 -- J.Cortes: Préface          pdf
Article 2 -- Nelly Carpentier: "L'intérité" pdf
Article 3 -- J.Demorgon: "Inventer le réel, l'expérience, la science" pdf
Article 4 -- N.Carpentier, C.Dessenne: "Questions à J.Demorgon" pdf
Article 5 -- J.Demorgon: "Le secret de l'humain" pdf



(Dossier spécial sur mon livre dans la révue "Synergies" dans sa série "Synergies Monde Méditerranéen", no 4, sept 2014 (parue 23 fév 2015), dirigée par Nelly Carpentier et Yves Montenay. Revue du Gerflint (Groupe d’Études et de Recherches pour le Français Langue Internationale).


Copie de sûreté de la version internet: février 2017. Source.



Article 1
Synergies Monde Méditerranéen n°4 - 2014 p. 7-13

Préface :
L’Occident est-il en train de manquer le coche de l’avenir ? Réflexions à partir de la théorie de David Cosandey

Jacques Cortès
Fondateur et Président du GERFLINT, France



Lorsque Jacques Demorgon m’a fait l’honneur de me demander une préface pour ce numéro 4 de la revue Synergies Monde Méditerranéen, j’ai évidemment accepté d’emblée, mais avec le sentiment que je m’engageais très imprudemment dans une aventure qui, pour être certainement passionnante, ne manquerait pas de me plonger dans une inquiétude constante pour cause d’ingénuité. Comme tout Terrien de base, en effet, je vis sur le très bourdieusien concept d’habitus, avec mon capital culturel bien statique et impressionniste, réduisant toute « substance » (l’absolu selon Saussure) à ses « modes » et « faux-semblants » (comme dirait Jankélévitch), et mon activité conceptuelle anagogique, quoique tentant de s’élever jusqu’à des hauteurs spirituelles à peu près convenables, plafonne assez vite au niveau de vérités admises qui ne sont rien d’autre, je le crains, qu’un tissu de lieux communs et d’apparences.

En ce qui concerne ce numéro, il est tellement riche que je réserverai mes commentaires au seul contenu du livre de Cosandey, ce qui témoigne de ma part d’une audace certaine car cet ouvrage est une synthèse historico-géographico-philosophique colossale ne visant à rien moins qu’à nous faire comprendre « le secret de l’Occident » pour aboutir, complémentairement, à nous familiariser avec « une théorie générale du progrès scientifique ».

Mais soyons plus précis : en fait, ce n’est pas exactement ce que dit Cosandey, car il emploie la préposition vers dans son sous-titre général, et cela change tout. Le présentateur de l’ouvrage, Christophe Brun (pp.11-85), manifestement enthousiaste (sentiment panégyriste que je comprends parfaitement et partage volontiers avec lui) est le premier à nous recommander la prudence en matière de jugement sur un ouvrage aussi complexe. Ce n’est pas la théorie générale du progrès scientifique que Cosandey nous propose, mais un cheminement « vers une théorie » (ce qui sous-entend qu’elle n’est pas la seule) sûrement utile pour tenter l’aventure d’un projet explicatif global, hardi, convaincant et pourtant très surprenant. Et Christophe Brun de nous signaler lui-même, d’entrée de jeu, trois obstacles majeurs susceptibles de bloquer ce que j’appellerais, de façon précieuse, « l’esthétique de la réception » (8) de l’ouvrage, à savoir, selon les potentialités négatives suggérées (mais écartées) par Christophe Brun, « l’indifférence », « l’échouage sur les hauts-fonds du déjà vu » et « le naufrage sur les récifs du réductionnisme déterministe » (p.35). C’est ce qui s’appelle non pas désarmer par avance toute contradiction mais simplement prévenir un éventuel détracteur qu’il s’agit d’une tentative d’élucidation effectuée à partir d’un point de vue sinon ignoré jusqu’ici, du moins assez peu exploité.

C’est donc un peu par provocation que j’ai choisi la citation de Jankélévitch mise en premier exergue de cette préface, car la philosophie de la précarité et de l’éphémère dont sont nourris le je-ne-sais-quoi et le Presque-rien de Jankélévitch, contraste de façon intéressante avec la position très engagée de Cosandey, économiste et physicien, prenant une position résolument empiriste pour évoquer le « secret » jusqu’ici bien gardé du progrès scientifique de l’Occident. Ce secret apparaît au lecteur de Cosandey comme une sorte de mécanisme d’autant moins mystérieux qu’il nous le livre comme une simple équation à deux inconnues. Je cède la parole, pour expliquer ce petit miracle d’intelligence, à un commentateur volontairement anonyme s’exprimant sur son blog personnel où il dit ceci : « Le développement technologique et scientifique a eu lieu partout où une civilisation a connu le succès commercial, (...) favorisé par une division politique stable (les deux conditions d’une bonne « méreuporie », du grec meros, « diviser » et euporeos, « être dans l’abondance »). Ces conditions sont réunies lorsqu’une civilisation trouve à s’installer sur un territoire propice à la fois aux échanges et à la division politique. Cela implique concrètement que le découpage des côtes facilite les échanges marchands (le transport par mer coûtant durablement moins cher que par route), et la définition de frontières sinon totalement naturelles du moins stables » (9).


Revient donc à Cosandey le mérite de nous proposer un chemin pour comprendre ce qui, en fin de compte, ne serait rien d’autre que le résultat d’une conjoncture complexe dont l’Occident a bénéficié pendant un bon millénaire (et bénéficie toujours). Pour lui, le secret en question doit être traité comme une énigme à résoudre en s’appuyant non plus sur l’abstraction d’hypothèses verbeuses plus ou moins élégantes, mais sur le constat objectif de faits historico-géo-économico-politiques concrets. Il postule pour cela la possibilité d’une théorie non pas poétiquement prédictive au sens mystique et platonicien du terme, mais rationnelle (sinon scientifique) et surtout convaincante. Résumons : la théorie explicative du secret de l’Occident est construite sur deux faits d’observation :

1. thalassographique d’abord : les Etats occidentaux sont toujours proches d’une mer qui leur confère le double avantage, d’une part, d’être protégés par les échancrures de leur littoral, d’autre part de communiquer facilement les uns avec les autres ;

2. méreuporique ensuite : les mers ont ainsi favorisé – lorsque la configuration de leurs rivages le permettait, la création d’Etats stables qui, par le commerce et des interactions multiples et régulières, se sont mutuellement enrichis.

On notera, à cet égard, que la phrase de Morin et Ceruti, mise en deuxième exergue, conforte tout à fait la théorie de Cosandey.


Disons donc que, jusqu’ici, tout va bien et que l’on peut poursuivre notre route avec notre Mentor vers la théorie qu’il propose comme explication du fameux secret de l’Occident. Objectons toutefois – sans malignité aucune – que les obstacles signalés par Christophe Brun perturbent un peu notre sérénité approbatrice. Certes, la théorie de Cosandey ne nous laisse pas du tout indifférent, mais il semble bien que, sans échouer « sur les hauts-fonds du déjà vu », il lui arrive de prendre tout de même quelques risques en frôlant les récifs « d’un certain déterminisme réductionniste ». Et cela dès le chapitre 1 où, après une introduction très roborative plaçant avec sagesse « la théorie méreuporique et son extension thalassographique » dans la mouvance braudélienne du temps long, il en arrive à traiter paradoxalement, parce que de façon un peu rapide, les explications traditionnelles du progrès humain réduites par lui à sept hypothèses (10) rapidement écartées en une petite soixantaine de pages.

Pour voler à son secours, toutefois (même s’il n’a absolument pas besoin de notre aide), nous avons mis en troisième exergue de cette préface, une petite phrase de Jacques Attali disant que « la raison d’être de l’Histoire, c’est sa propre négation ». Entendre par là qu’il faut éviter, lorsqu’on veut se doter d’un projet d’avenir, d’organiser une société quelconque – dit encore Attali – « autour de l’obsession de la préservation du même, de la répétition du cycle, de l’éternel retour, condition de (sa) survie et de (sa) stabilité » (ibid.). Si l’on prend comme exemple la première des sept hypothèses traditionnelles minimisées par Cosandey (la religion), on dira volontiers avec lui que l’Eglise a certes été le principal soutien de l’absolutisme royal en France et qu’elle n’a pas du tout contribué à l’essor économique du royaume en prononçant, à l’égard de l’argent et des « affaires » commerciales, une condamnation d’intensité analogue à celle concernant la luxure (terme désignant toute forme de plaisir sexuel) frappée elle aussi du stigmate de péché capital. Dans un cas comme dans l’autre, cela est parfaitement vérifiable, les commandements de Dieu et de l’Eglise ont manifesté – et le font toujours – une nette tendance à l’immobilisme.

La religion, chrétienne ici en l’occurrence, a donc fonctionné comme un frein rigoureux à l’innovation et l’on peut asséner avec Attali (ibid. p.20) quelques petites assertions assassines pour dénoncer cette institution toujours encline à refuser le mouvement qui perturbe les limites fixées par le dogme : « le nouveau est un péril, l’individu est dangereux (,) le progrès n’est pas imaginable. Le neuf c’est la mort. L’Histoire n’existe pas ». Si l’Eglise, en s’appuyant sur des règles analogues (et la chrétienté n’a évidemment pas l’exclusivité d’un tel barrage à l’évolution) a pu manifester clairement une intransigeance excessive à l’égard du progrès, si ses tribunaux ont torturé, condamné, exécuté, brûlé, massacré des populations entières au nom des exigences d’une sorte de Moloch divin passant le plus clair de son temps à détruire – on se demande bien pourquoi – la créature humaine qu’il aurait façonnée à son image, il est clair qu’il serait vain d’attendre de la religion qu’elle soit le fondement du progrès en général et donc la raison du secret de l’Occident en particulier.

Mais, s’en tenir à de tels constats, si justes soient-ils, c’est peut-être aller trop vite en besogne. La méreuporie et la thalassographie font certainement partie des causes naturelles de tout succès (comme leur insuffisance de tout échec) d’une communauté humaine quelconque mais cela ne nous avance guère. Et d’abord, pourquoi certains pays fort mal lotis à cet égard, seraient-ils aujourd’hui en puissance d’avaler l’Occident qui, sauf erreur, possède toujours les mêmes atouts dans son jeu ? Prenons un cas précis. Parlons de la construction des cathédrales. À l’aube du deuxième millénaire qui, selon Cosandey, a été entièrement dominé par l’Occident, la construction de tels édifices est plus qu’un simple projet architectural où les mathématiques et la physique occupent une place centrale ; plus qu’une somme de problèmes d’exécution d’une formidable difficulté (résistance des matériaux, voûtes d’arête établies, par exemple, au croisement de 2 ou 3 voûtes d’ogive, mais aussi voûtes sexpartites etc.) ; plus qu’un monumental problème de gestion : transport de pierres énormes et de marbre très lourd à faire venir de loin par terre ou par mer ; mais aussi nécessité de formation de spécialistes dans de multiples domaines : taille de la pierre, sculpture, décoration externe et interne, vitraux, tableaux, lumière, boiseries multiples, ameublement... Et cela pour des salaires de misère ! Quand on songe à l’état de l’outillage de l’époque, au courage qu’il a fallu pour lancer vers le ciel ces monuments de ferveur chrétienne avec leurs tours vertigineuses faisant carillonner à tous les horizons des cloches pesant des tonnes qu’on a pu hisser (on se demande comment) à plus de 100 mètres de hauteur parfois... on se dit que de tels élans sont le signe d’une énergie, d’une foi, d’une spiritualité sans lesquelles la théorie de Cosandey relèverait de la plaisanterie.

Faire de l’hypothèse religieuse une cause secondaire (11) dans une théorie générale de progrès scientifique, c’est minimiser excessivement, pour des besoins de démonstration, une donnée essentielle. On peut dire ce qu’on veut de la religion dans une multitude de cas détestables, mais il est impossible de ne pas souligner la part de ferveur, de dépassement de soi, de courage, de créativité donc de changement et même d’intrépidité miraculeuse jusqu’à la folie qu’elle a pu susciter chez tous ceux qui, dans leur misère, ont trouvé assez de force pour donner à leurs contemporains et à tous ceux qui leur ont succédé dans les siècles conduisant jusqu’à nous, ces témoignages de génie désormais classés, comme la cathédrale de Chartres, au patrimoine mondial de l’humanité. La religion a toute sa part dans le progrès scientifique et l’on pourrait montrer à son propos – comme du reste pour les sept explications traditionnelles quelque peu sous-estimées par Cosandey – que la thalassographie et la méreuporie ne perdent rien de leur pertinence quand on n’ignore pas l’environnement complexe où, en Occident comme ailleurs, elles ont joué un rôle central mais non exclusif de l’humain.

Je sais bien que Cosandey n’a rien omis et que son livre porte témoignage d’une impressionnante érudition. Mais, comme toute œuvre naturellement polémique, il est probable que chaque lecteur souhaitera, comme je viens de le faire, discuter certains détails. Cela n’ira jamais très loin car Cosandey a déjà prévu toutes les questions, tous les arguments et contre-arguments, comme si, pour écrire son livre en toute sécurité, il avait d’abord assimilé entièrement le traité sur la guerre de Von Clausewitz. Car c’est bien une guerre continue à la fois culturelle, scientifique, philosophique, et même éthique que Cosandey nous narre dans son ouvrage en cette période particulièrement fragile que nous vivons aujourd’hui, où l’on assiste à un déferlement de changements mettant véritablement l’Occident en péril, bouleversant même tout l’atlas des civilisations mondiales sans vraiment pointer clairement celle(s) qui pourraient vouloir prendre actuellement le leadership. La vérité dont on soupçonne la présence en filigrane dans ce superbe et terrible livre, c’est l’idée que le secret de l’Occident, c’est d’être arrivé au bout de ses possibilités de renaissance. « Il n’y a malheureusement plus de domaine à s’approprier, ni sur la Terre, devenue trop petite, ni dans le cosmos environnant ». On ne peut pas être plus pessimiste.


Mon rôle de préfacier, on le voit bien, je le conçois un peu à la manière du Candide de Voltaire, personnage naïf et crédule qui respecte infiniment son Maître à penser, Pangloss, quoique étant parfois en contradiction avec lui sur l’idée (non leibnizienne) que tout n’est peut-être pas aussi simple dans le meilleur des mondes scientifiques et culturels possibles. Mais Cosandey n’est pas du tout un émule de Pangloss, loin de là. Son pessimisme est manifeste sur de multiples questions, notamment sur la situation actuelle du déclin des grandes puissances à commencer par les Etats-Unis et la Russie dont il dresse un tableau angoissant. On a donc eu l’impression, à le lire, d’assister à l’effondrement de la civilisation occidentale, et c’est ce sentiment qui explique mon quatrième exergue où je cite une phrase du livre très récent (2014) de Naomie Oreskes (Professeur à Harvard) et Erik M. Conway (historien à la Nasa) qui envisagent, dans un petit essai de science fiction très pointu, l’avenir accablant de la civilisation occidentale à partir de ce XXIème siècle de plus en plus menacé par l’obscurantisme de gouvernants « incapables de penser le monde de façon systémique, (...) aveuglés par l’idéologie néo-libérale », et déjà vaincus par « la puissance des lobbys provoquant l’anéantissement de l’ordre social » (12). Je pense que Cosandey ne peut être qu’entièrement d’accord avec le passage suivant de l’opuscule ici évoqué (p.12) : « Les peuples de la civilisation occidentale savaient ce qui leur arrivait, mais ils ont été incapables d’enrayer le processus. C’est d’ailleurs l’aspect le plus ahurissant de cette histoire : à quel point ils en savaient long et combien ils étaient inaptes à agir en fonction de ce qu’ils savaient ».

Cosandey conclut en termes voisins. L’homme vit désormais dans « un système planétaire stérile et inhospitalier » ne permettant « probablement pas une troisième grande révolution techno-scientifique ». Et de rêver et de nous faire rêver : « Il n’est pas exclu (...) qu’un jour l’humanité reçoive des visiteurs appartenant à un peuple extraterrestre plus avancé qu’elle technologiquement. Les Terriens se verraient alors confrontés à des créatures voguant à bord de vaisseaux propulsés par antimatière, armés de bombes à trous noirs et voyageant d’une étoile à l’autre ». Nous voilà dans un film américain d’anticipation déjà vu plusieurs fois, mais toujours aussi distractif. Rêvons donc sur des soucoupes volantes à venir puisque nous avons manqué le coche de notre avenir.

En tout cas, si je puis me permettre des remerciements et un conseil, les voici. Mes remerciements à Jacques Demorgon et à Nelly Carpentier d’avoir choisi un auteur aussi captivant que David Cosandey et de m’avoir permis de formuler à son sujet quelques idées de lecteur passionné. Mon conseil s’adresse à tous ceux qui liront ces lignes pour les presser de courir chez leur libraire. Pourquoi ? Simplement parce que ce livre est à la fois une mine d’idées pour comprendre le petit monde dans lequel nous sommes condamnés à vivre, mais aussi parce que c’est, à sa manière, un vrai roman d’aventures.



Notes

1. Dont le livre, Le secret de l’Occident, vers une théorie générale du progrès scientifique, est au cœur des préoccupations de ce numéro.

2. Le Je-ne-sais–quoi et le presque rien, I ; La manière et l’occasion, Seuil, 1980, p.11.

3. Notre Europe, Fayard 2014, p.14.

4. Histoire de la modernité, Robert Laffont, 2013, p.19.

5. D’après la 4ème de couverture de « L’effondrement de la civilisation occidentale » de Erik M. Conway et Naomi Oreskes, les liens qui libèrent édit.2014.

6 Que Thomas Rist, auteur ici même d’un subtil essai sur la préposition sur, me pardonne cet usage assez peu conventionnel.

7. Le rôle des prépositions, dans bien des langues européennes est capital et je salue au passage l’article infra de Thomas Rist constatant « une recrudescence », en français, de la préposition « sur ».

8. Je me réfère là au titre même de la fameuse théorie de Hans, Robert Jauss, Gallimard, 1978.

9.  J’aurais aimé pouvoir rendre hommage à l’auteur de ce texte figurant dans son blog, mais sa volonté est de rester anonyme. On trouve le texte cité dans Google sous le titre suivant : « le secret de l’Occident, du miracle passé au marasme présent, David Cosandey, Arléa, 1997 ». Voici les raisons données par l’auteur pour rester incognito : « Ce blog est au départ un pense-bête, un recueil de notes de lectures, de commentaires sur des films vus et appréciés, ou pas, destiné à être lu par des tiers. Je me suis pris au jeu et l’exercice d’écriture est devenu un délassement prenant. C’est notamment un excellent moyen de réagir à la lecture d’articles trop idiots, ou d’idées trop convenues – et fausses etc. Puis l’Europe est tombée sur ce blog. Ce projet [l'unification européenne sous l'égide de l'UE], qui me paraissait fort sympathique il fut un temps, est devenu sclérosant, ruineux et attentatoire aux libertés politiques fondamentales ». Dont acte et remerciements.

10. Ces hypothèses sont les suivantes : religieuse, culturelle, ethnique, climatique, tiers-mondiste, grecque et hasard.

11.  Mais la position de Cosandey n’est pas systématiquement hostile à l’influence positive des religions sur le progrès scientifique. Ce qu’il dénonce, c’est leur archaïsme politique à tous les âges de l’Histoire de l’humanité jusqu’à aujourd’hui inclus, notamment aux Etats-Unis où les théories créationnistes font plus que jamais florès au détriment de l’évolutionnisme.

12. Quatrième de couverture.










Article 2
Synergies Monde Méditerranéen n°4 - 2014 p. 15-21

Présentation générale
L’intérité humaine antagoniste

Nelly Carpentier
Université Paris Descartes, France mnellyc@club-internet.fr



Synergies Monde Méditerranéen doit, avec ses moyens propres, reconnaître les difficultés exceptionnelles que la connaissance et l’action comportent dans cette partie du monde. Les acteurs humains y sont dans tous les sens « entre eux ». Ils pourraient l’être mieux ! D’où notre référence à l’« intérité », concept délaissé, bien que centenaire, proposé par le logicien, philosophe et interlinguiste Louis Couturat, un peu avant la « Guerre de 1914-1918 » en ce moment commémorée. Intérité qualifiée d’antagoniste : de fait. Les identités opposées – avec quelle violence ! – sont à la une d’une actualité internationale répétée au cours des décennies et sont de plus en plus meurtrières. L’intérité des meurtres redouble alors que les diplomaties échouent à créer le moindre commun. La quatrième parution de Synergies Monde Méditerranéen en référence profonde à cette tragique actualité méditerranéenne, fait appel à de grandes ressources intellectuelles, historiques et systémiques, disponibles dans de grands ouvrages que nous négligeons. Leurs auteurs souhaiteraient parvenir à nous faire partager un paradoxe, une vérité cachée. C’est sans doute naturellement que les humains sont antagonistes, comme les dialogiques d’Edgar Morin en témoignent. Ces antagonismes identitaires, initiaux ou construits, peuvent avoir deux destins : conduire aux comportements les plus brutaux ou se composer en constructions admirables. Les chemins existent. Nous ne devons pas combattre les antagonismes : ils sont le secret du réel. Nous devons arrêter de descendre leurs pentes destructrices et remonter leurs degrés constructeurs. Ponctuellement mais admirablement, les sciences et les techniques y parviennent. Les moteurs qui propulsent nos multiples véhicules conquièrent mieux les espaces que la mitraille et les bombes. Toutefois, sans les constructions renouvelées de l’amour et de la justice, les prodiges des sciences et des techniques diffusent bien peu vers l’ensemble de l’expérience humaine. Les textes qui suivent partagent des chemins qui mènent au secret d’acteurs humains antagonistes mais par là-même observateurs, penseurs, inventeurs au lieu de devenir des individus meurtriers ou des « Etats-voyous » !

Notre première rubrique « Entre langues et cultures » est heureuse de retrouver Selma El Maadani, universitaire marocaine. Yves Montenay s’entretient avec elle : « Le nouveau tifinagh. Un alphabet disparu sauvera-t-il langues et cultures berbères ? » De quoi s’agit-il ? D’un alphabet millénaire dont les graphèmes sont issus du libyque. Ils ont été découverts ici et là dans tout le Maghreb. En particulier, sur des stèles funéraires de dignitaires et de rois amazighes de l’Antiquité. Selma El Maadani, et elle n’est pas seule, préfère « amazighe » à « berbère », terme équivoque on le sait. Quant à l’étymologie du mot « tifinagh », il y en a deux. L’une renvoie aux Phéniciens et l’autre signifie simplement « notre invention ». L’alphabet tifinagh a plusieurs variantes selon les tribus d’origine. Elles ont été unifiées récemment en un seul alphabet le « tifinagh de l’Institut Royal ». Il y a, au Maroc, des « amazighophones » et des « amazighophiles » qui souhaiteraient que cesse d’être occultée cette perspective d’abord tribale puis royale de l’histoire marocaine. On comprend mieux cette volonté d’ajouter aux transcriptions en « caractères arabes » et en « caractères latins », cette troisième transcription à partir de « l’alphabet tifinagh » restauré. Avec même « l’ambition d’en faire un des vecteurs de l’enseignement primaire ». Est-ce possible ? La réponse est adaptée à la complexité du problème et de son évolution en cours.

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Comme les revues Synergies du Gerflint qui toutes s’inscrivent dans le « Programme mondial de diffusion scientifique francophone en réseau », la revue Synergies Monde Méditerranéen est prioritairement réservée « aux chercheurs francophones (doctorants ou post-doctorants ayant le français comme langue d’expression scientifique) ». C’est bien le cas de Syrine Ben Slymen, doctorante de l’IRA de Médenine en Tunisie et de l’Université de Nice Sophia Antipolis en France. Avec Vincent Meyer, professeur en sciences de l’information et de la communication dans cette même université, ils nous donnent une idée concrète de l’engagement de cette discipline sur le terrain, en Tunisie. Il s’agit de comprendre comment les développements territoriaux doivent tenir compte de tout un ensemble de facteurs : « disparités sociales et spatiales, mouvements de migrations, dimensions affectives – d’attachement à la région – et conatives – de solidarité envers la région ». Quels types de communications peuvent avoir la capacité d’impliquer positivement les habitants des régions concernées ?

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Nelly Carpentier nous conduit à mieux découvrir une jeune nation, la Moldavie, située entre la Roumanie et l’Ukraine. La francophonie y a des bases historiques plurielles. Peu après la parution du premier numéro de Synergies Monde Méditerranéen, un contact s’est effectué avec l’Université Libre Internationale de Moldova (ULIM), à l’occasion des colloques organisés lors des journées annuelles de la Francophonie. L’ULIM publie les Actes de ces colloques dans sa revue si bien nommée « La Francopolyphonie ». Pour de multiples raisons qu’il faut découvrir, la Francophonie moldave est ancienne, diversifiée, dynamique. Au Printemps 2014, l’Association des Professeurs de Français de Moldavie a organisé une rencontre avec les responsables de la Fédération Internationale des Professeurs de Français (FIPF) – en la personne de Doina Spita, Présidente de la Commission pour l’Europe Centrale et Orientale – et de Jean-Pierre Cuq, Président de la FIPF, également Président d’honneur de Monde Méditerranéen. Un échange autour de la nécessité d’une théorie scientifique des cultures et du « multi, trans, interculturel » a bénéficié des vifs intérêts de Madame Elena Prus, Professeur Docteur, Directrice de l’Institut de Recherches Philologiques et Interculturelles (ICFI) de l’ULIM et rédacteur en chef co-rédactrice de la revue La Francopolyphonie – de Madame Ana Gutu, Premier vice-Recteur, Professeur Docteur à l’ULIM, Directrice de la revue – et de Monsieur Victor Untila, docteur en philosophie, maître de conférences et corédacteur de La Francopolyphonie. Les raisons ne manquent pas de nous intéresser à la Moldavie, insuffisamment connue et qui a, le 27 juin 2014, signé un accord d’association avec l’Union Européenne.

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Un moment à la fois scientifique et récréatif s’offre aux lecteurs avec les observations du linguiste et professeur Thomas Rist « devant la recrudescence du « sur ». Les langues aussi ont des tics. A coup sûr, l’emploi de la préposition « sur », en français mais pas seulement, en fait aujourd’hui partie. Marina Yaguello l’avait évoqué déjà dans ses « Petits faits de langue ». Thomas Rist montre qu’aujourd’hui les exemples se sont accrus. Et il n’en est pas avare. En discussion, Jacques Demorgon lui avait proposé de sortir du strictement linguistique et de s’interroger sur les éventuelles significations sociologiques voire psychanalytiques de cet emploi démesuré. N’y avait-il pas là un nouvel habitus en formation : une conjugaison de détachement et d’emprise narcissiques ? Le scientifique n’a pas jugé possible de prendre un tel risque. Il demeure sur son quant à soi prudentiel pour le moment ! Attendons un coefficient supérieur de cette marée du nouveau « sur ».

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Notre seconde rubrique « Histoire présente et passée en Méditerranée » bénéficie d’abord, grâce aux « Echos du monde musulman » d’Yves Montenay, de références actuelles multiples et variées concernant les deux régions en effervescence du Sud et de l’Est de la Méditerranée. La sélection opérée dans ces « Echos » retient bien plus que l’écume des jours. Elle s’intéresse aux données culturelles, stables ou problématiques, ainsi qu’aux stratégies de moyen ou long termes. La sélection est faite pour éviter sa propre péremption. Le lecteur peut la lire et la relire bien après la parution de la revue. On ne s’étonnera pas, puisqu’elle concerne le monde musulman, de trouver aussi parfois des analyses de pays non méditerranéens. Mais les relations internationales ne cessent de se développer. C’est largement le cas en ce moment pour ce qui est des liens entre l’Afrique du nord et l’Afrique occidentale et centrale. C’est ainsi qu’en mai 2014, une rencontre organisée à l’Université du Panthéon, par l’Association des Marocains de France, avait invité des responsables des Etats du Sud dont Henri Lopes, ambassadeur plénipotentiaire du Congo Brazzaville et grand romancier de langue française.

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La bonne réception du travail monumental de David Cosandey a toujours fait problème. Jacques Cortès, dans sa préface à ce numéro s’en fait justement l’écho. Les aspects multiples et riches de ce travail ont suscité en lui un intérêt tel qu’il a voulu le partager au seuil même de la revue et nous l’en remercions vivement. Dans « L’histoire de l’Occident. Déclin ou métamorphose ? », Le Monde, hors série, Cosandey est présenté parmi les rares penseurs qui ont renouvelé la difficile et inépuisable question de l’Occident. Avant de recenser l’ouvrage et d’en présenter les deux théories, Jacques Demorgon propose d’y entrer par l’exemple qui concerne au plus près la revue : une comparaison, autour de la Méditerranée, entre deux millénaires extrêmement différents. Le premier – avant J.-C. – où s’oppose une pluralité d’Etats, en bonne situation économique, est d’une très grande richesse productive : culturelle, philosophique et scientifique. C’est la civilisation grecque avec successivement l’aspect hellène des Cités-Etats puis l’aspect hellénistique des grands royaumes issus de l’Empire d’Alexandre. En contraste avec ce millénaire avant J.-C., le premier millénaire après – qui concerne l’autoritarisme unitaire de l’Empire romain puis le chaos répété des Royaumes barbares – est d’une très faible fécondité scientifique et technique, même si d’autres aspects culturels liés aux religions et aux conquêtes ne sont pas négligeables. Ces quatre moments d’une histoire bimillénaire répondent aux conditions d’apparition, ou non, du progrès scientifique telles que Cosandey les a clairement définies et posées.

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Dans cette période « hellène » que Cosandey évoquait, une femme extraordinaire a vécu entre le septième siècle et le sixième avant J.-C. Son destin n’a pas été seulement exceptionnel de son vivant. Après sa mort, elle a été considérée et grandement honorée par les plus grands penseurs, écrivains et philosophes qui lui ont succédé. Elle a été inscrite sur la liste des neuf plus grands poètes grecs où elle est la seule femme. Elle a même été nommée « dixième muse » par Platon. On pourrait s’étonner de cette gloire d’une femme en oubliant que la condition féminine avait connu des temps meilleurs avant la Grèce classique, en Crète en particulier.

Le problème c’est que la destinée de cette femme ne s’est pas arrêtée à sa vie réelle. Elle a fait l’objet de toute une suite d’imaginaires d’époques qui se la sont appropriée dans leurs propres perspectives positives ou négatives. Elle a été connue de son vivant comme poète, directrice d’une « maison des savoirs » et enseignante. Par la suite, la légende s’est emparée de sa personne la représentant même au cœur d’un amour impossible pour « le plus beau des Grecs, Phaon ». On prétend qu’elle finit par se « suicider ». En fait, Phaon n’est pas un homme mais « le diminutif de Phaéton, l’étoile double d’Aphrodite : Phosphoros et Hesperos (la Planète Vénus) ». La légende se transforma même ensuite en mythe de salut, chez les Pythagoriciens, que symbolise le « fameux saut dans la mer », qui est alors le « contraire d’un suicide ». On a ainsi découvert l’image de ce saut figurant en place centrale dans une Basilique pythagoricienne romaine qui, enfouie, fut retrouvée par hasard en 1917, assez bien conservée.

Au dix-huitième siècle, cette femme, toujours au cœur d’un imaginaire proliférant, se retrouve associée à la valorisation de l’érotisme. Au dix-neuvième siècle, dernière transformation la plus connue et qui s’est imposée jusqu’à nos jours est sa relation supposée au « saphisme », nommé de son nom « Sappho ». Tout cela autour de Baudelaire et de son recueil « Les Fleurs du mal » dont le premier titre était « Les Lesbiennes » (au sens d’érotisme). Une cascade de changements de sens s’est opérée : Lesbien, Lesbienne, habitants de l’Île de Lesbos ; lesbienne symbole de conduites érotiques ; et finalement lesbienne au sens d’homosexuelle.

Merci à Pierre Landete de nous faire découvrir cette incroyable cacophonie de l’imaginaire humain, à propos d’une femme certes célèbre mais dont on ne cesse de dire tout et son contraire depuis bientôt trois millénaires. Enfin, en nous proposant le terme « anandrisme », à tort délaissé, selon lui, il s’efforce de répondre à l’injonction d’un autre poète célèbre : « Rendre plus purs les mots de la tribu ».

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Analyse de l’Occident, suite. Avec François Jullien dont on connait la référence éprouvée à la Chine. Il entend pourtant découvrir comment les Grecs vont « inventer l’expérience, le réel, la science ». Histoire à rebondissements : de Chine en Grèce et en Italie ». Longtemps, les Chinois ont bénéficié d’une très grande avance pour certaines découvertes scientifiques et inventions techniques : de plusieurs siècles et parfois de plus d’un millénaire et demi. Plutôt que de parler communément de la poudre, citons plutôt le « gouvernail d’étambot » qui, quand il fut retrouvé en Europe permit à la flotte vénitienne d’acquérir une telle maniabilité, légèreté, vitesse, qu’elle pouvait échapper aux pirates et se placer ainsi à la tête d’un commerce maritime plus sûr. Les principaux navigateurs marchands, les Vénitiens, d’abord mercenaires de l’Empire romain d’Orient, s’enrichirent tant qu’ils introduisirent alors le « coin » de l’économie dans la politique impériale.

Jacques Demorgon souhaite nous faire découvrir la pertinente et percutante démonstration de François Jullien. Ce sont bien les Grecs qui ont inventé notre régime de science le plus rigoureux et le plus fécond. Mais « le miracle n’est pas grec », il est « mathématique ». Il résulte d’une intelligibilité étendue et approfondie de la physique permise par sa référence construite aux mathématiques. L’universel apparaît clairement quand, par exemple, Archimède traite non pas de tel corps ou de tel fluide mais de « tout corps » et de « tout fluide ». Seule la relation mathématique « fonction de » peut, « en une seule formule », tenir tout un ensemble de phénomènes différents.

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Ce que François Jullien nomme « le coup de force » ou « le coup de génie » de Platon, a dû, par la suite, patienter presque deux millénaires avant d’être repris ou réinventé par Galilée avec sa physique de la chute des corps. A lire toute l’analyse que François Jullien propose de l’invention platonicienne de « l’idée et de l’idéal », on pourrait, si on ne connaissait pas l’auteur et son œuvre, croire à un nouvel éloge inconditionnel de la « Grèce-Europe » et de l’Occident. De son côté, Jack Goody dénonce ces « vols » de l’histoire » et de la science à partir d’un lien forcé avec la Grèce établi en sautant allègrement deux millénaires.

A ce point de notre présentation générale, précisons au lecteur que, bénéficiant de la vive curiosité de Caroline Dessenne, jeune adulte du 21e siècle, nous avons souhaité avoir avec Jacques Demorgon un entretien sur les raisons qui lui font croiser ici trois grands auteurs : le physicien théorique suisse David Cosandey, le philosophe sinologue François Jullien et l’anthropologue britannique Jack Goody.

Dans cet entretien, il était indispensable de partir du fameux « problème de Needham ». D’un côté, la longue avance scientifique et technique chinoise. De l’autre, le régime différent d’une « science grecque » qui doit ensuite patienter près de deux millénaires pour renaître en Europe mais qui alors explose et ne s’interrompt plus et se retrouve bel et bien cooptée par les savants de tous pays. Ces deux ruptures historiques – chinoise et européenne – ont intrigué les esprits à court d’explication. Les penseurs européens ont été si traumatisés par cet « abîme » de temps que le développement de la science rencontre entre la Grèce et la Renaissance qu’ils n’ont cessé de vouloir colmater la brèche. Ils ont pensé y parvenir en fabriquant, autour plus ou moins du thème de la liberté – politique, scientifique, économique, cette histoire vite unifiée entre la Grèce et l’Europe. C’est criticable et, de toute façon, ça ne peut pas justifier l’indifférence, voire le mépris pour tout ce qui s’est passé dans les autres civilisations.

Telle est la violente dénonciation que fait Jack Goody dont Jacques Demorgon recense « Le Vol de l’Histoire ». Pour Goody, il s’agit de l’histoire humaine que l’Europe a reconstitué, au détriment des autres et à son avantage. Cette dénonciation a le grand intérêt de poser la nécessité d’en finir avec l’incapacité à produire une histoire plané- taire partagée. Pour y parvenir, il faut, avec Goody, restaurer l’importance de l’anthropologie, point sur lequel Nelly Carpentier manifeste vivement son accord. Cependant, Caroline Dessenne n’entend pas renoncer aux apports de l’histoire, à condition que cette histoire cesse de se montrer partiale et partielle. Jacques Demorgon constate que les auteurs étudiés nous forcent à relier philosophiquement l’histoire et l’anthropologie. Si François Jullien souhaite penser l’Occident dans un vis-à-vis avec la Chine, Jacques Demorgon souhaite lire et penser Cosandey, Goody et Jullien, chacun en vis-à-vis des deux autre

David Cosandey, partant de Needham, reconstitue de manière exceptionnelle l’histoire planétaire concurrentielle et conflictuelle. Sous couleur de parler du secret de l’Occident, c’est du secret de l’humain qu’il traite à travers des rivalités régulées qui deviennent fécondes. Sa « méreuporie » d’abord « interétatique » s’accroit en Grèce puis à la Renaissance européenne. Elle passe des Etats aux sociétés effectivement à partir de libertés supplémentaires. C’est une seconde forme du secret de l’humain que cette dynamique de rivalité qui anime les populations.

La troisième forme se joue actuellement entre civilisations défiées par la mondialisation mais plus encore par la mondialité cosmique. Jullien l’illustre magnifiquement par la trentaine d’ouvrages qu’il consacre non seulement aux ressources occidentales et aux ressources chinoises mais surtout aux ressources que les acteurs de ces deux civilisations peuvent inventer ensemble à partir de leurs écarts. Cela concerne l’ensemble des civilisations. Et c’est aux penseurs de toutes les civilisations d’avancer dans un tel travail novateur.

Dans la troisième rubrique « Lectures et analyses », le lecteur appréciera que, dans cet esprit, des auteurs puissent regarder vers une autre civilisation dont on ne cesse de débattre à la lumière de l’actualité sans connaître suffisamment, en étendue et en profondeur, son passé. Il s’agit de l’Islam. Christian Lochon du Centre des hautes Etudes Afro-asiatiques modernes (CHEAM) nous présente « Malek Chebel, penseur méditerranéen moderne ». Grâce à cet auteur et à son Dictionnaire des Réformateurs musulmans des origines à nos jours, nous voyons, en pleine lumière, que l’interprétation ouverte et même rationnelle concernant l’islam, s’est mise en place dès le huitième siècle. Nombreux sont les grands penseurs qui ont travaillé à l’indispensable rencontre de la raison et de la foi. Faute des développements économiques favorables, les pays de religion musulmane ont été retardés sur ce chemin que les pays catholiques ont d’abord dû parcourir eux aussi.

Si l’avenir planétaire a encore un sens pour les humains d’aujourd’hui, les civilisations doivent toutes retrouver certains chemins d’humanisation qu’elles ont, elles-mêmes contribué à tracer. Espérons que les réflexions, les analyses et les propositions, ici débattues, y contribueront pour leur part.





Article 3
Synergies Monde Méditerranéen n°4 - 2014 p. 137-159

Inventer le réel, l’expérience, la science : de Chine en Grèce et en Italie. Avec Jullien

Jacques Demorgon
Université de Reims, France
j.demorgon@wanadoo.fr



« Or de vrais livres ne prennent leur
dimension d’évènements qu’avec le temps
long – lent – de la lecture. »

François Jullien, in :
Nicolas Martin et Antoine Spire, Dialogues, p. 147.



Résumé
La globalisation de l’économie favorise l’étude des civilisations. La naissance et le développement des techniques et des sciences en fait partie. Il y a deux parcours différents. La Chine est très en avance mais elle s’arrête. La Grèce obtient des résultats excellents. L’Europe met deux millénaires à retrouver ce chemin avec les travaux de Galilée sur la chute des corps. Découvertes techniques et scientifiques ne vont plus cesser. Comment comprendre ces évolutions discontinues ? François Jullien, philosophe et sinologue informé, étudie la question. Il se réfère à Platon, inventeur de l’idée et de l’idéal. Pourquoi ?

Abstract
Globalization of economy favors the study of civilizations. Birth and development of technologies and sciences are part of it. There are two different routes. China is very early but stops. Greece obtains excellent results. Europe takes two millenniums to find this way with Galilee’s works on gravity. Technical and scientific discoveries will not stop anymore. How to understand these intermittent evolutions? François Jullien, philosopher and informed sinologist, studies the question. He refers to Platon, inventor of the idea and the ideal. Why? Keywords : Science, technology, history, China, Greece, Europe, reality, idea, idéal, François Jullien


1. La Chine, l’Europe : non les comparer mais penser la diversité humaine !

François Jullien publie, en 2009, au printemps et en automne, deux ouvrages d’une lecture peu facile dont l’écho est resté limité. Dans « Les Transformations silencieuses », il étudie comment se pose la question du réel pour la pensée chinoise classique et pour la pensée « grecque, européenne ». On a deux focales : « transformations » incessantes, ou « êtres » qui subsistent ! Le second ouvrage « L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe » porte son étude sur la pensée scientifique européenne issue des Grecs, en s’interrogeant sur l’arrêt d’une avance pourtant considérable des sciences et des techniques en Chine. Les deux ouvrages se recoupent l’un l’autre avec bonheur pour le lecteur. L’intérêt de ces études des grandes cultures humaines vient de leur prise en compte de trois perspectives coprésentes qui restent constamment affrontées et qui pourtant doivent être associées.

La première met clairement en évidence que tel écart culturel entre deux civilisations n’est pas d’emblée compris. Il faut le constituer en objet d’étude. Une divergence entre la Chine et la « Grèce-Europe » a pour source leurs différences géographiques et historiques. Elle est le fruit d’aventures situées, datées, de vaste étendue et de longue durée. Autour de quatre millénaires. Il importe d’y entrer, diachroniquement.

La seconde perspective, résultant de ces études, est d’ordre synchronique. Chaque grande civilisation fait système. Chacune en son sein et en relation aux autres se déploie, se fait, se défait entre séparations, unions, échanges, oscillant ou les mêlant : elle est « multi-trans-interculturelle ». Elle est un « fait humain total » : synchronie d’actions, d’œuvres et d’évènements multiples, internes et externes. Comment la civilisation chinoise pourrait-elle être pensée sans référence aux sociétés originairement nomades qui l’entourent, l’envahissent depuis le Nord et l’Ouest ? Dans cette relation conflictuelle, plurimillénaire, la Chine résiste, succombe mais ne disparait pas, elle se rétablit. Son unification, accommodatrice et assimilatrice, la renforce finalement car elle parvient à siniser ses pires envahisseurs.

De leur côté, les Grecs s’organisent et se rencontrent dans un cadre culturel partagé entre Cités-Etats et dans un espace limité. Leurs jeux répétés de rivalités et d’arrangements proches bénéficient de points d’ancrages géophysiques et culturels maintenus (Cosandey, 2007). En dépit des offensives des Perses, jusqu’à Philippe et Alexandre de Macédoine, toute unification peine à se superposer. Les arbitrages guerriers et pacifiques s’enchainent avec les inventions culturelles de distanciation : olympiennes et olympiques. Chine ou Grèce : singulières !

La troisième perspective n’est pas seulement « compréhensive-explicative », elle ne relève pas que du connaître, elle est « dialogique-implicative » liée aux problématiques incertaines de l’avenir et à la nécessité des choix d’action (Demorgon, 2010d).

L’imbroglio des relations internationales actuelles requiert une capacité de penser et de vivre la diversité humaine dans son « avec contre » pour l’engager à devenir plus inventive.

Précisément, en relation avec ces deux méthodes – « compréhensive-explicative » et « dialogique-implicative » -François Jullien met en évidence « une distinction de principe « entre écart et différence ». La « différence », (accrochée au connaître) suppose un cadre donné à l’intérieur duquel on est conduit à ranger entre le même et l’autre, et l’on s’accorde une position de surplomb pour opérer cette comparaison ».

En opposition, j’allais dire en écart, « la notion d’écart... n’envisage pas le culturel en termes d’identité – à quoi renvoie la différence – mais en termes de fécondité : elle fait apparaître les diverses cultures, non comme autant de variables du même (ainsi fait la différence, accrochée au connaître), mais comme autant de ressources à exploiter... l’écart met en tension ce qu’il sépare ». Il reste accroché à l’action passée, présente ou future. En effet, les tensions que l’écart anime ou réanime ne sont pas de simples objets de curiosité, elles peuvent, elles doivent susciter des implications, si possible « majorantes », dans la mesure où leurs orientations spécifiques sont pensées comme des ressources. Cette troisième perspective n’est pleinement compréhensible qu’appuyée sur une révolution mentale qui s’est aujourd’hui renforcée sous le nouvel éclairage de la mondialité cosmique. Elle dépasse et intègre la simple référence à la mondialisation terrestre bien incapable de poser à l’espèce humaine un défi de même envergure.


2. Mondialisation terrestre et mondialité cosmique : un double défi

En transposant l’anglais Globalization, l’allemand Globalisierung – dans les termes français de globalisation ou de mondialisation, on brouille de précieuses distinctions conceptuelles. On confond des domaines tels que la globalisation économique financière et son emprise actuelle avec la globalisation de la connaissance, à l’œuvre dans la théorie unitaire des forces en physique ou dans l’effort pour penser l’histoire humaine comme une totalisation interactive. On confond des plans différents. On a celui des nombreuses mondialisations terrestres qui ont jalonné le déploiement planétaire de l’humanité, à mesure que les moyens de transports permettaient de couvrir des distances de plus en plus grandes.

Mais, aujourd’hui, depuis la seconde moitié du vingtième siècle, ces mondialisations terrestres sont devenues extraterrestres. Elles se sont étendues à l’espace planétaire. Des êtres humains ont quitté le sol et même l’atmosphère de la Terre, pour poser le pied sur la Lune (1969) ou rejoindre une station spatiale en orbite. C’est une véritable rupture dans l’évolution humaine. Le regard extérieur du cosmonaute sur notre planète installe de facto une distance avec la mondialisation terrestre étroite, inaboutie dans son actuelle version contrastée de globalisation économique financière.

Cette distance cosmique est en cours de transmission à l’ensemble des humains. Elle définit la « mondialité », terme né il y a peu et repris par Edouard Glissant (1997). Dans les mondialisations, les humains restent leurs propres objets mutuels à la surface de la Terre. Dans la mondialité, la planète qui les emporte dans le cosmos devient un nouvel objet. La mondialité change le niveau de sens questionné (Demorgon, 2010a). Les humains n’entrent pas seulement dans une interaction plus profonde et plus étendue. Cette interaction, vécue plus ou moins confusément, est maintenant constituée en plus comme un tout qui est aussi là devant eux, offert à la vue et à la pensée.

Cette tension entre une « mondialisation terrestre en globalisation économique », et une « mondialité cosmique en globalisation de la connaissance » devient la véritable question de l’avenir de l’espèce humaine (Demorgon, 2010a). Une libre responsabilité supplémentaire incombe en partage aux acteurs humains. Elle constitue un second défi qui rejoint celui déjà posé par l’économie informationnelle technicisée, mondialisée.

Un sentiment de dépossession gagne des acteurs humains qui balancent entre des extrêmes d’adhésion, de révolte, ou d’incompréhensible déstabilisation des modes d’inscription individuelle et collective. L’inégalité économique insultante est déstabilisatrice au regard des prétendus droits au développement humain. Les devoirs, hier déjà devenus meurtriers dans l’exceptionnel, le sont aujourd’hui dans la quotidienneté : comme le risque pris de devoir gagner tous les jours contre d’autres ; ou celui de ne pas voir que l’on peut mourir comme la planète elle-même.

L’implication dans l’action et la connaissance est d’un tel niveau d’exigence que la démission fait figure d’habileté encourageant les aventures strictement individuelles qui cherchent à se glisser dans les aléas des puissances. On est entré dans cette labilité des conduites à laquelle le sociologue d’origine polonaise, Zigmunt Baumann, a donné l’heureux nom de « modernité liquide ». Cela risque de retentir de façon négative au plan des relations internationales.

Henri Van Lier a proposé un autre point de vue précieux à l’origine de notre déstabilisation. Nous avons quitté nos deux mondes d’hier celui du continu proche puis du contenu distant pour entrer dans un monde où prime le discontinu. C’est le résultat de nombreux bouleversements scientifiques et techniques. Citons seulement l’informatique, les pixels de la photographie, les séquences du génome, les incertitudes de l’évolution, le primat du probable sur le causal, etc.


3. Jullien « multi-trans-interculturel » : civilisations divergentes : ressources humaines

Ce n’est pas que manquent les contre-feux. Affrontée à la mondialité, la pensée de l’humanité se globalise. Cette culture a déjà son imaginaire littéraire dans les romans de science-fiction qui déploient les humains dans l’extra-terrestre. Son imaginaire scientifique insiste avec une écologie soucieuse du devenir de la planète. S’y ajoute aussi une histoire globalisée des civilisations qui n’a cessé de s’approfondir et de s’étendre de Toynbee à Needham (1954, 2004), Braudel, Cosandey (2007).

La mondialité cosmique a changé le regard des humains et elle les conduit aussi à partager, plus nombreux, l’émergence d’une « révélation » en cours du trésor des civilisations, des cultures et des langues (inséparables). Il leur devient possible de penser une raison humaine non plus comme étant ici, et pas là, mais comme étant à la fois ici, là et ailleurs. La raison humaine est pensable comme normalement éclatée à partir des contextes différents et des engagements humains conséquents. Les raisons singulières de chaque civilisation s’élaborent dans un temps long, se transforment mais sans perdre pour autant leurs écarts fondamentaux.

Longtemps ces écarts à peine rencontrés ont été laissés dans leur factualité. Aujourd’hui, dans des travaux comme ceux de François Jullien, ils peuvent être approchés, explorés, apprivoisés. Ils pourraient, ils devraient devenir un plus de virtuel bénéfique pour les relations interhumaines présentes et à venir. Depuis déjà trois décennies, François Jullien (2009) s’efforce, en effet, de construire, exploration après exploration, livre après livre, un contre-feu au malentendu des civilisations singulièrement de la Chine et de l’Occident.

Avec de précieuses retombées : les deux perspectives civilisationnelles ont divergé en raison de la propre aventure humaine de chacune. Ces aventures et leurs divergences sont intelligibles sans besoin de dégrader qui que ce soit (Demorgon, 2010b). Sur le long terme, chaque civilisation peut retrouver des perspectives dont elle s’était plus ou moins détournée. Davantage, les civilisations sont conduites à s’emprunter leurs ressources. Enfin, dans leur confrontation, elles inventent encore d’autres ressources indispensables aux humanisations en suspens car les humains ne s’humanisent qu’ensemble. Aucune ressource n’est de trop, étant donné la complexité du réel.

Pour approcher la complexité rhizomique de tout système culturel qui le rend résistant en même temps que transformable, donnons une idée des « écarts » qu’explore François Jullien concernant la question de la science, vue côté « grec, européen » et côté Chine classique. Voici, correspondant aux chapitres successifs de l’ouvrage, les neufs aspects des « écarts » qui se recoupent et se renforcent entre eux : doute ou confiance. L’idée fait parler le réel ou le réel parle de soi. Savoir théorique ou « savouration, régulation » du cours des choses. Les mathématiques formalisent, symbolisent ou font partie du réel. Ordre du monde transcendant ou immanent. Tendre vers l’idéal ou vivre disponible. Un là-bas hors du connu ou poursuivant l’ici. Une société dans la loi ou dans le rite. Une raison qui formalise ou se forme avec (le réel). Le lecteur pourra voir comment ces écarts travaillent avec ceux que présentent Les transformations silencieuses.

En lisant ensemble ces deux ouvrages, le lecteur éprouvera une précieuse surprise. Il trouvera que dans Les transformations silencieuses, Jullien (2009a : 40) magnifie la pensée chinoise classique. Il se montre fort critique à l’égard de la pensée « grecque européenne », étudiant même ses « handicaps ». Dans L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe, ce même lecteur aura facilement le sentiment opposé. La pensée « grecque, européenne, occidentale », y apparaît comme fondatrice de la pleine science riche de ses possibilités sans limites. Disons : la science archimédienne, galiléenne. Cette lecture croisée doit empêcher d’incriminer François Jullien de vouloir vanter une civilisation au détriment de l’autre, quelle qu’elle soit. Seuls ceux qui ne lisent qu’un ouvrage en vitesse peuvent avoir cette impression.

Jullien est toujours modeste par rapport à des civilisations qui le dépassent – et nous tous. Il le dit à Antoine Spire (2011 : 141) « Je ne compare pas la Chine et l’Europe. Le voudrais-je, je ne le pourrais pas... On ne peut indiquer un « ceci singulier » du côté grec à quoi répondrait un « cela singulier » du côté chinois ». En même temps, il se sépare de Foucault parlant « d’une impossibilité nue de penser cela ». Pour Jullien, « c’est cela qui donne à penser, si on a la patience d’y entrer : justement en défaisant notre pensée. » On peut, on doit tenter de comprendre en partie, pas à pas, thème à thème. D’où la trentaine d’ouvrages et plus qu’il a déjà publiés sur des « vis-à-vis » qui envisagent et dévisagent.

Ce vaste ensemble de livres vient d’ailleurs de bénéficier d’une étude de Nicolas Martin et d’Antoine Spire (2011). Ils emploient, dès le titre de leur livre, le terme de « dissidence » en précisant : « Dissidence renvoie à la notion d’écart, centrale dans la stratégie intellectuelle de François Jullien ». Parmi ces notions dissidentes, les deux auteurs rassemblent « l’allusif, l’« au gré », « les transformations silencieuses ». Ces caractéristiques sont en Chine au premier plan. Mais elles ne sont pas inexistantes en Occident. Dire qu’elles y sont marginalisées n’est pas assez et c’est trop. D’un coté, le plus souvent elles n’y priment pas. De l’autre, elles occupent certaines marges plus ou moins importantes selon les groupes, les personnes, les domaines, les genres.

Nicolas Martin et Antoine Spire montrent comment François Jullien tente d’inventer un véritable dialogue interculturel. Pour y parvenir, il lui faut, certes, partir des intérêts actuels mais traverser les millénaires qui ont engendré ces cultures. Il n’empêche : plus que le passé ou le présent, c’est l’Avenir qui est en cause. Penser la Chine et l’Europe, sur tel point, puis tel autre, c’est non pour des jugements toujours prétentieux mais pour découvrir comment, à partir d’un vis-à-vis approfondi, de nouvelles ressources humaines peuvent s’imaginer.


4. Des sciences et de la connaissance du réel en Chine et en « Grèce-Europe »

La Chine a produit nombre de découvertes scientifiques et d’inventions techniques pendant des siècles et parfois plus d’un millénaire même avant l’Europe. Toutefois, à plusieurs reprises, cette floraison scientifique et technique s’est interrompue. Et même, au final, pendant les trois siècles où justement, en Europe, elle s’accélère et s’exacerbe pour ne plus s’interrompre. Avant, certes, l’Europe avait connu une plus longue interruption de près de deux millénaires : entre les Grecs et la Renaissance. Comment comprendre ces aléas et surtout cette explosion finale en Europe ? Une explosion qui est sans équivalent en Chine !

Les explications externes d’ordre géophysique (thalassographie) ou d’ordre socio-économique (méreuporie) sont utiles. Jullien approuve les démonstrations de Cosandey (2007). Il estime, toutefois, qu’elles ne traitent pas l’explication complémentaire d’ordre culturel interne. Pour en traiter, il faut recourir non à la culture acquise mais à la culture qui s’invente, qui est en genèse. Quand cette genèse opère, elle est tout simplement humaine même si c’est en Grèce qu’elle se manifeste. On est en présence d’une évolution interne de la pensée humaine indispensable pour fonder ce changement de régime de la connaissance scientifique. Cette révolution mentale aurait tout à fait pu se produire en d’autres temps, en d’autres lieux, si la même séquence de contraintes et de libertés s’y était retrouvée. Si elle a émergé en Grèce, c’est parce que des Grecs ont d’abord choisi de penser le réel en privilégiant le stable, ce qui subsiste – l’être – plutôt que ce qui change – le devenir.

Cette révolution mentale, circonstancielle, ne s’est pas développée pour toujours seulement en Grèce. Il n’est pas exclu que, invention d’abord grecque, elle ait été reprise ou retrouvée comme telle, approfondie et développée par les Européens à partir de la Renaissance. Elle peut prendre appui sur l’émergence et la réémergence d’une formule logique épistémologique générale, la même d’Archimède à Galilée : celle d’une nature bien observée, bien analysée dans ses relations complexes et mathématisée en conséquence. Reprise et réinvention ont pu s’associer, même si Galilée se réclame explicitement de Platon.

Nous l’éprouvons, la présentation des différences entre les cultures est toujours délicate. Elle risque continuellement d’engendrer un portrait réducteur trop positif ou trop caricatural des humains qui ont produit ces différences culturelles. Il faudrait trouver un langage spécifiquement adapté nous référant à la fois aux différences reconnues comme telles et à leur source humaine commune. Cette source qui les a produites peut toujours les reprendre et les modifier en fonction de contextes nouveaux. Jullien s’efforce de construire un langage partageable entre les cultures pour qu’elles puissent se comprendre entre elles mais aussi mieux poursuivre leurs inventions futures. Pour cela, étudions la conceptualisation « grecque, européenne » et la « notionalisation » chinoise. En comprenant les atouts et les manques des deux civilisations, nous verrons qu’elles nous en disent plus sur l’humain.


5. Pour la pensée chinoise classique, le réel c’est ce qui se transforme sans cesse

Si la pensée chinoise classique pouvait utiliser le mot « être » dont elle ne s’est pas saisie, c’est, paradoxalement au devenir qu’elle l’appliquerait. Cette pensée chinoise part de l’art divinatoire. Pour prévoir l’avenir, cet art est bien obligé de se rendre attentif aux bifurcations des réalités dans des sens opposés : bénéfiques ou maléfiques. Qu’importe que ces bifurcations soient lues dans les craquelures et les fissures qui se manifestent sur la carapace soumise à des points de brulure ! Notons à ce propos, qu’ici déjà, dans ce que l’on veut atteindre, la succession des événements attendus ou craints se traduit sur la carapace par des oppositions synchroniques divergentes.

La culture chinoise retrouve les mêmes phénomènes au plan des techniques artistiques. Comme dans le travail du jade tenant soigneusement compte des veines et veinures qui s’y dessinent déjà. Selon François Jullien (2009b : 256-259), le « premier grand lexicographe, Xu Shen » écrit dès le 1er siècle : « raisonner, li, c’est travailler le jade ». En effet : « si dur que soit le jade, il suffit de trouver la raison (li) de ses strates pour réussir à en faire une belle pièce. »

Tout le réel est ainsi fait de « lignes de force, de lignes de vie qu’il faut découvrir et suivre pour en accompagner le réseau et, grâce à cette connaissance, opérer plus surement ». La pensée chinoise parle de « réseaux ramifiant » formant raison. De même, « le boucher qui découpe des bœufs depuis tant d’années n’abime pas son couteau ». Pourtant, parfois la vue n’est pas suffisante mais l’esprit guide sa main « à travers les séparations des os et des muscles et même des plus fins ligaments ».

Ces données s’appliquent à tout : pierres, végétaux, animaux. Elles s’appliquent aussi au monde humain pas seulement physique mais social. Une homonymie en témoigne : la raison (li), en général, est dans la société « le rite (li) ». Comme la raison-réseau des choses, « le rite fait apparaître les lignes de séparation traversant de part en part le tissu social. Elles s’expriment à travers rangs et fonctions clairement distingués, sans confusion possible, et l’ordre en découle, de lui-même. Ainsi la raison chinoise... se garde-t-elle de laisser dissocier les temps du connaître et de l’agir ».

Contre « la réduction grecque de la sagesse à la science, de sophia à épistémè, le maître mot de la pensée chinoise... n’est pas le pur connaître (avec en vue la Vérité), mais bien de se conformer... afin que le cours (des choses) jamais ne s’obstrue et que la voie ouverte continue de le laisser passer de part en part... La raison chinoise est moins théorique que stratégique. »

La pensée chinoise cherche ainsi à obtenir un « constat-interprétation-orientation » tourné vers le changement qui ne cesse de continuer. Le Classique du Changement démontre comment. Il met en évidence « l’opposition-régulation-coopération » générale des contraires qui relève du contraste fondamental « Yin / Yang ». Parmi les oppositions décisives, celles de l’essor et du déclin.

François Jullien (2009a : 92-93) précise : « La figure de l’Essor est composée dans sa partie inférieure de trois traits yang (continus) symbolisant le Ciel ; et, dans sa partie supérieure, de trois traits yin (discontinus) symbolisant la Terre. » On pourrait s’étonner de ce monde sens dessus dessous où la Terre est en l’air et le Ciel en bas. On resterait dans le statique et l’on manquerait les processus dynamiques à l’œuvre. Terre en haut et ciel en bas révèlent ce dynamisme. « La propension du Ciel étant de monter, celle de la Terre de descendre... leurs facteurs se rencontrent... convergent et communiquent : la polarité joue à plein. » Il en résulte cette profusion de l’engendrement incessant des choses.

Toutefois cette fécondité même, contient aussi son déclin qui se figure à l’inverse : « Le Ciel, Yang, retranché dans sa position supérieure, s’isole dans sa hauteur ; la Terre, Yin, repliée dans sa position inférieure, s’enfonce dans sa bassesse. » Il y a blocage, stérilité, mais en même temps les opposés se repositionnent dans leur efficacité contraire, garante de leur opérativité future. On a aussi interprété la synthèse (hégélienne) non comme simple fin mais comme début puisque s’y engendre la nouvelle opposition « thèse, antithèse ».

Deux maîtres mots de la pensée chinoise doivent être cependant hiérarchisés. La « transition » doit être posée mais elle ne rend pas assez compte du changement qui s’opère entre les termes de départ et d’arrivée qui vont même parvenir à se renverser l’un dans l’autre. Jullien (2009a : 99) écrit : « Ce que j’ai traduit du chinois jusqu’ici par transformer, transformation, hua, signifie étymologiquement « renverser ». Selon sa graphie primitive, ce pictogramme est celui de l’homme redoublé, qui à la fois va dans le bon sens et dans le sens inverse ».

Sur ces bouleversements déployés à partir des contraires du réel, le processus se renverse, se renouvelle de multiples façons, mais jamais ne s’interrompt. Comment, sans risques, ignorer ce réel qui nous déborde constamment ? Il faut, pour le reconnaître, une sagesse très attentive, pour partie soumise ! C’est inutile d’imaginer un idéal selon lequel l’essor pourrait l’emporter et le déclin disparaître. L’avantage, c’est que le déclin, lui non plus, ne saurait l’emporter définitivement. Le classique du changement souligne cela quand il expose ses deux dernières figures. Elles ne sont nullement comme on pourrait le penser dans la perspective d’un temps linéaire : « avant » puis « après ». Au contraire, l’avant-dernière figure (figure 63) est « Après » : « tous les traits sont à leur place ; cet ordre parfaitement adapté, donc déjà sclérosé, est de ce fait appelé à se défaire ». Dans « Avant » (figue 64 et dernière), « plus aucun trait n’est à sa place : alors s’ouvre un nouvel essor que les règles précédentes ne permettaient pas de lire et qui est encore inédit ». La bonne formule n’est pas « début » et « fin » mais, d’abord « début-qui-va-vers-la fin », et ensuite « fin-qui-va-vers-le début ».


6. Pour les Grecs, le réel c’est l’être déterminé qui subsiste sous les changements

La pensée grecque, en tout cas telle qu’elle se formalise avec Platon, entame une quête pour ramener le changement à quelque chose qui ne change pas, à quelque chose que l’humain peut mettre en évidence et constituer comme le réel connu comme pensé et non simplement comme ressenti ou perçu. Cela s’accompagne de déterminations rigoureuses et même exclusives comme le principe du tiers exclu attribuant à une chose sa pleine identité sans confusion avec une autre.

La bifurcation s’est effectuée sur le pari qu’il y a sous le changement quelque chose qui se tient, persiste, demeure (le substrat, la substance, l’essence, l’essentiel) et qui seul mérite le nom d’« être » ; le reste n’étant que son devenir accidentel. Les êtres, ou plutôt les « étants » participants de l’Être, pourront « être » identifiés comme clairement séparés les uns des autres, même si, par ailleurs, ils sont aussi en relations multiples entre eux. Tout être ou « étant » voit son devenir changeant compris comme changement dans ses attributs successifs : il les emprunte ou les reçoit sans cesser d’être ce qu’il est. Ainsi se profile l’identité maintenue d’un « même », qui reste tel en dépit de ses variations. Le changement est placé en seconde position, minimisé, marginalisé.

C’est le réel, fait d’étants singuliers, déterminés, distingués les uns des autres, qui devient l’objet d’un connaître possible pour des sujets l’explorant et le pensant. C’est cela que la science doit découvrir. Elle y parvient par l’observation, l’analyse, l’induction mais surtout par la mathématisation qui, seule, peut « suivre » le réel dans son étendue, sa profondeur, sa complexité, et toutes ses variations. Cette science « grecque, européenne » est souvent nommée archimédienne (Van Lier, 2010).

Si les humains restent dans un suivi pas à pas, en quelque sorte le nez sur les phénomènes, si attentifs soient-ils à observer, étudier, comparer, la science stricte ne naîtra pas. Elle n’est possible que dans la rencontre d’une potentialité infinie de phénomènes avec quelque chose qui fait, soudain, surgir entre eux tous une loi unique. Cette loi est nécessairement d’ordre mathématique. Le miracle n’est pas grec, il est mathématique.

Dans une relation mathématique, le processus fonctionnel (fonction de) entre les données en présence reste le même dans son ordonnancement de proportions liées entre elles. Cet ordonnancement s’accommode de toute variation des objets et de leurs dimensions. Archimède énonce : « Tout corps plongé dans un fluide subit une poussée verticale, dirigée de bas en haut, égale au poids du fluide qu’il déplace...  ». Archimède d’abord – « Eurêka », dit-il – puis tous les humains, en une seule fois, accèdent à une connaissance d’une étendue potentiellement infinie. En effet, elle embrasse tout type de corps et tout fluide, quelles que soient leurs caractéristiques qualitatives et quantitatives.

La véritable science est, ainsi, toujours de portée infinie quant aux contenus concernés. Qui plus est, elle anticipe constamment les phénomènes en calculant d’avance le détail des situations et des grandeurs qui s’y manifestent. Elle nous garantit que le système variable de leur relation organisée restera toujours du même ordre. On pourra prédire l’évolution de toute relation entre corps et fluides avec les conséquences pour ces corps : couler ou flotter plus ou moins.

Toute la science est déjà là dans son infini développement en raison même de cette rencontre des phénomènes et de la raison mathématique. On en aura, au 19e siècle, des preuves retentissantes quand Le Verrier, sur la base de la mathématisation newtonienne, indiquera la position exacte de la planète nommée Neptune que personne ne connaissait auparavant. Ou, encore, quand Mendeleïev pourra définir lui aussi des corps élémentaires inconnus qui seront découverts ensuite, tels le radium et l’uranium.

Reste à comprendre comment cette mathématisation, apparue en Grèce en particulier avec Archimède, et qui symbolise la première apogée de cette science, doit patienter jusqu’à Galilée pour voir son redémarrage à la Renaissance, après deux millénaires, dix-huit siècles exactement ! Il ne faudrait jamais séparer cette donnée historique concernant l’Europe de données historiques semblables mais d’une durée bien moindre concernant la Chine. Certes, au moment où la science archimédienne va exploser en Europe, la science en Chine est au point mort, et va le rester sur trois, quatre siècles. Il est vrai qu’elle s’était déjà interrompue à diverses reprises auparavant. Ce fut le cas quand les pouvoirs laissèrent s’abîmer les horloges, quand ils interdirent la navigation hauturière, puis le cabotage éloigné, menaçant même de mort ceux qui se livreraient à la construction navale.

D’abord, premier problème, on a en Europe et en Chine, un même ensemble de causes : découvertes scientifiques et inventions techniques ralentissent et même s’arrêtent dès qu’apparaît dans une société un pouvoir central autoritaire voire autoritariste. C’est l’« Etat Universel » de Cosandey (2007). En effet, un tel pouvoir ne se réfère pas à la connaissance acquise par l’expérience mais à la connaissance orientée selon la volonté d’une forte autorité politique ou religieuse. Cela s’accompagne d’une paralysie des individus quant à la contestation de ces autorités et quant à la recherche par eux-mêmes d’une connaissance fondée. Plusieurs exemples saisissants ont été donnés de ce phénomène. En Chine, mais aussi bien en Europe où les moulins à eau étaient connus sans être utilisés ; où Héron d’Alexandrie avait inventé un petit jouet distrayant qui mobilisait déjà la force de la vapeur. La compréhension du principe de puissance de la vapeur deviendra l’une des sources fondamentales de la révolution industrielle, mais cela près de deux millénaires plus tard.

Ensuite, second problème, cet ensemble de causes externes – communes à l’Orient comme à l’Occident – ne supprime pas la question que pose Jullien, celle d’une cause interne relevant d’autres modalités du connaître susceptibles d’émerger à partir de l’exercice de l’esprit humain. Ce qui empoisonne toujours cette question, c’est le sophisme qui confond un ensemble de circonstances qui se produisent en un temps et dans un pays, et une capacité supposée innée des acteurs qui sont à l’origine de l’invention. Or, ils ne sont pas à cette origine parce qu’ils sont différents d’autres acteurs qui n’y sont pas parvenus. Il n’y a nulle différence d’humanité, c’est seulement l’exercice de l’esprit humain qui, à ce moment là, est en mesure d’emprunter une voie plus féconde. Avec un bémol : cette voie pourra devenir définitivement acquise mais il n’est pas exclu non plus qu’elle puisse être un temps oubliée. Elle aura produit des ressources considérables, ainsi chez les Grecs, et subi ensuite un retournement qui l’efface dans la connaissance telle qu’elle se déroule dans l’Europe du Moyen-âge.

Causes externes et causes internes sont liées. La science européenne ne peut renaître que dans un contexte de moindre exercice des autorités politiques ou religieuses. Cela ne garantit pas d’emblée un nouvel Archimède, du moins cela le rend possible. Ce sera le cas à la Renaissance et ce sera Galilée. Le phénomène alors pris en compte par ce savant est maintenant celui tout aussi général de la chute des corps. De nouveau, pour Galilée, le réel ne peut être expliqué et englobé que si l’on est en mesure d’en trouver la raison mathématique qui s’applique à un ensemble potentiellement infini de phénomènes.

François Jullien (2009 : 126) s’appuie sur Alexandre Koyré qui précise qu’ainsi Galilée va expliquer le réel par une schématisation certes imaginée mais qui sous-tend bel et bien le réel. En effet : « ces corps qui se meuvent éternellement en ligne droite et d’un mouvement uniforme dans un espace vide infini, tels que les conçoit Galilée – et qui le 148 Inventer le réel, l’expérience, la science : de Chine en Grèce et en Italie. Avec Jullien conduiront à la formulation de la loi d’inertie – ne peuvent jamais exister physiquement, un tel vide lui-même ne se rencontrant jamais. »

On a discuté, voire on s’est disputé, concernant le platonisme de Galilée. Sans doute, celui-ci n’est pas hors de toute influence platonicienne, d’autant que, dans son dialogue, Galilée polémique avec Aristote et se réfère à Platon. On a pu trouver ces références insuffisamment probantes. Mais qu’importe qu’il y ait suivisme ou réinvention ! Et pourquoi pas les deux ? L’important, c’est que Galilée accède à cette modalité unique selon laquelle l’esprit humain établit cette liaison exceptionnelle entre sensible et intelligible, entre déploiement des phénomènes et raison mathématique capable de convenir à de multiples systèmes avant même de les rencontrer. Un tel constat fort étonnant a donné lieu à un questionnement répété : comment l’esprit humain peut-il être ainsi ouvert aux lois de la nature ?


7. Comment les hommes sont ouverts au cours des choses : Leibnitz, Piaget, Van Lier

Autrefois, Leibniz a cru pouvoir se délivrer du problème par le raisonnement suivant. Le monde est une horloge, l’esprit humain est une horloge. C’est Dieu qui les a mis à la même heure. C’est ce qui rend possible la connaissance du monde par les humains. François Jullien, plus sceptique, pense que nous n’avons toujours pas résolu ce problème. Sans préjuger de son aspect métaphysique, on peut, semble-t-il, faire un pas, au moins, vers cette résolution à travers une référence conjointe et à Jean Piaget (1966) et Henri Van Lier (2010).

A Henri Van Lier, pour une distinction qui reste encore insuffisamment comprise : celle des indices et des index. Toutes les mathématiques sont en quelque sorte une théorie d’ensemble des index. Qu’est-ce qu’un index ? C’est du sens qui part de l’être humain et va vers les choses. Qu’est-ce qu’un indice ? C’est du sens qui vient des choses, dans la mesure où l’homme sait l’y trouver. Ces deux courants se recroisent inévitablement et seront l’un et l’autre indispensables à la constitution de toute connaissance, de toute science. Cela conduit à rapprocher la pensée de la technique.

C’est dans la mesure où l’homme reconnaît la nécessité de découvrir et de comprendre son environnement pour s’y adapter mieux, que la pensée va s’inventer. Elle le fait concrètement à travers le double décodage ajusté des indices et des index ou l’inverse. La pensée suit la jambe qui marche, le bras qui se tend, la main qui saisit, manipule, trie, façonne. Bien sûr, le monde extérieur existe par lui-même. Mais le monde intérieur humain aussi. Les index sont continuellement à l’œuvre au milieu des indices. Ainsi s’enchainent le techno-sémiotique et le logico-sémiotique.

En amont de Van Lier, c’est Piaget qu’il faut retrouver. L’adaptation est une dynamique de perspectives opposées. On y trouve l’accommodation au réel externe et à ses indices mais aussi l’assimilation de ce réel indiciel par les index de l’homme organisateur. L’homme « imitateur» s’en tient au réel sensible et perceptible et se nourrit d’indices qu’il classe comme il peut. L’homme « joueur » tente de voir si le réel accepte de se plier à ses index agis et pensés : techno et logico-sémiotiques. L’homme imitateur et l’homme joueur sont insuffisants tous les deux. L’un a trop le nez dans les choses. L’autre a trop le nez en lui-même et dans son esprit. Par contre, si l’homme qui imite et l’homme qui joue savent s’associer, cela produit l’homme intelligent. Cet homme comprend en même temps les choses, lui-même et les autres.

Quand nous disons l’Homme, nous savons qu’il y en a plusieurs. Chacun, ici ou là, individuellement et collectivement, constitue son propre monde d’index et d’indices. Quand il y a stagnation, et cela aussi bien en Occident qu’en Chine, c’est que la rencontre des indices et des index se fait mal, pour des raisons externes et pour des raisons internes. C’est que l’homme imitateur et l’homme joueur ont divorcé. Quand ils se retrouvent, c’est le floruit des techniques et des sciences.


8. « Handicaps » et « retournements » de la pensée « grecque européenne occidentale »

Les Grecs ont pensé que le réel devait pouvoir être trouvé du côté de ce qui se maintient, persiste, résiste, reste, bref constitue l’être véritable. Ils ont cherché ce qui se tient sous ce qui change : le substrat, la substance. Ce choix, qui sépare et fixe, vise à éviter toute confusion, toute équivoque. A partir de cette orientation, le risque est se retrouver à la peine quand il faudra suivre le mouvant, le mobile et ce qui ne cesse de devenir autre.

François Jullien montre les difficultés qu’éprouvent les Grecs à penser la rencontre et le mélange des contraires. Ainsi d’Aristote simplement à propos du gris. On peut dire le noir et le blanc ainsi. Mais que dire du gris : « il n’est plus ni l’un ni l’autre » mais une couleur où blanc et noir, en venant à se confondre, perdent leur démarcation ; une couleur qui n’est ni tranchable, ni caractérisable, « indécise » disait Verlaine. » Dans la perspective de l’être arrêté, séparé, Aristote est conduit à trouver le gris : « blanc par rapport au noir et noir par rapport au blanc ». On voit qu’il ne parvient pas à « penser l’entre » puisqu’il n’y a pas d’« être » flou, mais seulement distinct, déterminé, clairement séparé.

Si la neige est neige et si l’eau est eau, cette neige en train de fondre est-elle encore de la neige ou déjà de l’eau ?

François Jullien montre que la pensée grecque européenne tente d’analyser le changement en termes de prédicats. Ceux-ci permettent d’ajouter telles caractéristiques à l’être préalablement déterminé, en les considérant comme extérieures à lui et ne le changeant pas. Ainsi, la neige « devient translucide et aussi devient molle et aussi devient tiède ». Pour Jullien, « ce système prédicatif est tout à fait contestable » car il n’arrive pas à la neige en plus, « à titre d’attribution de qualification supplémentaire... de s’amollir ou d’être en train de fondre ». Tout cela se mêle dans la « transition ». C’est précisément le « tout » infrangible de la transformation ». Rien ne se signalant clairement, elle reste imperceptible.

Voyons d’autres exemples. Si je quitte le midi montant vers le nord, ou si je vais de la terre vers la mer, quand pourrai-je dire que je suis passé de l’un à l’autre ou de l’une à l’autre ? Les transitions sont nombreuses, complexes, insaisissables. A partir d’une volonté de découvrir des réalités déterminées et stables, la pensée grecque européenne a mis en avant l’identité. Jullien (2009a : 70) en montre les limites sur l’exemple du vieillissement : « Vieillir n’est pas ce qui m’arriverait en plus de ce que je serais en tant que sujet ». Vieillir « est indissociable de ce qui fait mon essence... Vieillir n’est ni attributif, ni distributif ; ni distinctif, ni additif. Vieillir défait jusqu’en son fond la condition de possibilité de toute identité ».

Finalement, la réussite exceptionnelle de la science archimédienne et galiléenne, pour incontestable qu’elle soit, ne signifie pas pour autant que nous soyons en mesure d’y ramener tout le réel. Une résistance irréductible se manifeste dans la mesure où le réel, multiple et proliférant, ne peut jamais être ramené entièrement à du général. Il est toujours fait de particularités et de singularités inépuisables. C’est là où la pensée chinoise classique reprend tous ses droits et toute sa vérité, elle-même singulière et irréductible. Certes, les Grecs et la science moderne européenne qui les a suivis ou retrouvés, est à l’origine d’une pensée du réel qui constitue un atout définitif pour l’avenir de la connaissance scientifique et des techniques humaines mais à la condition que ses inconvénients, ses lacunes, ses limites ne soient pas oubliés.

Trois grands systèmes liés entre eux – esthétique, cognitif, éthique – ont dressé le beau, le vrai, le bien en un monde d’idées qui se pensent définitivement régnantes, un monde idéal défiant le réel. C’est là une croyance en la détention possible de certitudes peut-être au moins en partie préexistantes. Précisons toutefois qu’elles sont sans doute aussi dépendantes d’échanges poursuivis par les uns et les autres en désaccord. Or, cette origine complexe qui a fondé ce monde d’idées n’est pas épuisée et peut même le contester.

La pensée de système a été magnifiée mais aussi critiquée par Edouard Glissant (1997). Il pose, en compagnie de Gilles Deleuze, la nécessité de revenir au multiple. A la pensée continentale – européenne, occidentale – il oppose la « pensée archipélique », la pensée d’un « Tout monde » jamais archivable. Quelles que soient ses qualités et ses possibilités de s’améliorer, le système laisse toujours des résidus de plus en plus considérables dans l’infinité du réel (Demorgon, 2010a). Autrement, comment serait-il possible de comprendre le voisinage des sciences et des techniques modernes avec les monstruosités extrêmes des deux Guerres mondiales de la première moitié du vingtième siècle ? Ou encore, aujourd’hui, avec l’état d’une planète où l’hostilité entre hommes s’entretient, se disperse, se propage, s’installe de façon chronique ?

Après ces deux Guerres mondiales, on a vu se développer des critiques intellectuelles violentes stigmatisant cet enfermement stérile dans des idéaux sans prise sur le réel. On avait déjà dit : « la morale de Kant a les mains pures, mais elle n’a pas de mains ». Face aux horreurs de ces premières décennies du vingtième siècle, Thomas Bernhard condamne sans égards l’esthétisation du réel : « l’art, c’est de la merde » ! Le système des idées et des idéaux purs s’est révélé incapable de prévenir et d’enrayer les pires catastrophes. Certains le considèrent même comme un alibi. Dans l’Antiquité grecque, les présocratiques mais aussi les sophistes, et même Aristote en partie, ont dénoncé les erreurs d’une idéalisation se prenant pour absolue, alors qu’elle restait relative.

Décider de « handicaps » concernant la relation d’une culture au réel est toujours difficile à faire. L’Occident, le nez sur ses réussites, n’a pas vu arriver les événements monstrueux de la première moitié du vingtième siècle. C’est que ses ressortissants en général, et même ses grands penseurs, n’avaient pas suffisamment regardé du côté de la répétition de certains échecs tout au long des siècles. Comme, par exemple, celui d’un double jeu continuel concernant les membres de la diaspora juive. Les pouvoirs, alternativement, les ont mis au sommet pour leurs adaptations économiques et informationnelles ; ou bien les ont vilipendés aux yeux des peuples, selon les circonstances, les lieux, les temps, les groupes et les personnes (Demorgon, 2013).


9. « Handicaps » et « retournements » de la pensée chinoise classique

A l’inverse, quand les Occidentaux portent un regard sur l’histoire de la Chine, ils ne manquent pas de signaler échecs et décrochages. Si la pensée chinoise classique s’est centrée sur le changement, c’est sans doute que cet aspect du réel était constamment présent. D’abord, comme paysans pour l’activité dominante de l’agriculture, avec l’alternance normale des saisons mais aussi nombre de variations catastrophiques des éléments. Le changement fut également présent dans la mesure où la sédentarité chinoise, précoce, n’a cessé d’être agressée par de violentes invasions des peuples nomades situés au nord et à l’ouest de la Chine. Sans même parler des attaques subies au Nord-Est, par mer, de la part des Japonais.

Le renversement des situations s’est répété tout au long de l’histoire chinoise. Cela sur le très long terme et même tardivement. Ainsi, les Mongols renversent les Song et occupent la Chine pendant près d’un siècle : 1279-1368. La tradition nationale revient avec les Ming, cette fois pour trois siècles : 1368-1644. Cependant, la Chine est de nouveau conquise et dominée par les Mandchous. Ils fondent la dynastie des Qing et gardent le pouvoir jusqu’en 1911. La fin de leur règne est caractérisée par des périodes de récession économique, de troubles sociaux et d’invasions étrangères, en particulier occidentales. Comme les Japonais, dès la fin du dix-neuvième siècle, l’avaient fait, les Chinois prennent la mesure du dynamisme de l’Occident. Ils empruntent même la pensée critique du marxisme qu’ils retournent contre l’Occident. Depuis, au plan économique, les pouvoirs publics chinois ont été conduits à reprendre les perspectives capitalistes.

Hier déjà, quand il s’agissait des peuples nomades envahisseurs, la société chinoise absorbait ces présences étrangères qui se sinisaient. Ainsi, au moment même où l’on constate certains handicaps de la culture chinoise, on voit que ceux-ci peuvent se retourner en assimilant des données d’origine extérieure quand elles sont devenues et reconnues indispensables au maintien et au développement de la société. Finalement le constat de leurs handicaps antérieurs est fait par les Chinois eux-mêmes. Jullien se réfère à Qian Wen-Yuan (1985), d’origine chinoise. Celui-ci produit un constat précis, détaillé, érudit des arrêts du développement scientifique, domaine par domaine. Il emploie, dès le titre de son livre, les expressions de « grande inertie » et de « stagnation scientifique » pour caractériser la Chine traditionnelle.

Ce constat est étonnamment proposé trois ans plus tard au grand public chinois. Il prend la forme d’une série de six émissions télévisuelles d’une très grande beauté plastique, accompagnée de poèmes et intitulée « Héshäng », L’Elégie du Fleuve (1988). Cette série a enthousiasmé le grand public chinois et l’a mobilisé massivement devant la télévision. La série mettait en évidence la beauté mais aussi la stagnation résultant de la majesté naturelle du Fleuve Jaune. Elle lui opposait la beauté dynamique du bleu de la Méditerranée occidentale. Après ce succès provocateur et stimulant pour les Chinois, la série fut mise de côté, suspecte d’occidentalisme aux yeux des pouvoirs publics. Longtemps introuvable, elle est maintenant retrouvée.

Une autre dynamique conflictuelle résulte aujourd’hui encore de l’histoire chinoise. On l’a vu, elle considère les hiérarchies sociales comme ayant une source naturelle, comme faisant partie du cours des choses. Incontestablement, ces phénomènes hiérarchiques ont, hier, entravé le développement économique et le développement des sciences et techniques. Par contre, ils ont contribué au maintien plurimillénaire de la Chine comme ensemble sociétal persistant. En effet, en dépit de la répétition de bouleversements violents et profonds, une continuelle reconduction des institutions impériales s’imposait à chaque fois, pour modifiées qu’elles aient pu être aussi.

Une surprenante conclusion semble bien s’imposer concernant les atouts et les handicaps des deux grandes civilisations. En Europe, les handicaps semblent résulter des atouts internes : plus de liberté et de création, mais une division gravement dommageable explose dans la première moitié du vingtième siècle. En Chine, les atouts semblent résulter des handicaps. Comme le montre encore son étonnante évolution depuis deux siècles.

À la prétention féconde, mais « aveuglante » aussi, de la pensée – idéelle et idéale, oppositionnelle et individualisée – de l’Occident, « fait pendant » la référence chinoise forte aux hiérarchies constamment à l’œuvre d’un réel « familial-social-politique ». Cette référence semble avoir contribué à d’étonnantes capacités collectives dans l’absorption des changements et dans la sauvegarde de l’unité d’un vaste ensemble humain pourtant lui aussi diversifié.


10. Découvrir la complexité transformationnelle multiple des civilisations

En matière de civilisations, on peut toujours rêver de juger supérieure la sienne, et inférieure telle autre que l’on caricature à travers quelques traits. Cela manque de sérieux vu l’ensemble immense et hypercomplexe que constitue chaque civilisation. En fait, chaque civilisation recoupe et déborde les autres. Dans le système culturel d’une seule et même civilisation, il n’y a pas seulement des choix dominants qui minimisent voire excluent telle autre interprétation du réel. Nous l’avons vu pour la Chine et pour la Grèce mais c’est chaque civilisation qui peut produire à son origine des orientations opposées entre lesquelles elle choisit. Par exemple, être plus ou moins ouverte et curieuse concernant les sociétés extérieures. Ou, encore, doser différemment le rapport entre l’autorité collective et la liberté individuelle.

Des compensations partielles émergent aussitôt ou bien plus tard par rapport aux choix dominants. Des perspectives antérieurement écartées se réintroduisent. Chaque civilisation se transforme au sein même de ses propres expériences scientifiques, techniques, politiques, ou du fait de rencontres avec d’autres courants culturels extérieurs : défis économiques, militaires, invasions colonialistes. Du fait, de cette complexité, tout jugement général et définitif sur les civilisations devrait être retenu. Ce qui ne signifie pas, au contraire, renoncer à des jugements partiels référés avec rigueur à des objets culturels limités.

Ainsi, Jullien (2009 : 85) revient sur la question du seuil que franchit la science européenne quand la physique se mathématise. Il observe que les Chinois ont bien pensé la spéculation intellectuelle. Ainsi, Xunzi en expose même l’intérêt mais il en perçoit et en signale aussi les inconvénients. La spéculation intellectuelle détourne 154 Inventer le réel, l’expérience, la science : de Chine en Grèce et en Italie. Avec Jullien du réel effectivement vécu ; et, par là-même aussi, de l’éthique. Dans cette critique de la spéculation, la philosophie n’a pas été posée en Chine et ne pouvait donc pas se rapprocher des mathématiques comme elle l’a fait en Grèce.

En Chine, les mathématiques, pensées de façon empirique et laissées à leur usage pratique, ne pouvaient se trouver en position de se relier à une physique elle-même peu abstraite.

Ces faits ne peuvent, en aucun cas, donner lieu à des perceptions critiques générales dépassant la singularité des questions traitées. D’où, deux précisions. Selon la première, il faut toujours tenir compte, ici ou là, des aléas des contextes géopolitiques. En Chine, ils n’ont certes pas favorisé le franchissement par la science d’un nouveau seuil. Il n’en demeure pas moins que les critiques des penseurs chinois concernant le savoir théorique gardent toute leur valeur.

Seconde précision. La pensée des cultures n’a pas à trancher à tout propos et hors de propos sur la supériorité ou l’infériorité de telle ou telle culture. Elle doit référer les cultures à leur complexe genèse évolutive, contrastée, et suivre les évolutions, toujours singulières, en Chine comme en Europe. C’est ce qu’a fait Joseph Needham dont Jullien (2009 : 121) se réclame : « Un des grands mérites du travail entrepris par ce découvreur infatigable a été de montrer... que les ingénieurs et les techniciens européens contemporains de Léonard, les Tartaglia, Agricola, Cellini... qu’il nomme « semi-mathématiciens » trouvent leur correspondance, et quasiment de même niveau, dans le monde chinois... tel Song Yingxing surnommé l’Agricola chinois, ou un architecte tel que Li Jie, ou un pharmacologue tel que Li Shizen, etc. « Un inventeur aussi génial que Léonard de Vinci appartient encore à cette époque antérieure » à Galilée.

La pensée grecque a traité le changement au travers de « l’être » qui se tient sous les phénomènes. Différemment, la pensée chinoise entend épouser, à travers le jeu des contraires, le changement « naturel », le tao, et user de cette imprégnation pour savoir quoi faire au mieux. « Raison ontologique contre raison taoïque » écrit Jullien. Les deux civilisations se constituent en système à partir d’orientations d’ensemble qui se ramifient, se complexifient. L’insistance sur leur distinction risque toujours de cacher que chaque système s’est conçu, en englobant parfois, à sa façon, en son arrière plan, ce que l’autre système mettait en avant.

La source humaine, à l’origine, des variations culturelles, reste à l’œuvre et peut reprendre sans cesse son invention et ses emprunts. Les Grecs, à l’origine, ne sont pas si éloignés des Chinois et de leur façon de voir les opposés se transformer. Ils empruntent un chemin semblable, ou proche, chez Homère, Hésiode, Héraclite. Une telle conception du changement n’est pas d’abord chinoise, elle est « humaine générale » comme l’est aussi la conception de l’être comme dominante, telle que l’inventent les Grecs. Ce sont des humains qui trouvent ainsi ces conceptions. Elles ne leur confèrent aucune différence de nature. Si elles leur confèrent bien une différence de culture, il ne faut en aucun cas séparer cela du privilège dont disposent les humains de réadapter leurs cultures acquises aux changements des situations et des circonstances.

Alors que la conception d’un primat du changement par transformation des opposés s’est maintenue, enrichie, développée en Chine, elle a été fortement contenue puis repoussée en Grèce. Jullien rappelle le scandale que constitue pour la pensée de l’Être et de la prédication les affirmations d’Héraclite : « sont le même le vivant et le mort, et l’éveillé et l’endormi, et le jeune et le vieux... Ceux-ci s’étant renversés sont ceux-là ; ceux-là, s’étant renversés, à leur tour, sont ceux-ci ». L’émergence des retournements historiques et plus tard les difficultés perçues par les sciences quant à la complexité du cours des choses en évolution va réinstaller une préoccupation pour un jeu plus subtil de contraires en transformation. Jullien l’exprime fortement : « En montrant comment l’un, de lui-même, passe dans son autre, ou une détermination passe dans son opposé et, pour cela, comment l’un est déjà dans l’autre, la pensée du renversement ne pouvait apparaître, au sein de la pensée européenne, qu’en dehors du règne de l’Être et de la prédication. C’est-à-dire avant que ce règne n’arrive (c’était la situation d’Héraclite) ou quand ce règne touche à sa fin (c’était la situation de Hegel) ».

En fait, les résurgences de ce jeu fondamental des contraires n’ont cessé de réapparaître, même au plus fort de ce règne. J.-J. Wunenburger (1990) le rappelle dans ses travaux sur l’analyse et l’histoire de « La raison contradictoire ». Bien après Hegel, la rencontre de la philosophie non plus seulement avec l’histoire mais avec le devenir des sciences en mutation, conduit, de façon décisive, la pensée européenne à retrouver la « co-opération » des opposés, à la lumière des expériences dans l’infiniment grand et dans l’infiniment petit. Ainsi, au cœur de l’atome, fin 19e, début 20e, avec les électrons, les protons, les neutrons. Au cœur de l’univers, avec la relativité de l’espace-temps einsteinien. Au cœur de la physique quantique, avec la conjonction des contraires : le continu de l’onde, et le discontinu du corpuscule.

De plus, avec Heisenberg (et son principe d’indétermination au cœur des couples « position, trajectoire » et « énergie, vitesse ») l’indépendance de l’objet observé par rapport au sujet observant est remise en cause. L’histoire des sciences au vingtième siècle indique clairement que la pensée de l’être qui s’est voulue si objective a été conduite pour le rester à revenir sur ses critères de séparabilité radicale entre les êtres comme entre les sujets humains et les objets étudiés. Pour mieux penser le changement, elle a dû tenir compte du cours des choses, à la manière d’Héraclite et des Chinois.

Bien avant la science, d’autres correctifs étaient normalement à l’œuvre, déjà dans la littérature et l’art. Ainsi face à l’Etre éternel, une place importante est faite au Temps et à ses événements, mixtes de changement et d’identité. Pour s’ajuster à l’Eternité, le Temps réalise son identité sans limites. Il est souvent personnifié avec une aura ambiguë de tragédie et de guérison toujours à l’œuvre. L’événement réalise cette identification au changement dans les instants. Sur ces bases du temps et des évènements, des genres littéraires ont proliféré : chronique, épopée, histoire, théâtre tragique, poésie élégiaque, nouvelles et romans. Tous ces genres s’attachent aux évènements et aux transformations silencieuses qui, dans le temps, les engendrent. Cependant, ils mettent en scène des personnages fortement présents, clairement identifiés, qui affrontent le réel changeant et manifestent une certaine permanence en dépit de tout.

Si, en Europe, les disciplines et les genres de l’écriture se distinguent et s’opposent, ils n’en sont pas moins en interférence. C’est ainsi qu’un roman rempli de transformations silencieuses peut, à travers la voix du narrateur, se demander où il va et penser l’avoir découvert : d’où le titre de la partie finale de ce roman – psychologie sociologie et philosophie mêlées : Le temps retrouvé. Aurait-on pu avoir Proust sans Hegel et sa vision de toute l’histoire humaine comme esprit retrouvé ?

En Chine, le changement, placé au premier plan, devenu l’objet d’une sagesse s’appliquant à tous les domaines, a posé l’action adaptative voire réparatrice comme primant. Toutefois, s’il y a bien un genre culturel qui n’en a jamais fini de regarder du côté d’une continuité compensatoire de tous les changements advenus, ne serait-ce pas l’histoire dynastique ? Il semble bien qu’elle ait été, dès le début, présentée comme un impérieux devoir. Celui sans doute de constituer quand même quelque chose qui se maintient alors même que tout change (Demorgon, 2014). Ce bien précieux – la continuité intra- et inter-dynastique – à sauvegarder par et pour tous, a peut-être été la base d’un compromis dans la relation transpolitique entre gouvernants et gouvernés. On aurait là comme un écho « Yin, Yang » au cœur du politique. Reste que la pensée classique chinoise n’étant pas une pensée de l’arrêt, « stabilité, mobilité », « continuité, changement » ne s’excluent pas. Après les appropriations successives du marxisme et du capitalisme encore en devenir, rien n’interdit de penser que des formes de démocratisations pourront être essayées, paradoxalement au moment où leurs formes occidentales sont passablement en crise.


11. Géopolitique, transpolitique et cosmopolitique de civilisation

À côté des globalisations économiques et médiatiques de la mondialisation, la mondialité cosmique, nous l’avons vu, requiert davantage : une histoire planétaire globale, une écologie globale, une « information-monde » et une « implication-monde » concernant le devenir des humains. La traditionnelle géopolitique a toujours privilégié les questions de territoires et d’intérêts. Il a toujours fallu la compléter par une transpolitique attentive aux places respectives du religieux, du politique, de l’économie, de l’information ainsi qu’aux grandes formes de sociétés avec leurs différents régimes politiques.

Le nœud gordien de la géopolitique et de la transpolitique, hier à l’origine des deux guerres mondiales extrêmes du XXe siècle, n’a pas disparu aujourd’hui. Dès l’introduction de son ouvrage, La prospérité du vice, Daniel Cohen (2009) va jusqu’à penser que « ce qui s’est passé hier en Europe se répète aujourd’hui à l’échelle du monde ». De fait, d’un point de vue transpolitique intersociétal, on a toujours des tribus, des royaumes, des empires et des nations marchandes. Tous sont ensemble affrontés au défi d’avoir à devenir des sociétés d’économie informationnelle mondialisée, ce que maints gouvernants et gouvernés refusent. Quel sera demain le destin de l’humanité encore aux prises avec la concurrence entre ces grandes formes de sociétés ? Parviendra-t-on à d’exceptionnelles inventions techno-scientifiques institutionnelles, diplomatiques qui changeront la donne, ou bien aura-t-on une guerre des mondes ?

Un regard sur le développement, antérieur et actuel, de la transpolitique intersectorielle – religion, politique, économie, information – devrait entraîner une indispensable réflexion supplémentaire. Au long de l’histoire, les humains se sont opposés pour le contrôle de telles ou telles de ces activités au bénéfice d’une seule jugée meilleure. Religion, politique, économie, information sont désormais bien constituées, non seulement elles continuent à s’opposer mais pour le faire chacune peut prendre appui sur telle grande zone quasi-continentale de civilisation en dans chaque pays. Ici, prime l’économie financière. Ailleurs, la « gouvernance » politique. Ailleurs encore, la référence religieuse.

Dans les faits, aucune de ces quatre grandes activités n’a été stérile. Chacune a largement contribué au devenir humain mais chacune aussi, un moment, a engendré de l’inhumain. Par cette mise en évidence, l’histoire planétaire globale résultant de la mondialité, renouvelle la position des grands problèmes (Demorgon, 2010c). Dans une telle perspective, la laïcité, avec les limites actuelles qui sont les siennes, constitue un exemple parmi d’autres possibles d’une tentative d’arbitrage entre des « raisons » rivales.

Il faut évidemment dépasser l’arbitrage. Les différentes identités humaines, au contact, ont trois possibilités : curiosité, hostilité, et invention supérieure de l’humain. C’est dans cette troisième possibilité que s’inscrit l’œuvre de François Jullien. Non pour « comparer, à plat » circulant entre civilisations, « étiquetant... ressemblances ou différences », mais pour « mettre à l’épreuve des cohérences, puisées ici et là » et pour « sonder les fécondités respectives, tel un sourcier ». Sans garantie d’éviter fourvoiements et tragédies mais sans exclure de mettre en évidence, dans les grands ensembles culturels, des « ressources » capables de s’affronter en contribuant à l’invention d’une cosmopolitique de civilisation.

Condition sine qua non, cette globalisation supérieure – des observations, analyses, échanges et désaccords – doit sortir de son élitisme et devenir culture commune, éducative, profondément partagée. C’est incompatible avec ces vies inhumaines d’esclaves toujours maintenues et tolérées en tant de pays. En correctif régulateur possible de nos hostilités identitaires toujours soutenues, François Jullien propose ce chemin d’un interculturel d’engendrement volontaire encore inaccessible. Nous sommes très loin d’en avoir compris le caractère vital, et de vouloir le mettre en œuvre pour un autre avenir humain, sans savoir si ce n’est pas le seul qui nous reste.

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Bibliographie

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Billeter, J-F. Contre François Julien. Paris : Alia.
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Demorgon, J. 2010a. Vivre et penser le Tout-Monde. Synergies Monde Méditerranéen, nº1. Gerflint.
Demorgon, J. 2010b. François Jullien : De l’Universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Synergies Monde Méditerranéen, nº1. Gerflint.
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Jullien, F. 2010. Le Pont des singes, de la diversité à venir. Fécondité culturelle face à identité nationale. Paris : Galilée.
Jullien, F. 2011. Cette étrange idée du Beau. Paris : Livre de poche
Jullien, F. 2014. Moïse ou la Chine ? Quand ne se développe pas l’idée de Dieu, à paraître.
Martin, N. Spire, A. 2011. Chine, la dissidence de François Jullien. Suivi de Dialogues avec François Jullien. Paris : Seuil.
Needham, J. 1954-2004. Science and Civilisation in China. 7 vol. Cambridge : Univ. Press.
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Van Lier, H. 2010. Anthropogénie. Liège : Les impressions nouvelles. 159


© Revue du Gerflint. Éléments sous droits d'auteur.






Article 4
Synergies Monde Méditerranéen n°4 - 2014 p. 161-168

Le « secret » de l’humain ? Questions à Jacques Demorgon sur Goody, Cosandey et Jullien

Nelly Carpentier
mnellyc@club-internet.fr

Caroline Dessenne
c.dessenne@gmail.com




N. Carpentier : Pourquoi dans ce numéro 4 de Synergies Monde méditerranéen, présentez-vous des travaux aussi conséquents et différents que ceux de l’anthropologue britannique Jack Goody, du physicien théoricien suisse David Cosandey et du sinologue français François Jullien ? Certes, vous ne prenez que trois de leurs livres, mais on n’en atteint pas moins 2'000 pages !

C. Dessenne : En tout cas, ils s’intéressent tous à la Méditerranée !

J. Demorgon : Et ils évoquent leurs collègues qui en ont traité, comme Fernand Braudel.

N. Carpentier : Avez-vous trouvé qu’ils se complètent bien que leurs apports diffèrent ?

J. Demorgon : Oui, nous le verrons. C’est plus simple de dire d’abord qu’ils s’opposent. Cosandey et Jullien placent très haut la Méditerranée mais pas de la même façon. Quant à Goody, il en fait une partie du récit trompeur à travers lequel l’Europe se constitue une histoire avantageuse bien unifiée. Quand l’Europe vole son histoire au monde, elle n’oublie pas de s’approprier la Méditerranée (1) !

C. Dessenne : Ils ont aussi en commun de s’intéresser au grand sinologue Joseph Needham !

J. Demorgon : Oui, Cosandey et Jullien font son éloge pour ses exceptionnels travaux sur les avancées « chinoises » dans le domaine des sciences et des techniques. Goody aussi, mais il reproche à Needham de s’appesantir sur l’arrêt de la science chinoise quand, à la Renaissance, la science « grecque-européenne » reprend et ne cesse plus, engendrant la révolution industrielle.

N. Carpentier : Ces faits sont incontestables !

J. Demorgon : Oui et non ! Selon Goody, Needham n’a pas à chercher un plus pour une science prétendument européenne. Les Grecs ont développé la science, comme les Chinois l’ont fait. Rien ne l’empêche de disparaître pendant presque deux millénaires.

C. Dessenne : Pourquoi Needham met-il l’accent sur la continuité de cette science « européenne » après la Renaissance, plutôt que sur sa longue disparition avant ? En Chine, la science ne s’est jamais arrêtée aussi longtemps. De toute façon, elle aurait aussi bien pu reprendre d’elle-même... Mais la rencontre directe avec les Européens a changé la donne.

J. Demorgon : On a ici grand besoin de clarté. Des Chinois, en tant qu’êtres humains auraient tout aussi bien pu développer une science de type grec. En conséquence, du point de vue de Goody, on ne doit pas distinguer une science comme étant chinoise ou grecque.

N. Carpentier : Anthropologiquement c’est vrai !

C. Dessenne : Et historiquement c’est faux !

J. Demorgon : En effet, la vérité est double. Sur un temps long, Chinois et Grecs sont sans doute, les uns et les autres, potentiellement inventeurs d’une même science. Sur un temps court, historique, la science chinoise est incontestablement plus de facto empirique et par ailleurs plus dépendante des aléas des évolutions sociétales. Toutefois, quel que soit le type de science plus empirique ou plus rationnelle et mathématisée, elle n’est jamais à l’abri des catastrophes sociales et sociétales. La différence c’est que quand la science grecque reprend en Europe à la Renaissance, elle retrouve immédiatement sa qualité intrinsèque de science rationnelle et mathématisée et de ce fait, elle retrouve aussi une fécondité explosive.

N. Carpentier : Prenons des risques : la science grecque est moins empirique, plus abstraite, plus rationnelle. Disons donc qu’elle est supérieure mais nous ne parlons pas des humains rangés en pays. Il ne s’agit que d’un produit – tel type de science – qui, pour des raisons circonstancielles, émerge ici ou là. Personne n’en perd la face !

C. Dessenne : Reste que si nous voulons lever tout doute, il nous faut parler de ces circonstances – tout de même exceptionnelles – me semble-t-il ?

J. Demorgon : Indépendamment de toute polémique, un point plus important est de comprendre comment a été inventée cette science d’un régime de production plus fécond et plus durable, mieux organisé sans doute.

N. Carpentier : C’est là que François Julien fait tout le travail (2)...

C. Dessenne : Il a l’avantage d'arriver après les autres, en 2009. Cosandey publie en 1997, republie en 2007 ; et Goody en 2006.

J. Demorgon : Le travail de Jullien est précieux. Il étudie méthodiquement cette longue invention d’une science hyper rationnalisée.

N. Carpentier : ...dont le miracle cependant n’est pas grec mais simplement humain !

J. Demorgon : Vous pensez comme Goody : « anthropologie » !

C. Dessenne : C’est quand même les Grecs qui ont agi !

J. Demorgon : On recommence avec la même opposition. Temps long : anthropologie potentielle (Goody). Temps court : constat historique effectif (Cosandey et Jullien). Il ne faut lâcher ni l’un ni l’autre et surtout pas mélanger les deux plans. Ce n’est pas la polémique qui est intéressante, ce sont les faits. Cosandey a mis en vedette, autour d’un néologisme difficile – « la méreuporie » – un fait crucial de l’aventure humaine : c’est en rivalisant que les acteurs humains se stimulent mutuellement et se surpassent en créativité, par exemple scientifique et technique (3). Ils ont toujours la possibilité de le faire mais aussi de ne pas le faire. Des stimulations paraissent nécessaires. Elles sont souvent le fruit de contraintes ou de séductions étatiques. Parfois, nous le verrons, de contraintes et de séductions qui dépassent les Etats et proviennent de groupes organisés ou d’ensembles plus vastes, à la limite les sociétés civiles.

N. Carpentier : David Cosandey n’évoque pas la « rivalité mimétique », thèse centrale et bien connue de René Girard mais, semble-t-il, il s’en inspire ?

J. Demorgon : Oui, ou il la retrouve indirectement. Qu’importe, car on est sans doute là en présence d’un secret de l’exercice humain : ce n’est pas en s’unissant que les humains sont créatifs, c’est en s’opposant.

C. Dessenne : C’est déjà ce que disait la Bible à travers le Mythe de Babel. Les hommes unis croient pouvoir défier Dieu. Celui-ci, charitable, leur envoie la diversité des langues.

N. Carpentier : Un bémol tout de même, car les humains désunis se massacrent aussi !

J. Demorgon : On a de nouveau deux vérités opposées qu’il ne faut pas séparer. Ni l’unité, ni la diversité seules, mais leur conjonction régulatrice. Avec la méreuporie, Cosandey anticipe les deux risques. La division politique entraîne une rivalité stimulante positive, à la condition qu’elle puisse se produire dans un contexte économique commun favorable et qu’ainsi elle dure, au lieu de retomber dans le chaos ou dans l’unification autoritaire durable (4).

N. Carpentier : Là, c’est l’idéal d’une rivalité qui n’aurait que des avantages et pas d’inconvénients.

C. Dessenne : A la fin du 20e siècle, la rivalité économique dans la Triade – Etats-Unis, Europe, Japon – a bien transformé l’URSS et la Chine hors violences interétatiques.

N. Carpentier : Si les méreupories les meilleures s’arrêtent, pourquoi certaines durent plus longtemps comme ce fut le cas dans la Grèce antique et dans l’Europe du second millénaire qui ont justement connu les meilleures performances scientifiques et techniques ?

J. Demorgon : C’est sans doute le point le plus décisif. En lisant Jullien, on a l’impression que la réponse est : les Grecs ont inventé un régime supérieur de production scientifique. Admettonsu ! Une question reste : comment cela est-il advenu ?

C. Dessenne : Sans doute parce que leur régime politique était très propice aux échanges et que cela s’est aussi traduit de façon bénéfique dans le domaine des sciences.

J. Demorgon : En effet, c’est une donnée fondamentale mais elle n’est compréhensible qu’en constatant que le passage des sociétés tribales aux sociétés royales impériales ne s’est pas fait de la même manière sur toute la planète. Le passage a été le plus souvent assez direct et rapide. En Chine par exemple...

C. Dessenne. On connait l’étonnante découverte de 1974 : ces milliers de fantassins de terre cuite de l’armée impériale ensevelis dans le mausolée du premier empereur unificateur...!

J. Demorgon : Oui, mais justement cette évolution a été fort ralentie et s’est étendue longuement en Grèce. Le stade intermédiaire des cités-Etats s’est installé et maintenu de –750 à –350 : quatre siècles d’une méreuporie unique.

N. Carpentier : Pas seulement unique par sa durée. Ou, plutôt, si sa durée est telle c’est suite à un concours de circonstances. Comme le soulignait Caroline Dessenne, à la rivalité interétatique classique de toute méreuporie, s’est ajoutée une rivalité au plan des sociétés civiles...

C. Dessenne : La fameuse démocratie grecque en dépit de ses limites... !

J. Demorgon : On est sur la bonne voie en cumulant tous ces courants sur quatre siècles. Et, avec toute cette effervescence, on va pouvoir assister à la naissance de la science grecque. Elle sera celle de quantité de penseurs, de chercheurs, d’inventeurs dont finalement Archimède (–287, –212) pendant la seconde méreuporie : hellénistique.

N. Carpentier : Science grecque ou science humaine ?

J. Demorgon : Grecque parce qu’humaine ; mais elle aurait pu être chinoise. En tout cas, Galilée, un Italien, la reprend ou la retrouve.

C. Dessenne : Science chinoise, science grecque – toutes deux effectives – Mais y en-a-t-il une plus humaine ?

J. Demorgon : La connaissance ne peut résulter que de « branchements » infinis sur l’univers, branchements que les hommes essayent, échangent, testent entre eux. Ces branchements peuvent et doivent être de multiples sortes. Dans le domaine de la connaissance, les humains ont à prendre en considération le réel qui vient des choses (indices) mais aussi le réel qui vient de l’exercice de l’activité logique, technique et mentale (index). Ces deux types de signes sont restés plus séparés dans la science chinoise. Dans un contexte de plus grande effervescence méreuporique, ils se sont réunis, d’où ce montage inventif d’un régime de production scientifique plus performant.

N. Carpentier : Plus simplement, avec Jullien, chez les Grecs, la physique et la mathématique ont réussi à se brancher l’une sur l’autre, avec un plus d’intelligibilité efficace, grâce à une meilleure organisation pensable et calculable du cours des choses.

J. Demorgon : Reste que la science n’est pas toute la connaissance. Les Chinois, en ne s’avançant pas sur le même chemin que les Grecs, se sont détournés d’un enfermement de leur expérience dans des êtres si nettement déterminés qu’on aurait pu les croire soustraits aux transformations continuelles. Par contre, ils ont voulu offrir à chacun la capacité d’approcher le mieux possible des énergies bénéfiques.

C. Dessenne : C’est là qu’on découvre l’intérêt d’un François Jullien sinologue. Il cherche moins à opposer Grecs et Chinois qu’à les découvrir produisant les uns et les autres des ressources humaines.

J. Demorgon : François Jullien a écrit plus d’une trentaine de livres sur ce qu’il nomme des « vis-à-vis » entre la Chine et l’Occident ou encore des « écarts » entre civilisations plutôt que des différences (trop arrêtées et durcies à la façon culturaliste). En 2009, au printemps, il publie « Les transformations silencieuses », un livre que l’on pourrait prendre pour un éloge de la pensée de la Chine classique. En automne, il publie « L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe » auquel je me suis référé et que l’on pourrait prendre pour un livre favorable aux Grecs et à l’Europe. Mais Jullien n’est pas dans ces jugements quantitatifs en plus ou en moins. Il est du côté des oppositions qui, pensées ensemble, constituent – comme vous venez de le dire – de meilleures ressources pour tous les Humains.

N. Carpentier : Une explicitation supplémentaire de l’ensemble que constituent pour vous les trois auteurs me parait encore nécessaire.

J. Demorgon : Cosandey nous montre non pas un secret de l’Occident mais un secret de l’humain : la rivalité féconde. Ce n’est pas la concurrence d’aujourd’hui sans scrupule et hors de prix pour l’humain et sa planète. La méreuporie de Cosandey repose sur une rivalité interétatique qui s’est montrée – à toute époque et dans tout pays – productrice de progrès scientifiques et techniques. Toutefois, elle peut atteindre des niveaux exceptionnels comme dans la Grèce antique et dans l’Europe moderne.

C. Dessenne : Oui, et il fallait comprendre ces faits historiques !

J. Demorgon : Cosandey y parvient en soulignant qu’à la rivalité interétatique s’est ajoutée une rivalité étendue à une large part de la société et des sociétés. Par contre, il n’accompagne pas le fait même de l’invention d’un régime supérieur de science par les Grecs. De son côté, Goody dénonce même cela comme « eurocentrisme ». A l’opposé, Jullien établit soigneusement en détail cette longue et complexe genèse d’un régime supérieur de science chez les Grecs. Grâce à son cheminement, dans ce « vis-à-vis » de la pensée grecque avec la pensée chinoise classique, il ne confond pas le procès général de l’humanisation et l’invention d’un régime scientifique supérieur. Si les Grecs inventent cette dimension à ce moment-là, les Chinois inventent autre chose. Il peut être intéressant d’opposer mais plus encore d’associer.

N. Carpentier : Dans son « vis-à-vis » avec la pensée de la Chine classique, François Jullien comprend qu’au moment où cette pensée délaisse sans doute un régime de la science, elle sauvegarde un autre régime de connaissance qui n’est pas centré sur des généralités mais sur des particularités, sur des singularités. Ce que l’Europe a en partie négligé.

C. Dessenne : Avec pour conséquence d’affaiblir son orientation individualiste ! On le voit, on le vit dans la standardisation de nombre de relations, par exemple, médicales. Cela est sans doute à l’origine de l’intérêt pour la médecine chinoise, ressentie en Occident comme mieux singularisée, plus individualisée.

J. Demorgon : Vous accompagnez ainsi l’une et l’autre le projet de Jullien. Notons que ce projet est volontaire et peut paraître utopique référé à des propos comme ceux d’Huntington sur la « guerre des civilisations ». C’est alors que le travail de Cosandey lui fournit une base réaliste. En effet, dans les méreupories, les rivalités peuvent passer par des conflits à vif qui produiront quand même des progrès scientifiques et techniques. Il est vrai, c’est l’idée qui a surgi aussi en économie, celle de la main invisible qui retourne des négativités (intérêts égoïstes, destructions) en positivités (résultats altruistes, constructions).

C. Dessenne : Vous voulez dire que ces progrès n’ont pas besoin d’être voulus, ils adviennent de fait au travers même des rivalités violentes ? C’est vrai, si la violence trouve sa régulation !

J. Demorgon : Le mot de « régulation » est essentiel. C’est même à partir d’un accroissement de régulation que les méreupories peuvent devenir plus créatives. La méreuporie de base est interétatique. Seule y règne vraiment la rivalité des Etats intéressés aux atouts scientifiques et techniques pour l’emporter les uns sur les autres. Dans les méreupories élargies, les sociétés sont également en cause, à l’intérieur de chacune (rivalités intrasociétales) et entre elles (rivalités intersociétales). Cet élargissement s’est manifesté concrètement entre les civilisations, singulièrement à travers les expansions religieuses pénétrant et transformant les civilisations voisines mais bien différentes. On est en présence de méreupories intercivilisationnelles de fait. Hélas, cela peut aussi dégénérer en conflits confessionnels irréductibles : hindouistes et musulmans, catholiques et protestants, sunnites et chiites, etc. !

C. Dessenne : C’est comme si Jullien voulait nous faire accéder à un niveau devenu volontaire de cet « intercivilisationnel ».

J. Demorgon : C’est un processus dont nous n’avons pas encore trouvé le régime d’efficacité hors de la science. Dans le domaine de l’éthique, nous devrions aussi savoir que ce qui n’est pas construit théoriquement par anticipation raisonnée se construit concrètement dans l’expérience désordonnée, y compris meurtrière.

N. Carpentier : Les graves dangers qui subsistent peuvent entraîner vers ces nouvelles connaissances et pratiques... Diriez-vous que si Goody avait lu Cosandey et Jullien, il aurait été plus assuré de l’avenir d’une histoire planétaire anthropologique ?

J. Demorgon : Goody, comme anthropologue se défiant des reconstitutions historiques, fait œuvre utile, indispensable, même si son livre, qui semble ignorer Cosandey et Jullien, est tourné vers les abus passés de l’Europe. Son recours à l’anthropologique lui sert à montrer les similitudes humaines à travers les différences culturelles. Mais il entrevoit aussi qu’anthropologie ne signifie pas « indifférenciation des humains » et pas davantage « indifférence culturelle ». C’est évidemment sur ce dernier point que Cosandey et Jullien font des miracles. Par contre, passer de leurs œuvres exceptionnelles à des changements éthiques et politiques, c’est là un chemin culturel qui reste à trouver !

C. Dessenne : J’aimerais croire que les vis-à-vis de Jullien entre civilisations pourraient faire office de réflexions anticipatrices de conflits déjà là ou en suspens !

J. Demorgon : C’est encore utopique mais cela peut se développer, faire partie d’un nouveau mode de philosopher, n’être pas sans conséquences culturelles générales et peut être, à terme, politiques aussi. Cosandey, plus réaliste en cela, complète Jullien du côté des interactions effectives possibles. Il envisage même pour aujourd’hui ou, en tout cas, demain, une « méreuporie planétaire » tournant autour d’une reprise internationale de la rivalité spatiale.

N. Carpentier. Vous n’avez pas dit un mot de la « thalassographie articulée » dont Cosandey a tout de même fait le premier « secret » des Grecs et des Européens, secret à ciel ouvert puisqu’il suffit de regarder sur les cartes la relation entre terre et mer, avec péninsules, îles, caps, golfes et baies ?

J. Demorgon : Pour Cosandey, la « thalassographie articulée » est en effet le secret caché de l’Occident. Elle se situe au plan géophysique. Certes, ce n’est pas rien ! Une sorte de tremplin qui est là, disponible, comme un moule déjà tout préparé pour l’éventuelle pâte méreuporique ! Mais soyons sérieux, la « thalassographie articulée » n’est pas d’avance déterminante. Cependant, elle peut faciliter l’avènement de méreupories supérieures, comme celles de Grèce et d’Europe.

N. Carpentier : Tout cela est vrai et passionnant et montre la part de notre environnement terrestre dans notre destin. Certes, à partir de là, ce destin thalassographique a besoin d’avoir encore plus d’un tour dans son sac mais nous en avons vu quelques-uns !

C. Dessenne : Vous avez à peine abordé la question d’un tour de plus qui serait bienvenu, et concernerait non pas la science mais l’éthique ?

J. Demorgon : Il faut peut-être subir encore plus de violences interhumaines auxquelles réagir par des échanges supérieurs multiples : affectifs, pratiques, cognitifs ? Un nouveau régime d’éthique pourrait s’élaborer, émerger comme est né un nouveau régime de science. Il pourrait même aussi disparaître pendant des siècles et renaître enfin après quel Moyen-Âge ? La tâche éthique est autrement plus englobante. La recherche scientifique comme branchement sur l’infini cosmique en fait partie sans que cela soit encore bien compris. Un régime éthique supérieur devrait pouvoir mieux réguler religion, politique, économie, information – peut-être à la manière d’une sorte de laïcité généralisée. Mais apparemment, nous n’avons pas encore les bonnes équations. En tout cas, Goody, Cosandey et Jullien y travaillent.


Notes

1. J. Demorgon, D’une histoire centrée sur l’Europe à l’histoire planétaire. (III./ Lectures et analyses).
2. J. Demorgon, Inventer le réel. L’expérience, la science : de Chine en Grèce et en Italie. Avec Jullien. (II./ L’histoire présente et passée de la Méditerranée).
3. J. Demorgon, Secret de l’Occident ou secret de l’humain ? Sociétés « combattantes » et « progrès scientifique ». Avec Cosandey (III./Lectures et analyses).
4. J. Demorgon, Hellènes, Romains et Européens autour de la Méditerranée. Deux millénaires de miracles et marasmes, de l’Antiquité au Moyen-Âge (II./ L’histoire présente et passée de la Méditerranée).

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Article 5
Synergies Monde Méditerranéen n°4 - 2014 p. 171-187

Secret de l’Occident ou de l’humain ?
Sociétés « combattantes » et « progrès scientifiques ». Avec Cosandey

Jacques Demorgon
Université de Reims, France
j.demorgon@wanadoo.fr



David Cosandey, Le secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique, Présentation : « Une géohistoire de l’innovation » par Christophe Brun. Paris: Flammarion, 2007.



1. Un livre exceptionnel méconnu

Le livre de David Cosandey compte 866 pages dont 84 de présentation par l’historien Christophe Brun. Une première version de l’ouvrage est parue en 1997 avec le même titre mais un sous-titre différent : L’Europe du miracle au marasme. L’introduction de Christophe Brun présente les raisons regrettables pour lesquelles le livre n’a pas été accueilli à la hauteur de son importance, de sa pertinence, de son originalité. Sept ans après la seconde édition complétée et présentée, l’accueil du livre s’est amélioré mais reste très en dessous de sa portée.

Le lecteur doit d’abord passer par l’évitement du piège du titre : Le secret de l’Occident. Ce titre se veut accrocheur mais il introduit un flou quant à son sens véritable. Qu’il puisse y avoir un secret qui n’a pas été complètement compris, on peut, voire on doit l’accepter. Certains n’y verront que la prétention fréquente en Occident à transformer chaque réussite en identité triomphante en minimisant les erreurs, les échecs. Cette réception négative du titre conduirait à manquer l’ampleur et la profondeur du livre. Le sous-titre, « Vers une théorie générale du progrès scientifique », est explicite, exact, mais plus limité que le projet véritable et sa réalisation.

Titre et sous-titre du livre de Cosandey sont tous deux en deçà de l’étendue et de la profondeur de l’ouvrage. Pour compenser ce décalage entre les titres et l’œuvre, il faut dire d’emblée que le véritable objet du travail de Cosandey est le secret de l’humain en deçà et au delà du secret de l’Occident. Nous verrons pourquoi (ci-après 8.) après avoir rendu compte des deux thèses associées – « méreuporie » et « thalassographie articulée » – dans la théorie d’ensemble de Cosandey.


2. « Méreuporie » et « thalassographie » pour 5'000 ans d’histoire planétaire

Dans son premier chapitre, Cosandey s’interroge sur les explications traditionnelles de la réussite – scientifique et technique – exceptionnelle de l’Europe et de l’Occident, telle qu’elle se met en place du treizième siècle au vingtième siècle. Il écarte plutôt les explications internes – ethniques, religieuses, culturelles – et dénonce le rôle excessif que nombre d’auteurs leur font jouer.

Il met en avant les explications externes. Les unes sont liées aux structures et stratégies géopolitiques qui, avec les libertés humaines, déterminent l’absence ou la présence de méreuporie (cf. ci-après 4.).

D’autres explications externes vont, elles, relever des structures géographiques comme la « thalassographie » (cf. 5, 6, 7). En croisant ces deux explications externes, Cosandey estime pouvoir dévoiler le secret de l’Occident quant à sa réussite concernant le progrès des sciences et des techniques.

Toutefois, cela laisse de côté la question de la nature de cette réussite. Est-elle entièrement déterminée par le couplage de la méreuporie et de la thalassographie ? Quant à ses bases sans doute ! Toutefois, cela ne dit rien des causes internes qui ont pu faire émerger un régime supérieur de recherche, d’invention et de découverte. Les penseurs, chercheurs et inventeurs existent, agissent, interagissent entre eux et avec le réel et sont inventifs déjà quant aux multiples façons, aux multiples méthodes employées pour connaître le réel.

C’est dans cette brèche laissée ouverte par Cosandey que François Jullien (2009b) s’engouffre. Il démontre l’importance décisive d’une causalité interne : l’invention culturelle du rôle de l’idée avec l’une de ses conséquences : la mathématisation de la physique. Les deux auteurs se complètent. Jullien n’a plus à se préoccuper de l’étude magistrale par Cosandey des causes externes. Cosandey voit, sur ses propres bases, son travail magnifiquement prolongé par Jullien. A bien y regarder, causes externes et causes internes ne cessent pas d’interférer, comme aussi les contraintes et les libertés.

Dès son second chapitre, Cosandey définit la « théorie méreuporique », sa première et principale thèse. Nous l’étudions ci-après au point 4. Elle est aussitôt mise à l’épreuve de l’histoire. Cosandey traite « les mécanismes politiques et économiques de l’évolution scientifique en Occident ». Evolution fort contrastée entre un premier millénaire européen qui reste sans [[bonne]] méreuporie bien après l’an mille, et un second millénaire au cours duquel [[une meilleure]] méreuporie s’engendre, s’installe, explose, conduisant l’Europe à la colonisation d’une large part du monde (cf. ici même sous II./ Histoire présente et passée en Méditerranée, notre article « Hellènes, Romains, Européens autour de la Méditerranée ».

Ce n’est pas parce que Cosandey commence par l’Europe qu’il faut croire que la méreuporie [[qu'une bonne méreuporie]] ne serait [[jamais]] présente ailleurs. Cosandey étudie les mécanismes de l’évolution scientifique en Islam (chapitre 3), en Inde (chapitre 4) et en Chine (chapitre 5). La méreuporie [[une méreuporie favorable]] y est tantôt absente et tantôt présente en fonction des aléas économiques et géopolitiques de ces pays. Nous aurons l’occasion de proposer des comptes rendus de ces études dans de prochains numéros des Revues Synergies du Gerflint.

Après ces présentations des méreupories fluctuantes de l’islam, de l’Inde et de la Chine, Cosandey présente sa seconde thèse, celle de la « thalassographie articulée ». Nous l’étudions ci-après au point 5. Elle met en évidence les conséquences humaines de la géophysique du rapport des terres et des mers. Par exemple, en tant qu’elle peut favoriser la mise en place et en œuvre d’Etats séparés devenant rivaux et membres de méreupories. La thalassographie favorise, elle ne détermine pas. C’est la raison pour laquelle la thalassographie européenne, de longtemps constitutive de la géophysique de ce continent, n’a pas entraîné la moindre méreuporie au premier millénaire mais seulement au second quand se font jour d’autres causes d’ordre humain.

Le déterminisme thalassographique de la méreuporie n’est pas indispensable, il reste aléatoire. Il apporte cependant un éclairage supplémentaire nécessaire à l’intelligibilité des différents destins continentaux et semi-continentaux (cf. ci-après 6). Une bonne thalassographie – de péninsules, de caps, de baies, de golfes et d’îles – peut favoriser un déploiement supérieur de la méreuporie. Cosandey fait un véritable tour du monde des situations thalassographiques (cf. ci-après 7). Il peut ainsi comparativement nous faire comprendre le privilège que l’Europe utilisera au deuxième millénaire.

Ce fut déjà le privilège du miracle hellène et sa reprise hellénistique jusqu’à leur arrêt romain. Cosandey traite l’un et l’autre dans son septième chapitre. Le huitième fait le même constat positif, mais à une autre échelle : l’Europe des dix-neuvième et vingtième siècles. Cette échelle d’espace-temps de la méreuporie est toujours en cours de modification.

Sur ce constat, Cosandey prolonge son ouvrage par un neuvième chapitre dans lequel il croit pouvoir affirmer la « pérennité de la théorie méreuporique au vingt-et-unième siècle ». A condition toutefois, et c’est l’objet de son épilogue, de trouver pour la méreuporie la possibilité de quelques nouvelles « formules magiques futures ».


3. La « structure professionnelle » nécessaire à tout progrès scientifique et technique

Cela peut paraître tautologique de rappeler que, pour qu’il y ait progrès scientifique et technique, encore faut-il que des penseurs, chercheurs et inventeurs puissent exister dans des conditions favorables. Il faut qu’ils puissent trouver une vie d’ensemble qui ne les pénalise pas, voire soit attrayante et gratifiante, autant que possible pour eux-mêmes et leur famille.

L’inventeur et le chercheur doivent être stimulés par un intérêt économique, par une possibilité de reconnaissance, voire de prestige. Il faut aussi qu’ils puissent bénéficier de conditions de travail et de vie favorables à leurs réalisations. Par exemple, disposer de temps et que ce temps soit d’une réelle qualité, permettant concentration et continuité. Il faut qu’ils puissent éventuellement disposer de lieux, d’instruments et de matériels spécifiques. Tout cela doit pouvoir bénéficier d’un environnement d’ouverture, de tolérance et de patience.

Très souvent dans l’histoire, nombre de ces exigences n’ont pas été reconnues voire pas même pensées. Ou, une fois mises en place, elles ont été rapidement perturbées. Dès lors, floraisons scientifiques et techniques ne peuvent avoir lieu. Toutes ces conditions à réunir conduisent à considérer qu’il y a nécessité d’un statut reconnu par la société et son Etat. C’est tout cela que Cosandey nomme la « structure professionnelle », organisation sociale exigeante du destin des chercheurs et inventeurs.

Cette structure professionnelle, si elle prend la forme d’un statut d’exception, n’en donne pas moins une idée des conditions dans lesquelles découvertes et inventions pourraient s’accroître dans un contexte du même ordre de stimulation mais où un plus grand nombre d’acteurs humains bénéficieraient régulièrement de conditions favorables. Disons-le, dès à présent, l’existence de tels contextes n’a rien d’invraisemblable. Ils se sont très certainement produits en Grèce et lors de la Renaissance européenne et ont permis l’invention d’une science physique mathématisée mieux fondée, assurée et promise à un développement fécond ininterrompu (cf. ici-même, notre article : « Inventer le réel, l’expérience, la science : de Chine en Grèce et en Italie. Avec Jullien »).

On l’aura compris, une telle structure professionnelle a fortiori reconduite, diffusée, n’est possible que dans des sociétés jouissant d’une bonne situation économique. Mais aussi au cœur de sociétés et d’Etats ayant un réel intérêt à consentir un effort économique pour des recherches scientifiques et des inventions techniques. D’où peut venir cet intérêt, de la part d’un Etat ? Du désir de développer ses ressources pour ne pas se laisser supplanter par d’autres Etats voire même pour parvenir à les supplanter ! Ainsi se profilent les conditions qui, réunies, vont constituer ce que Cosandey a nommé la « méreuporie ». Nous allons maintenant éclairer ce néologisme à travers son étymologie grecque qui met en évidence les deux dimensions de cette dénomination. Reconnaissons qu’un tel néologisme inconnu, n’est pas sans inconvénient.


4. La méreuporie, miracle de politique, d’économie et de sciences

La question est donc de comprendre comment toutes les conditions du progrès scientifique et technique peuvent être réunies. Ou, au contraire, méconnues. Pour Cosandey, il faut que la société et son Etat aient un grand intérêt à ce qu’il y ait des découvertes et des inventions. Or, seuls des Etats en rivalité entre eux seront conduits à encourager les recherches et les inventions dont ils ont besoin pour l’emporter sur les autres. Au vingtième siècle, le projet Manhattan de mise au point d’une arme nucléaire a été exemplaire, ce qui ne l’a pas empêché d’être tragique. Les recherches atomiques – avec les progrès scientifiques et techniques majeurs alors engendrés – se sont accélérées pendant la Deuxième Guerre mondiale. Elles conduisirent les Etats-Unis aux deux bombardements décisifs d’Hiroshima et de Nagasaki. Mais là, reconnaissons-le, cette réussite techno-scientifique s’accompagne d’un échec de l’humain par la monstrueuse violence meurtrière qu’elle a produite.

Précisément, la théorie de Cosandey est éclairante car elle va distinguer les impasses destructrices et les passages constructeurs qui pourront les uns et les autres découler de la rivalité entre Etats. Deux impasses seront destructrices. D’abord, quand la rivalité conduit à un chaos politique militaire, économique qui menace constamment la vie des sociétés et rend impossibles recherches et inventions. Ensuite, quand l’un des Etats en rivalité devient si puissant qu’il remporte la victoire et installe un régime de domination autoritaire sur tous les plans : religieux, politiques, économiques et informationnels.

Ce que Cosandey nomme « l’Etat universel ». Il faudrait préciser : à prétention universelle ! Il est donc évident que le progrès des sciences et des techniques sera quasiment impossible dans la première situation qui est chaotique ; et il toujours menacé dans la seconde qui est autoritariste.

Heureusement, dans la réalité, certains acquis culturels du passé et la nécessité de maintenir son autorité, son prestige et son pouvoir, peuvent conduire un Etat universel autoritaire à ménager certaines plages de haute culture. Toutefois, les orientations seront plutôt liées à des représentations favorables aux Pouvoirs, à des glorifications développées ; ou encore à des améliorations dans le confort et le divertissement ; moins à des explorations nouvelles qui peuvent toujours risquer de déplaire à de tels Pouvoirs et entraîner la disgrâce des inventeurs imprudents.

A l’opposé de ces deux impasses, la « formule » méreuporique est exploratoire, inventive, constructrice et se développant sur le long terme. Pour cela, la rivalité entre Etats doit se maintenir et cela est impossible si chacun d’eux ne jouit pas d’un niveau économique satisfaisant et relativement assuré pour l’avenir. Cosandey parle de « formule magique » du progrès scientifique et technique et donne comme définition explicite de sa condition « un système stable d’Etats divisés, prospères et rivaux ».

Cosandey a voulu faire tenir cette définition en un seul mot. A partir du grec ancien, il a forgé le néologisme de « méreuporie ». On a incriminé le terme comme barbare alors qu’il est plutôt savant. Il n’est pas isolé dans la langue française où, en philosophie, on connait l’aporie. « Poros » : ressource ; aporie : sans ressources, sans issue ; euporie : bonne ressource, bonne issue ; euporéos : être dans l’abondance.

« Meros » est là pour division. Ainsi, « méreuporie » signifie que dans un bon contexte économique partagé, on a des rivalités géopolitiques en dynamique interactive. Nous ne voyons pas, pour notre part, d’inconvénient à employer ce terme unique pour désigner un phénomène fondamental pour l’intelligibilité de l’histoire humaine.

En effet, comprendre la méreuporie, c’est comprendre le type de situation que l’ensemble des humains doit tenir pour la claire condition de leur développement, celui-ci étant directement lié aux avancées des sciences et des techniques. L’ordre excessif, abusif, réducteur, paralysant, voire destructeur de ceux qui dominent sans frein – en tant qu’acteurs religieux, politiques, économiques – ne conduit pas à privilégier une humanité de découvreurs, d’inventeurs, de créateurs. Pas davantage les politiques et les économies chaotiques.

Par ailleurs, une bonne situation économique sans rivalité politique conduit plutôt à l’installation dans le confort, le loisir et la jouissance et favorise peu la créativité. Quant à la rivalité politique, sans ressource économique suffisante de chaque Etat, elle ne peut que reconduire à « l’Etat universel » autoritaire ou au chaos. Il va de soi que souvent les situations réelles de l’histoire humaine ont été fort mêlées. Cependant, pour l’essentiel, la dynamique, décrite par Cosandey, éclaire en profondeur et en étendue l’histoire humaine. Elle souligne une donnée anthropologique décisive. C’est du fait de stimulations réciproques que les humains découvrent et inventent, se découvrant et s’inventant eux-mêmes tels qu’ils peuvent être aussi. A la condition, cela va de soi, que ces stimulations ne se pervertissent pas de nouveau en excitations tirant l’intérité humaine vers la destruction réciproque. Enervés par leur incapacité à s’inventer mutuellement, les uns accusent les autres et vice-versa. Pour être quand même ensemble, leur ultime choix est de s’entretuer.


5. L’hypothèse thalassographique et la méreuporie : de la Méditerranée à l’Europe

Dans notre référence au plan de l’ouvrage, nous l’avons déjà dit, l’hypothèse de la méreuporie est présentée au chapitre 2. Elle est immédiatement testée sur l’ensemble des pays du monde. Toutefois, ces pays ne sont pas clairement identifiés à partir d’une dimension qui pourtant les différencie : leur thalassographie. De quoi s’agit-il ? Les terres et les mers peuvent se trouver en opposition frontale, rectiligne, ou s’interpénétrer à travers tout un ensemble de saillants avec des péninsules et des caps, ainsi que de rentrants avec des golfes et des baies, ou même de séparations complètes des terres avec les îles.

Si Cosandey a pu traiter de la théorie méreuporique et de l’éclairage qu’elle apporte à l’histoire du développement des sciences dans tous les pays du monde, sans aborder la thalassographie, on peut en déduire que celle-ci est un facteur second. Dès lors, comment faut-il comprendre que Cosandey la considère pourtant comme importante ? Cela vient de ce qu’elle est un facteur, certes supplémentaire, mais qui, ajouté à bien d’autres, va finalement contribuer à une évolution des sciences différentes en Grèce, en Europe, comparée aux autres évolutions dans le monde. Il nous faut donc rentrer dans une prise en compte et une compréhension de cette hypothèse thalassographique. Cosandey qualifie la thalassographie d’« articulée ». Elle va l’être d’une multiplicité de dimensions. Par exemple, les découpages issus des côtes peuvent ou non avoir une suite sur les terres. Cela peut provenir de limites montagneuses ou fluviales prolongeant les limites maritimes. Avec pour conséquence possible, la constitution plus facile d’entités politiques séparées. Cela, toutefois, ne pourra se produire que si les populations sont suffisamment nombreuses. Alors, ces entités se maintiendront plus longtemps, en partie protégées les unes des autres grâce à la fixité de leur cadre géophysique.

Toutefois, au-delà des séparations purement géophysiques, les décisions et les actions humaines peuvent mettre en œuvre diverses séparations techniques. Par exemple, en construisant des murs, voire des murailles. Ainsi, en Chine, lorsque l’ex-roi de Qin l’emporte sur tous ses adversaires des autres royaumes et devient le premier empereur, Shi Huangdi, (259-210 av. J.C.), il dût pour unifier les territoires conquis, procéder à la destruction d’un grand nombre de murs.

Il est donc bien clair que le facteur géophysique, constitué par la thalassographie, n’est pas irremplaçable. Il n’y a pas lieu d’évoquer ici l’idéologie des frontières « naturelles ». La thalassographie n’est pas utilisée pour justifier une donnée politique à partir de données géophysiques. Il s’agit seulement d’être sensible à l’existence de possibles convergences entre la géophysique, l’économie et la politique.

D’ailleurs, nombre d’autres conditions nécessaires rendent plutôt rare l’heureux couplage entre la thalassographie d’un ensemble de pays et leur méreuporie. Parmi les conditions défavorables à la méreuporie, on aura non seulement des côtes rectilignes mais aussi des côtes excessivement découpées avec des îles émiettées. En effet, des entités géopolitiques d’une taille suffisante ne pourront pas s’y constituer. Pour qu’une méreuporie soit possible, il faudra que le découpage côtier coïncide avec l’ampleur optimale d’une société humaine à une époque donnée. Or, le vécu et le ressenti de l’étendue des pays varient en fonction des moyens de transport et des vitesses qu’ils atteignent. Les Cités-Etats de la Grèce antique du premier millénaire avant J.C. n’ont pas les mêmes populations et n’occupent pas le même territoire que les Empires hellénistiques qui leur succèdent ou les futurs Etats européens du deuxième millénaire après J.C.

Ces trois méreupories – hellène, hellénistique de l’Antiquité, et européenne moderne – constituent trois équilibres qui dépendent d’espaces-temps scientifiques, techniques et humains d’échelles différentes. Entretemps, les transports maritimes, les techniques agricoles ou militaires, par exemple, ont évolué considérablement. Les méreupories successives se périment aussi du fait des progrès mêmes qu’elles produisent. D’autres conditions sont encore requises. Une thalassographie en milieu très froid ou très chaud n’aura pas le même intérêt qu’une thalassographie en milieu tempéré. La complexité de ces conditions ne doit pas empêcher de comprendre que certaines d’entre elles étant réunies autour de la thalassographie, la méreuporie peut s’en trouver facilitée. Cela s’est précisément réalisé dans le cas de la Grèce en Méditerranée. Cosandey (2007 : 500-504) écrit : « Si l’on se penche sur une carte de la Grèce et du bassin de la Mer Egée, on découvre un profil littoral richement doté en golfes, baies, péninsules, îles, saillants et rentrants ».

Cosandey souligne aussi l’évidence des « avantages thalassographiques d’une Europe entre Baltique et Méditerranée » : « Elle se développe en une silhouette découpée, arborescente. Elle étend ses péninsules à tous les vents : les Balkans vers l’Asie mineure ; l’Italie et l’Espagne vers l’Afrique du Nord ; la Scandinavie et le Danemark l’une vers l’autre. L’Europe regorge d’îles, de baies, de détroits, de golfes, d’isthmes. Ses mers pénètrent profondément l’intérieur de ses terres. Ses deux mers intérieures, la Baltique et la Méditerranée sont uniques au monde par leur superficie et leurs nombreuses îles. L’Europe est fine, étroite même ; jamais dans sa partie occidentale, elle n’atteint mille kilomètres de largeur ».

Il faut comprendre que cette géophysique offre la possibilité d’utiliser, dans les relations entre les pays, des voies navigables, d’abord maritimes mais aussi fluviales. Cela constitue un atout humain et commercial important par rapport à la difficulté et au coût des transports terrestres. Cosandey le précise : « Au Moyen-Âge, à la Renaissance, à l’époque classique, la mer avait tous les avantages : elle offrait plus de liberté, elle permettait un plus grand débit de marchandises, elle coûtait beaucoup moins cher et diminuait considérablement la durée des voyages ». En dépit des évidentes variations dans l’espace et dans le temps, Cosandey estime, qu’à cette époque en tout cas, « comparée à la route terrestre, la mer revenait quarante fois moins cher ».

Bien penser la thalassographie articulée est, nous le voyons, difficile. Cependant, Cosandey n’a pas voulu se priver de l’éclairage qu’elle ajoute concernant les destins historiques spécifiques de la Grèce en Méditerranée et de l’Europe ensuite, comparativement aux autres continents. La formulation, récente et claire de l’hypothèse thalassographique a été facilitée par une nouvelle donne scientifique : la géométrie fractale de Benoît Mandelbrot (1982).

Cosandey établit un ensemble d’estimations chiffrées selon les pays. Il calcule le pourcentage de péninsules et d’îles par rapport au total de l’espace géographique. Il obtient les chiffres suivants : 0,9% pour les territoires centraux de l’Islam ; 3,1% pour la Chine ; 3,6% pour l’Inde et 56,2% pour l’Europe occidentale. Il calcule aussi, pour un ensemble d’Etats en relation, à quelle distance se situe le point le plus éloigné de la mer. Il obtient 2'000 km pour l’Islam, 1'500 km pour la Chine et l’Inde, 800 km seulement pour l’Europe occidentale.

Il calcule encore l’indice de développement, c’est-à-dire le nombre de kilomètres de littoral (dans tout son détail) par km2 de l’espace géographique concerné. Il obtient 136 pour l’Islam, 189 pour la Chine, 203 pour l’Inde, 702 pour l’Europe occidentale. Utilisant également le calcul proposé par Mandelbrot (1982) d’une « dimension fractale, D » (l’absence de dimension fractale étant comptée 1, son maximum compté 2), Cosandey écrit : « si l’on prend seulement l’Europe à l’ouest de la ligne entre Lubeck et Trieste, avec la Suède et la Norvège, on obtient une dimension de 1,47 ». Comparativement, on a 1,26 pour la Chine, 1,19 pour l’Inde et 1,12 pour l’Islam.

L’intérêt de cet ensemble de chiffres est de nous aider à comprendre que la thalassographie n’est certes pas un facteur déterminant à lui seul mais, quand elle s’inscrit à un tel niveau de différenciation entre les pays, comment ne pas penser qu’elle aura, à tel ou tel moment, un impact important ? D’autant plus, si d’autres conditions se trouvent être favorables. Sensible à la thalassographie de son pays, lors de la Seconde Guerre mondiale, le poète Louis Aragon (1944), franc-tireur partisan français, écrit : « Ma France de toujours, que la géographie ouvre comme une paume aux souffles de la mer ».

Pour mieux comprendre à l’échelle mondiale le sens de la thalassographie, suivons Cosandey mais aussi Diamond (2007) en Afrique, aux Amériques, en Australie, après avoir dans un premier temps rapproché l’Europe, la Chine, l’Inde et l’Islam.


6. Les cinq continents et leurs différences géophysiques et méreuporiques

Toute comparaison concernant les destins différents d’ensembles humains peut toujours être trouvée a priori suspecte. En effet, elle peut mobiliser une argumentation identitaire – partielle, partiale, trompeuse – dont le but est de valoriser son propre ensemble humain par rapport à tel autre. Pourtant, on l’a vu, la situation géophysique des ensembles humains peut se trouver objectivement très différente et très difficile.

En ce sens, au départ, Etats, sociétés, civilisations ne sont pas à égalité. C’est de là que provient la différence de leurs résultats, et non d’une prétendue infériorité biologique ou culturelle. En effet, il ne faut pas confondre un résultat et une capacité. Le résultat culturel d’un ensemble d’acteurs peut se trouver objectivement inférieur en raison de circonstances défavorables sans que leur capacité humaine soit en cause. C’est bien la raison pour laquelle le biogéographe américain, Jared Diamond (2007), lassé de la persistance des idéologies raciales à l’égard des peuples premiers, africains ou américains, a tenu à montrer à quel point ces populations avaient connu des conditions très défavorables, comparativement à celles des populations de l’Eurasie. Il exprime cela par le recours à une opposition métaphorique entre des continents « horizontaux » : Europe et Asie, l’Eurasie, et des continents « verticaux » : l’Afrique et les Amériques. Ces continents verticaux, tout en longueur du nord au sud, sont découpés par la géographie physique et surtout climatique, en zones froide, tempérée, tropicale, équatoriale puis, de nouveau tropicale, tempérée, froide. Chaque zone exige que les acteurs humains qui s’y trouvent soient en mesure d’effectuer toutes sortes d’adaptations spécifiques, y compris avec leurs animaux domestiques. Passer d’une zone à l’autre remet en question les adaptations acquises. Elles doivent être modifiées face aux menaces nouvelles inconnues qui pèsent sur la santé des humains et des animaux. Diamond (2007) le souligne : en Eurasie les obstacles aux déplacements ne sont pas aussi contraignants. L’Europe et l’Asie sont liées entre elles, formant une masse unique. Certes, des obstacles géophysiques et climatiques – reliefs montagneux, déserts – s’y trouvent aussi. Toutefois, les êtres humains peuvent y circuler en se cantonnant dans des bandes de latitudes voisines. L’Eurasie n’a pu que bénéficier de cette facilité de communication qui s’est largement illustrée dans de célèbres routes : celle du thé, celle de la soie.

A l’inverse, l’Afrique souffre de conditions géophysiques qui ne favorisent pas la constitution d’un « système stable d’Etats divisés, rivaux et prospères ». Cosandey (2007 : 576-577) écrit : « Dans cette immensité, les royaumes s’étendaient jusqu’à se dissoudre, ou alors s’avançaient et reculaient sans pouvoir fixer ni consolider leurs frontières... Même à l’époque moderne, la thalassographie défavorable de l’Afrique reste un handicap pour la croissance économique. Sauf quand il existe des infrastructures ferroviaires et routières en bon état ».

Cosandey précise encore : « A l’exception de la frange méditerranéenne qui a bénéficié de l’influence des civilisations voisines, l’énorme continent africain est fermé... Sa plus grande partie a vécu totalement en vase clos sans rien échanger avec le monde extérieur... Aucun commerce de pondéreux n’avait de chance d’assurer un profit en Afrique ; dans ses immensités terriennes désespérément éloignées de toute mer, aucune économie autre qu’immédiate et autarcique n’était viable... Lorsque quelques rares produits, invariablement précieux (or, ivoires, plumes d’autruches) ou des esclaves, pouvaient faire l’objet d’un commerce à grande distance en Afrique noire, les effets habituels se sont produits, à savoir l’émergence de royaumes et de cultures urbaines élaborées. Au Sahel, sur le passage de l’or et du sel sont nés l’empire du Ghana (8e siècle), le Sultanat du Mali de Tombouctou (14e siècle), l’empire du Songhaï (15e siècle). Au sud-ouest, le royaume du Zimbabwe (15e siècle) vivait de ses échanges d’or avec les marchands arabes de l’Océan indien ».

Cosandey et Diamond font les mêmes constats en ce qui concerne les deux Amériques. Cosandey (2007 : 578-579) souligne que l’immensité monolithique de l’Amérique du Nord « la coupait commercialement du reste du monde, en particulier de l’isthme centraméricain. C’est pour cette raison que les peuples nord-américains pouvaient connaître la métallurgie du fer de leur côté, pendant que leurs voisins d’Amérique centrale l’ignoraient ».

La situation de l’Amérique du sud est peut-être même pire : « la plupart de ses régions sont coupées de la mer. Le handicap thalassographique du continent explique que les Incas... aient été beaucoup moins avancés... scientifiquement que leurs contemporains Aztèques et Mayas. Notamment, ils ignoraient l’écriture ». D’ailleurs, « Même à l’époque coloniale, la massivité de l’Amérique du Sud pèse lourdement sur les activités économiques du continent. Les Espagnols rencontraient d’énormes difficultés pour transporter jusqu’à la côte l’argent des hauts plateaux boliviens et péruviens ».


7. Les cinq zones thalassographiques sur la planète

Nous venons de voir comment l’Europe, ce cap de l’Eurasie, constitue le continent qui offre les meilleures possibilités pour une thalassographie articulée. [[ce cap de l'Eurasie possède la meilleure thalassographie, la thalassographie la plus articulée, parmi les zones aux climats permettant une agriculture intensive.]] Pour défavorisés que soient les autres continents, ils disposent quand même de zones thalassographiques [[ils disposent quand-même de zones thalassographiement favorables, maisdont les climats ont empêché l'agriculture, et donc une densité de population suffisante]].

La question est alors : qu’est-ce qui a empêché ces zones de parvenir à une thalassographie articulée capable d’entrainer ensuite une méreuporie ? [[traduction: qu'est-ce qui a empêché ces zones d'atteindre une densité de population suffisante pour qu'une grande civilisation urbanisée s'y développe, comme l'Inde, la Chine, l'Europe? Réponse: le climat]] Commençons par les deux Amériques. On trouve, au nord-est de l’Amérique du nord, une zone thalassographique [[thalassographiquement articulée]] qui réunit trois masses terriennes, deux mers intérieures avec les Baies de Baffin et d’Hudson (celle-ci presque fermée), ainsi qu’un grand nombre d’îles assez proches. Cette configuration est bien thalassographique [[est assez favorable, thalassographiquement]]. Malheureusement, le climat est tel qu’il prive la région de végétation et « la rend inhabitable sinon par quelques chasseurs-pêcheurs ».

Une deuxième zone américaine semble présenter de meilleurs atouts. Il s’agit de l’isthme centre-américain. On y trouve trois péninsules : Californie du sud, Yucatan et Floride ; des mers intérieures – le Golfe du Mexique et la Mer des Caraïbes – et des îles nombreuses, importantes, dont Cuba. « Le climat favorable à l’agriculture permet un peuplement suffisant ». Reste cependant un inconvénient de taille : « la superficie des terres émergées reste trop faible. Elle n’atteint qu’une fraction de celle de l’Europe occidentale ».

C’est quand même dans cette zone que sont apparus « au cours du premier millénaire avant notre ère, la première écriture du nouveau monde et le premier calendrier savant ». Les Mayas y succédèrent aux Zapotèques. Chacune de ces deux sociétés a pu, un temps, constituer un système de « principautés rivales unies par des liens commerciaux actifs mais aussi en guerre les unes contre les autres ». Quand les Aztèques entrent dans cette zone, ils développent l’économie, les technologies métallurgiques, militaires, vestimentaires, et l’organisation politique.

Continuons par l’Asie, dont les deux zones thalassographiques sont au nord-est et au sud-est. La première zone qui « englobe Taïwan, les Ryükyü, la Corée, le Japon, les Kouriles, le Kamtchatka, l’Asie côtière correspondante, les îles aléoutiennes et l’ouest de l’Alaska, est malheureusement aux deux tiers inhabitable, à cause du froid arctique qui l’accable ».

Le tiers restant représente « une étendue trop faible » mais des moments de thalassographie articulée ont pu s’y produire singulièrement à partir du Japon. On a parlé de l’époque de Muromachi (1340-1570) comme d’une « renaissance japonaise » ; un système d’Etats indépendants se faisait la guerre, rivalisait, commerçait activement et développait tout un ensemble d’arts de société. Selon une évolution bien connue partout ailleurs, l’un des seigneurs féodaux, celui de Kyoto, l’emporta sur tous les autres et unifia le pays. Ce Japon unifié, en particulier avec Hideyoshi, devint interventionniste en Corée. Une rivalité se développa avec la Chine et, à cette occasion, les Coréens conçurent et fabriquèrent déjà les premiers cuirassés de l’histoire mondiale qui ne verront le jour que deux siècles plus tard en Occident.

En quelques années, les Japonais vaincus s’isolent dès 1598 et le restent jusqu’à l’arrivée, en 1856, des bateaux américains du Commodore Perry, sommant le Japon de s’ouvrir au commerce mondial. Entretemps, les armes apportées par les Portugais et d’abord perfectionnées par les Japonais sont finalement abandonnées après que leur fabrication monopolisée par l’Etat n’ait cessé de décliner. Par ailleurs, dès 1635, le gouvernement interdit aux citoyens « de se livrer au commerce outremer, de construire de grands navires et de quitter le pays ». Le commerce extérieur japonais dépérit. Tout progrès scientifique et technique s’interrompt. Quelques relations minimes subsistent avec les Hollandais. Et la science elle-même est communément présentée comme hollandaise.

On sait comment, défié par l’Occident, le Japon allait ensuite rétablir l’empereur, faire sa révolution industrielle et atteindre une telle puissance qu’il pourrait lui-même défier les Russes puis les Chinois et même les Américains. Ainsi, une brève méreuporie, limitée à la zone, n’avait pu durer. Cette zone était devenue trop étroite par rapport à des changements techniques et démographiques obligeant la méreuporie à se réinventer au plan intercontinental.

Seconde zone thalassographique asiatique, la plus importante, celle de l’Asie du sud-est. Elle part de Taïwan, passe par la péninsule indochinoise et va jusqu’à l’Australie du nord. Elle comprend les Philippines (avec plus de 7'000 îles dont 2'000 habitées), l’Indonésie avec plus de 17000 îles mais surtout Sumatra, Java, Bornéo, les Moluques, les Célèbes, et la partie occidentale de la Nouvelle Guinée.

Cette zone, exceptionnelle, est d’un morcellement thalassographique inimaginable auquel correspond un fort morcellement linguistique et culturel. Elle connaît aussi des problèmes climatiques, comme des pluies fréquentes et violentes. Tout cela n’a pas facilité la constitution d’un système stable d’Etats rivaux porteurs aussi de défis militaires. Une intense activité commerciale, bien réelle, n’a pas, dans ces conditions, pu conduire à une créativité scientifique et technique importante.


8. L’Occident ou l’humain ? Méreupories élargies et nouveau régime de la science ?

L’explication que donne Cosandey concernant les méreupories élargies et plus durables – hellène, hellénistique, européenne – exceptionnelles aussi en intensité (ci-avant 5) c’est que, d’emblée, elles ont bénéficié des meilleures situations thalassographiques au monde. Pour que cela soit bien établi, Cosandey a tenu à faire le bilan thalassographique de la planète entière (ci-avant 6, 7).

Des configurations thalassographiques exceptionnelles constituent pour la Grèce et pour l’Europe un remarquable tremplin géophysique pour toute méreuporie éventuelle. A elles seules, ces configurations ne peuvent cependant pas déterminer un meilleur destin méreuporique des pays. Sinon – pareillement thalassographique au cours du temps – l’Europe, n’aurait pas dû rester pendant presque deux millénaires dans son marasme : d’abord en contre-méreuporie romaine (autoritariste) puis en contre-méreuporie moyenâgeuse (chaotique).

Accordons à Cosandey que dans la mesure où d’autres conditions sont réunies – par exemple des populations suffisantes – l’adjuvant thalassographique est bien un facilitateur d’émergence de la méreuporie. Ce serait le premier secret de l’Occident ; il serait d’ordre géophysique : un plus de thalassographie. Grâce à cet atout, une méreuporie pourrait se constituer, se maintenir et concerner un plus grand ensemble de pays voire même se développer en direction d’une certaine implication des populations.

Pendant que Cosandey expose les méreupories exceptionnelles de la Grèce et de l’Europe occidentale, une évidence se fait jour. Ces méreupories classiques, de rivalité interétatique, ne vont pas seulement devenir plus dans ce qu’elles sont déjà, elles vont même pour ainsi dire changer de nature. Le régime politique commun n’est alors plus simplement celui de populations qui suivent les Etats.

Les populations, les sociétés civiles, en partie au moins étant concernées, la méreuporie devient intrasociétale pour les rivalités internes à la population de chaque Etat. Elle devient intersociétale en raison des rivalités entre les sociétés civiles des divers Etats. En plus de la thalassographie articulée, on a donc là des articulations humaines qui méritent bien d’être considérées comme un second secret.

Cette situation a plus d’une origine. D’une part, les Cités-Etats se sont constituées à partir de tribus dans lesquelles le régime politique était plus « libertaire » que dans la plupart des royaumes qui leur succèdent. Goody (2006) et Ibn Khaldoun, avant lui, l’ont noté. Todd préciserait que le régime familial y contribue avec le primat des structures nucléaires sur les structures communautaires.

Retrouvons, avec Cosandey, la situation géohistorique des Grecs et la fécondité de leur aventure : articulation de multiples oppositions et complémentarités. D’abord, la mer leur facilite le commerce et ils sont dans des situations économiques également favorables, pouvant ainsi poursuivre leurs rivalités. Liés entre eux par une culture de base commune, ils peuvent s’unir et bénéficier de leur situation géophysique pour mieux résister à de puissants envahisseurs externes comme les Perses. Les Grecs constitués en tribus et s’associant en Cités-Etats ont encore des habitudes de liberté tribale. D’un côté, c’est un plus originel précieux mais par ailleurs, les intérêts ethniques divergents entrainent des querelles pouvant perturber nombre de Cités-Etats. Ces querelles sont dangereuses pour chaque Cité et pour l’unité relative des Grecs.

En même temps, un développement et un approfondissement religieux constituent des fondements permettant aussi de discipliner les prétentions abusives des chefs de tribus victorieux. Cela comporte l’invention des Jeux Olympiques (–776) où ces chefs peuvent aussi devenir par leurs succès sportifs des héros parfois même divinisés. De plus, pendant ces Jeux, les guerres entre Cités-Etats doivent être suspendues. On connait aussi, à cet égard, les efforts des Sages au moins ceux d’Athènes – Solon, Clisthène – pour combattre les divisions trop partisanes sans perdre la nécessité de faire travailler ensemble tous les points de vue.

Dans la même perspective d’équilibre des oppositions internes, notons l’articulation entre les grandes activités politiques, religieuses, militaires remises à des archontes distincts. La philosophe Chantal Delsol a même pu dire que l’invention de l’archontat représentait déjà une sorte de laïcité. A cet égard, Cosandey précise que « pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les conceptions des principaux penseurs ne font intervenir ni mythologie, ni religion, ni surnaturel ». Thalès, Anaximandre et Anaximène de l’Ecole de Milet, au sixième siècle av. J.-C., « innovent en pratiquant la discussion rationnelle ; ils confrontent librement leurs idées sans en référer à aucune autorité autre que la raison ». Sans l’association de toutes ces conditions exceptionnelles, il est probable que les Grecs se seraient retrouvés sous la domination de l’empire perse [[c'est le contraire: sous la domination perse, les Grecs n'auraient pas pu épanouir ainsi leur pensée]].

On est en présence d’un système d’Etats extrêmement stable et « du côté de l’économie, tous les indicateurs sont au vert... Division politique stable, économie prospère se complètent et se renforcent mutuellement ». Cosandey souligne ce résultat méreuporique impressionnant : « Les Etats-cités de l’an –350 sont, pour la plupart, les mêmes que ceux de –750. Aucune cité ne parvient jamais à dominer toutes les autres. Même le puissant empire perse échouera lorsqu’il tentera, à trois reprises, entre –492 et –479, d’imposer sa domination à toute la Grèce. On est en présence d’un système d’États extrêmement stable ». Cette période des Cités-Etats a été d’une durée exceptionnelle et d’une invention culturelle incomparable. Jusqu’au surgissement de la Macédoine, avec Philippe et Alexandre, on aurait presque pu croire que l’évolution vers l’Empire ne se ferait pas.

Tout cela émerge dans une effervescence de l’expérience et de la pensée ouvertes l’une à l’autre. Cette effervescence se déploie et se poursuit entre publics intéressés, chercheurs et penseurs. Ceux-ci ne sont plus seulement encouragés par les Etats concurrents mais par les membres de sociétés civiles en intense recherche critique qui fréquentent des écoles payantes. Penseurs et chercheurs « vivent de l’exercice de leurs savoirs ». Ils enseignent dans des Écoles reconnues comme celles d’Athènes : « l’Académie de Platon » (Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre !), « le Lycée d’Aristote, le Portique des Stoïciens, le Jardin d’Epicure, l’école de mathématiques d’Hippocrate ».

Dans ces conditions, penseurs et chercheurs disposent de plus de libertés et de possibilités créatrices. Cosandey (2007 : 604) y insiste « Cette structure professionnelle libérale... favorise la créativité scientifique en laissant s’épanouir la liberté de penser et en incitant chaque maître à surpasser les autres – ses concurrents. » Il ajoute : « la division politique stable fait rayonner la liberté, rendant vaine toute persécution gouvernementale ». Menacés dans un Etat, les chercheurs se déplacent et s’installent dans un autre. Par ailleurs, étant donné la facilité des voyages en Méditerranée, ils se déplacent fréquemment d’un pays à l’autre.

Cette méreuporie dépasse largement l’interétatique strict ; les rivalités en cours concernent en quelque sorte les sociétés entières. Dès lors, une telle méreuporie réunit de nouvelles conditions supplémentaires stimulant les progrès scientifiques et techniques. Mais est-ce assez dire ? Non ! Au cours de cette méreuporie élargie, quelque chose s’est produit qui aurait pu ne pas se produire. La multiplicité des échanges – entre groupes, personnes, points de vue – stimule la diversité des méthodes essayées par les meilleurs esprits pour mieux comprendre la complexité indéfiniment variable du réel. C’est alors qu’un troisième secret se constituait, toujours apparemment de l’occident mais en réalité de l’humain. Le premier était au plan du cadre thalassographique de l’exercice humain. Le second était aux plans géo-humains des méreupories interétatiques puis intersociétales. Etats et populations partageaient le même secret d’une rivalité à stimulation durable parce que régulée. Le troisième secret réalise encore un branchement nouveau, inédit entre le réel de l’homme – explorant, observant, pensant, reliant et calculant (logos et mathesis) – et le réel du cours complexe des choses. Un bon résultat ne peut pas faire totalement primer le cours des choses sans appropriation humaine car les humains en seraient submergés. Un bon résultat ne peut pas être non plus celui qui ferait primer l’activité physique et mentale de l’homme sur le cours des choses, les échecs s’ensuivraient. Encore fallait-il inventer cet ajustement qui s’exprime à travers l’appropriation mutuelle des mathématiques et de la physique. On consultera, ici même, notre étude « Inventer le réel, l’expérience, la science : de Chine en Grèce et en Italie. Avec Jullien » (Cf. I./Histoire présente et passée en Méditerranée).

Cette exceptionnelle invention d’une science, autrement plus performante que quand elle était trop étroitement empirique, a cependant laissé deux résidus extrêmes. Le premier, dans la science même quant à ses difficultés à comprendre et à traiter le changement dans la relation des humains à l’univers. Le second, dans les difficultés à comprendre et à traiter les relations des humains entre eux.

Le miracle de l’invention d’une nouvelle science lors de méreupories exceptionnelles ne s’est pas prolongé en celui de l’invention d’une nouvelle éthique. Comme la nouvelle science – plus nécessaire, plus logique, plus théorique, plus appliquée – s’est constituée en couplant au moins physico-chimie et mathématiques, on peut penser que la nouvelle éthique ne pourra pas se constituer si elle ne parvient pas à coupler religion, politique, économie et information. Mais quelles méreupories devront être inventées : étendues, approfondies, enfin généralisées aux « humains privés de l’exercice de l’humain » c’est-à-dire aujourd’hui encore et toujours esclavagisés ?



9. La méreuporie planétaire passée et à venir

La démonstration de Cosandey se voulant planétaire, nous compléterons le présent article – recension et analyse d’ensemble – par d’autres consacrés aux méreupories des grandes zones géohistoriques.

Nous avons déjà présenté l’une d’elles, ici même, sous II./ Histoire présente et passée de la Méditerranée, avec pour titre : « Hellènes, romains et européens autour de la Méditerranée. Deux millénaires de miracles et marasmes de l’Antiquité au Moyen Age ». D’autres comptes rendus porteront sur la Chine, l’Inde, l’Islam et sur la poursuite ou non de la méreuporie à l’ère de la mondialisation terrestre et de la mondialité cosmique.


Bibliographie

Aragon, L. 1944. Je vous salue ma France. Cahors : Éditions F.T.P.F.
Demorgon, J. 2010. Déjouer l’inhumain. Avec Morin. Préf de J. Cortès Paris : Economica.
Diamond, J. 2007. De l’inégalité parmi les sociétés. Paris : Gallimard.
Goody, J. 2006, 2010. Le vol de l’histoire. Paris : Gallimard.
Julien, F. 2009. L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe. Paris : Seuil.
Mandelbrot, B. 1982. The Fractal Geometry of Nature. San Francisco : Freeman.
Van Lier, H. 2010. Anthropogénie. Bruxelles : Les Impressions nouvelles.

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Créé: 25 mar 2017 – Derniers changements: 29 mar 2020