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«Sommes-nous en progrès ou en déclin?» Cette question
fondamentale à laquelle on voudrait bien répondre par
un oui ou non bref et assuré ! est évidemment trop complexe
pour pouvoir être tranchée de façon expéditive.
En fait, dans une telle interrogation, le chemin de la réflexion
revêt plus d’importance encore que la réponse apportée.
L’interrogation « Sommes-nous en déclin ? » implique une multitude
de thèmes latéraux fondamentaux qui méritent autant d’attention,
si ne c’est plus, que la recherche de la réponse proprement dite.
I- Prolégomènes à une réflexion sur le progrès et le déclin
Qui ça, nous?
Tout d’abord, il faut spécifier qui on englobe dans ce « nous » ?
Le monde ? l’Occident, l’Europe ? la France, la Haute-Savoie,
mon village de Triffouilly-les-Oies, moi personnellement ?
Le problème changera du tout au tout suivant ce choix.
Une région peut très bien être en déclin au sein d’une nation
progressant rapidement ; un Etat peut très bien se trouver sur
une voie ascendante au sein d’une civilisation déclinante.
Pour les desseins de cet article, nous nous placerons dans une
perspective pan-occidentale. Non que la situation du monde entier,
d’un pays particulier ou d’une région donnée ne soit pas digne
d’intérêt, mais par nécessité de se focaliser : nous essaierons
de bâtir une appréciation de la situation de l’Occident entier.
Même si l’on ne répond pas « moi personnellement » à la question
du « nous », on n’élimine pas pour autant tout risque d’égocentrisme,
tant est grande la tendance humaine à confondre son propre destin
avec celui du reste du monde... Faites l’expérience de demander
à quelqu’un, en voyage par exemple, si le pays se porte bien ;
vous n’obtiendrez en règle générale qu’une extrapolation
de la situation propre de votre interlocuteur…. Comme le relate
avec humour François Arouet « Voltaire » (1694-1778)
dans son conte
Candide: «Cependant, quand [Candide] songeait
à ce qui lui restait dans ses poches, et quand il parlait
de Cunégonde, surtout à la fin du repas, il penchait alors
pour le système de Pangloss [le point de vue optimiste sur le monde].»
(
Candide ou l’optimisme, chap. XX)
Le fait est que l’on n’entend pour ainsi dire jamais une personne
dont les affaires marchent mal estimer que le pays se porte bien,
et inversement.
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Afin de ne pas tomber dans le piège du jugement faussé par un état d’âme
personnel, il conviendra, pour juger du déclin ou de l’essor de son époque,
de développer des outils aussi « objectifs » que possible,
c’est-à-dire des outils donnant le même résultat quelle que soit
la personne qui les utilise. Le meilleur moyen sera de recourir à des
notions quantifiables.
La question de l’échelle de temps
Il convient également de savoir dans quelle échelle de temps on se place. Suivant l’échelle choisie, la situation peut se présenter sous un jour très différent. Une région, une nation, une civilisation peuvent très bien subir un déclin pendant 10 ans au milieu d’un intervalle d’essor s’étendant sur 100 ans – tout en déclinant à l’échelle du millénaire... Ainsi, une époque de déclin étasunien marqué, dans le domaine économique, de 1929 à 1932, n’empêche pas la période plus longue allant de 1900 à 1950 de se caractériser par un essor économique fantastique. On répondra donc rose ou noir suivant la taille de l’intervalle choisi. De la même façon, la guerre de Trente Ans (1618-1648) marque sans conteste une phase de terrible déclin dans le domaine technique et scientifique pour l’Allemagne, dévastée par les troupes étrangères, quand bien même on ne peut parler que d’avancées dans tous les domaines durant une plus longue période allant de 1550 à 1750. A l’inverse, la timide renaissance des mathématiques grecques, dans l’empire romain d’Orient au IVe siècle, restera une brève phase ascendante pendant 1’600 ans de déclin scientifique grec antique puis byzantin.
Dans cet article, nous négligerons les effets à plus court terme que la décennie ; nous essaierons de discerner les évolutions se dessinant sur 50 ou 100 ans.
Corollaire de ces considérations sur les échelles de temps :
le déclin n’est pas la mort. L’essor n’est pas le succès définitif.
Il suffit parfois de changer d’échelle de temps pour discerner
du progrès là où on ne voyait à court terme que dégradation.
Ainsi, les civilisations amérindiennes ont-elles sombré
catastrophiquement à l’échelle d’une vie humaine càd en prenant
la décennie comme unité de base avec l’irruption des Européens
sur leurs continents au XVIe siècle. A l’échelle du millénaire,
cependant, le tableau pourrait être tout autre. Après 450 ans
de misère et de déculturation forcée, depuis 1970 environ,
les médecins mayas ressortent des bois, les cérémonies au dieu soleil
retrouvent droit de cité à Cuzco, des réformes agraires
rendent leurs terres aux paysans quechuas et aymaras.
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Depuis environ 1970, les indigènes reprennent le contrôle de leurs pays
respectifs, lentement mais sûrement, de leurs pays métamorphosés
par la technologie européenne. Des présidents indigènes règnent
désormais sur l’Équateur, la Bolivie, le Pérou et modifient
imperceptiblement les systèmes politiques en place pour
redonner aux ethnies autochtones le contrôle de leur destinée.
Ainsi, même un déclin de quatre siècles n’est pas irréversible.
Certaines résurgences se sont même faites après des délais
plus longs encore : la résurrection de la langue hébraïque sur
son territoire d’origine après plus de mille ans de disparition,
ou la renaissance de la religion grecque antique, que quelques disciples
pratiquent à nouveau au XXIe siècle, dans ses antiques temples
aux colonnes de pierre, en Grèce, après 1'600 ans d’effacement,
commencement peut-être d’un renouveau plus vaste.
Déclin absolu ou relatif ?
On peut aller de l’avant tout en allant moins vite que d’autres.
Le déclin et l’essor peuvent être absolus ou relatifs.
La France fut clairement en phase de progrès, en termes absolus,
économiquement et scientifiquement, de 1820 à 1920.
Elle fut non moins certainement en déclin relatif face
aux puissances montantes qu’étaient alors la Grande Bretagne,
l’Allemagne, la Russie et les Etats-Unis.
La prédominance (et les victoires militaires) passant
à ces nations plus dynamiques démographiquement.
Le problème du présentisme
C’est lorsqu’il s’agit de juger sa propre époque que les obstacles
les plus insurmontables surviennent. Il serait beaucoup plus facile de se demander
« Avons-nous été en déclin au début du XVIe siècle ? »
que « Sommes-nous en déclin au début du XXIe siècle ».
Divers effets de perspective, que nous baptiserons « présentisme »,
faute de mieux, rendent une telle entreprise très difficile.
L’action filtrante du temps
Une première difficulté est constituée par la nuit apparente
du temps présent. On a toujours l’impression, à toutes les époques,
que sa propre époque est moins brillante, pour la raison fondamentale
que le filtre du temps n’a pas encore fait son œuvre.
Le tri qu’effectueront des générations successives de lecteurs,
auditeurs, spectateurs et critiques n’a pas encore eu lieu.
Il n’a pas encore éliminé la plus grande partie de la production
artistique, politique et scientifique. On est confronté en vrac
à tout ce que
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disent, font et publient ses contemporains, dont presque tout
est toujours mauvais, à toutes les époques. Alors qu’en se penchant
sur une époque ancienne, on n’y trouve plus que le meilleur et le génial.
Tout le reste ayant été balayé par l’oubli, la non-reproduction,
le bâillement et les changements de modes.
Ainsi a-t-on l’impression, vu depuis le XXIe siècle, que le
XVIIIe siècle était une époque musicalement brillante,
puisqu’il nous a légué entre autres Jean-Sébastien Bach (1685-1750)
et Antonio Vivaldi (1678-1741).
En fait, le XVIIIe siècle n’a que poliment remarqué Bach
et Vivaldi, accordant plus d’honneurs à d’autres compositeurs
moins inspirés. Ce n’est que l’action filtrante du temps,
le jugement de générations d’auditeurs ultérieurs,
à travers les décennies et les siècles, qui a fait
ressortir l’œuvre de ces deux génies de la musique, au XIXe siècle
et plus tard, tout en faisant glisser lentement vers les oubliettes
les compositeurs moins talentueux.
Observant sa propre époque, on est exposé surtout aux artistes moyens
et mauvais, les plus nombreux par définition et seulement de façon
minimale aux rares génies que les siècles ultérieurs retiendront.
Des époques lointaines, il ne reste plus que les grands arbres sublimes,
que nous pouvons contempler tout à notre aise, sous-bois et arbustes
ayant été nettoyés. De la forêt de notre propre époque, le regard bloqué
par le fouillis des épais buissons qui nous entourent, nous n’apercevons
que les arbustes et arbres les plus proches, ce qui nous la fait paraître
beaucoup plus pauvres en arbres géants.
François Arouet (1694-1778), le grand penseur du XVIIIe siècle,
se lamentait volontiers du déclin frappant son époque à lui.
Aucun de ses contemporains ne parvenait à égaler les œuvres grandioses
du « Grand Siècle » comme il avait baptisé le XVIIe siècle.
L’auteur du
Siècle de Louis XIV (1751) déplorait
les ténèbres de son époque, entouré de… David Hume, Charles de Secondat,
baron de Montesquieu, Emmanuel Kant, Jean-Jacques Rousseau,
Denis Diderot, ces esprits lumineux qui vaudraient au XVIIIe siècle
l’appellation de Siècle des Lumières ! Ironie de l’histoire,
Voltaire serait lui-même considéré par la postérité comme
l’une de ces lumières.
La migration des formes d’expression
Un autre phénomène brouillant les pistes et empêchant les contemporains de juger
leur époque à sa juste valeur est ce qu’on pourrait appeler
la migration des formes d’expression : la constante évolution des voies
de la créativité dans les sciences et surtout dans les arts,
au gré de l’imagination, des modes et des possibilités.
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Dans son opuscule
Les Cathédrales de France  (1914),
le grand sculpteur Auguste Rodin (1840-1917) se plaignait de la
disparition de l’art gothique dans son pays, et du déclin
dans lequel la France s’enfonçait irrémédiablement…
« Notre siècle est le cimetière des beaux siècles qui ont fait
la France… » geignait notre homme, à l’ombre des nouvelles
cathédrales qui poussaient tout autour de lui, en France,
mais dont il ne percevait pas l’existence, puisqu’elles exprimaient
le génie français, encore bien vivant, dans un registre
entièrement nouveau. En particulier, la Gare du Nord (1865),
le viaduc de Garabit (1884), la Tour Eiffel (1889),
la Gare de Lyon (1900) [à Paris], sans oublier
la transformation de Paris entier en une ville splendide
de 1853 à 1870, sous l’égide de
Georges Haussmann (1809-1891). Une révolution de l’élégance
qui se propagerait sans tarder aux autres grandes villes du pays,
Lyon, Bordeaux, Marseille, Lille, notamment, et même Alger.
Au milieu de toute cette splendeur, notre homme concluait incontinent :
« Notre siècle est le cimetière des beaux siècles
qui ont fait la France… Pour produire ces chefs d’œuvre,
il fallait avoir l’âme douce. [au Moyen Age] la France l’avait… »
conclut notre artiste, à l’apogée de ce qu’on appellerait
la Belle Epoque…
Mais voilà, s’il est facile de juger avec cent ans de recul,
comment s’y prendre pour sa propre époque ? Pour évaluer
le domaine des arts du début du XXIe siècle, comment distinguer
vrai déclin et simple migration des formes d’expression ?
La composition pour violons, pianos et flûtes traversières
(« la musique classique ») souffre certainement
d’un affaissement depuis 1920 et d’une quasi-extinction
depuis 1950, mais comment ne pas deviner qu’il y a eu
un simple déplacement vers la composition pour synthétiseurs,
guitares électriques et batteries ? Laquelle connaît
indéniablement une incroyable floraison depuis 1950.
Les moyens d’enregistrement (disques vinyle, cassettes magnétiques, disques laser, fichiers informatiques) ayant même ouvert une carrière toute nouvelle à la voix et au chanter. Et si une partie de cette composition gêne par sa grossièreté (les buissons de la forêt contemporaine encore vierge), une petite partie sera peut-être ? certainement ? retenue par les siècles ultérieurs comme les chefs d’œuvre d’une époque musicalement fort féconde.
Quant à la peinture sur toile, moribonde depuis 1950 aussi,
ne pourrait-on penser que le génie créatif de notre époque
l’a simplement quittée pour explorer les possibilités
offertes par les nouveaux supports :
la photo, les images de synthèse produites par ordinateur
et les sites internet,
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qui offrent un univers de possibilités nouvelles ?
Le cinéma succédant d’une certaine façon au théâtre,
en apportant un champ de potentialités nouvelles immenses ?
Les affiches publicitaires, les spots publicitaires
et les clips vidéo (une fois filtré la plus grande partie)
ne seront-ils pas reconnus dans quelques siècles comme
de nouveaux domaines artistiques à part entière ?
Le XXIIIe siècle rira-t-il de nos lamentations sur la peinture
et le théâtre moribonds au milieu de l’épanouissement de
tant de génie créatif ? Bien malin qui pourrait le dire.
Si l’on voulait échapper à toute erreur de jugement
par suite de la migration des formes et par l’absence de
l’action filtrante du temps, il faudrait relever
un vrai travail d’Hercule et de Zeus réunis : analyser toutes les
œuvres d’art de son époque, et même les formes non encore
considérées comme de l’art, et s’efforcer de se détacher
des effets de mode et de ses propres goûts individuels,
afin de distinguer le génie au milieu de la médiocrité,
la musique au milieu du bruit. En somme, réaliser
soi-même l’œuvre des siècles ultérieurs explorer
et défricher toute la gigantesque forêt vierge de son époque,
à la recherche des plus grands et plus beaux arbres.
Les vexations subies dans la vie ne peuvent venir
que de sa propre époque
La propre époque a également plus de chances d’être méprisée
à cause de la tendance humaine très naturelle déjà évoquée
de confondre ses petits malheurs avec les grands.
Comme les difficultés subies ne peuvent venir que de
sa propre époque, la tentation est grande de la rejeter
et de l’estimer en-dessous de leurs propres standards.
Le cinéaste Allen Konigsberg
« Woody Allen » (1935-) nous offre
une illustration divertissante de ce problème
du présentisme, à vrai dire très répandu,
avec son film « Minuit à Paris » (2011).
Le héros, vivant à l’époque actuelle, mais très nostalgique
des années 1920 à 1950, réussit à se transporter
dans ce temps passé par un miracle inattendu.
Il n’y rencontre que des gens nostalgiques
de la Belle Epoque. Réussissant par un nouveau miracle
à atteindre cette ère encore plus ancienne,
il n’y rencontre à sa stupéfaction que des personnages
ruminant leur regret de la Renaissance…
Le problème se complique encore du fait que la vie peut paradoxalement
paraître plus agréable pour l’individu dans une période
de ramollissement général. La fin des grandes initiatives
apporte la fin des grandes tensions et des grands efforts.
La majorité des citoyens soviétiques ont connu une existence
plus agréable pendant le déclin de leur empire en 1970-90 que
pendant la montée en puissance à marche forcée en 1920-40.
Moins de
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famines, moins de déportations, moins de terreur.
Beaucoup de citoyens romains ont eu une vie
plus douce pendant le lent affaiblissement de leur empire que
pendant la période des guerres triomphantes tous azimuts.
Fermer les yeux n’est pas mieux
Il n’en reste pas moins que l’histoire connaît des périodes de déclin véritable et qu’il est tout à fait possible de vivre précisément pendant l’une d’elles... Bien des contemporains sont restés insensibles aux vrais phénomènes de déclin se dessinant sous leurs yeux. Bien peu de Grecs semblent avoir remarqué la glissade de leur civilisation vers l’impuissance, l’obscurantisme et la pauvreté dès le IIe siècle avant notre ère, son affaissement inexorable devant les puissances montantes romaine et parthe, plus tard arabe et turque.
En fait, l’angoisse du déclin peut constituer un signe
tout à fait positif : une preuve qu’on veut échapper
à un tel scénario. Le succès rencontré par des ouvrages
tels que
The Second Coming (1920) par le prix Nobel
britannique William Yeats (1865-1939) et
Le Déclin de l’Occident (1918, 1922)
par le philosophe allemand Oswald Spengler (1880-1936),
témoignait de sociétés combatives, se refusant
à la pente descendante. Rien ne prépare mieux les chrétiens
croyants à faire face à l’adversité que leur croyance
chronique en une fin du monde imminente. Cette hantise
aide le Chrétien à détecter le moindre signe de dégradation.
Toute la difficulté consiste à juger sa propre époque avec objectivité. Vouloir voir du déclin partout, comme de ne pas en voir du tout, peuvent dans les deux cas représenter un déni de réalité.
Le domaine de référence
Et enfin, progrès ou déclin dans quel domaine ?
Voilà encore un problème essentiel, qui implique
un choix de valeurs, une hiérarchie entre ce qui compte
et ce qui compte moins.
La réponse changera sensiblement en fonction du choix du domaine
de référence, une civilisation, un pays, une région
pouvant être en déclin
dans un domaine et en essor dans un autre. Dans le domaine des
droits de l’homme et de la civilité, la Russie a connu une chute
brutale après 1917, avec l’instauration du régime totalitaire.
Sur le plan de la puissance nationale, au contraire, la Russie
a accéléré son ascension, jusqu’à 1970 environ. Elle est devenue
en quelques décennies la deuxième puissance mondiale, grâce
à sa forte natalité et à la militarisation extrême de sa société.
Ainsi on peut tout à la fois parler de déclin ou de
progrès suivant
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que l’on se place dans le domaine de la puissance
d’Etat ou de la morale. La France du XVIIIe siècle traverse
un déclin prononcé de son église catholique, tout en poursuivant
sur sa lancée de progrès scientifique. Suivant que l’on opte
pour le catholicisme ou la science comme domaine de référence,
on parlera pour cette période de déclin ou d’essor.
A vrai dire, la nature ayant horreur du vide,
on est
toujours en essor dans un domaine antinomique
au domaine dans lequel on est en déclin.
Le déclin du christianisme de l’église officielle,
du XVIIIe au XXIe siècle en France et du XXe au XXIe siècle
en Italie, s’est accompagné d’un essor de
la liberté de pensée et de la liberté individuelle,
ainsi que du développement de fois nouvelles
(sectes, églises chrétiennes indépendantes, occultisme,
croyances orientales, etc.). On peut donc,
face au même phénomène, suivant l’angle sous lequel
on se place, aussi bien s’offusquer d’un déclin
que se réjouir d’une avancée.
2. Le déclin relatif de l’Occident aux plans économique,
technologique et scientifique
Nous choisirons comme domaine de référence la science et la technique.
Ce choix nous protègera en partie de l’écueil de la migration
des formes d’expression, puisque celle-ci s’y fait moins sentir
que dans les arts. Nous poserons donc au final la question
« L’Occident se trouve-t-il depuis les décennies récentes
et pour l’avenir proche dans une phase de progrès scientifique
et technique ? ».
Nous savons aujourd’hui (1) qu’il y a deux conditions
nécessaires et suffisantes au progrès scientifique :
il faut un ensemble d’Etats rivaux
se faisant face, une « division stable »,
et une économie dynamique (une double conjonction
que j’ai baptisée une « méreuporie » favorable).
Dans la mesure où les sources historiques permettent
de le vérifier, toutes les phases d’avancées
ou de recul des sciences, dans toutes les civilisations
et à toutes les époques, satisfont à cette règle.
L’essor économique est nécessaire pour fournir les liquidités
nécessaires à l’entretien d’une caste non immédiatement productive,
les scientifiques et techniciens, comme à la puissance
de la classe marchande, amie de la précision, du calcul,
de la mesure, qui tend à soutenir directement les savants.
La division stable apporte quant à elle la liberté
un savant
(1) David Cosandey, Le Secret de l'Occident
Vers une théorie générale du progrès scientifique,
Paris, Arléa, 1997 ; Paris Flammarion, 2007, 2008.
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persécuté pouvant fuir vers un autre royaume
et surtout des rivalités entre Etats. Les luttes de prestige
et les conflits militaires conduisent les autorités
à soutenir les savants.
Des causalités économiques et politiques étant
à l’origine du progrès scientifique, la question
initiale se réduit à une analyse de la configuration
politico-économique actuelle de la civilisation
occidentale.
L’avantage des deux dimensions clés mentionnées division
stable et croissance économique est qu’elles sont
quantifiables, et que nous disposons des mesures nécessaires.
Depuis le XXe siècle, les autorités dressent
des statistiques nourries sur la situation de l’économie :
produit intérieur brut, importations, exportations, balances
des paiements, etc. Bien sûr, ces chiffres doivent être pris
avec des pincettes, les conventions variant d’un pays à l’autre,
et changeant de temps à autre. L’appréciation personnelle y joue
néanmoins un rôle plus faible que dans le domaine artistique.
Les frontières ont été stables depuis 1970 (et avant)
en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest. Elles ont été
instables en Europe de l’Est, avec le choc de l’effondrement
de l’empire russe en 1990. On peut donc parler de division
très stable pour les trois quarts de l’Occident,
avec une stabilisation en cours pour le dernier quart.
Le premier paramètre, politique, a donc une valeur positive.
Un bémol toutefois : la paix nucléaire a réduit les budgets
militaires (les armes atomiques empêchant, à partir de 1970,
toute guerre majeure entre grandes puissances), et donc
le soutien des gouvernements aux savants.
Economiquement, on observe un ralentissement marqué depuis 1970.
La croissance se maintient typiquement autour des 1 et 2% par an,
contre 4 à 5% pour les décennies précédentes.
La cause de ce ralentissement est double : il y a eu tout d’abord
un affaissement démographique, la fécondité passant un peu partout
dans les pays occidentaux, autour des années 1970,
de 2, 3 voire 4 en 1950-70 à des valeurs situées entre 1 et 2,
soit en-dessous du minimum de survie de la population
à long terme. Que s’est-il passé ?
Les gouvernements occidentaux ont mis en place involontairement
des machines à étouffer la natalité : les systèmes de retraites
aveugles au nombre d’enfants (2) qui donnent
le bénéfice financier [les pensions] de la génération [actuelle]
à toute la génération précédente pendant sa vieillesse,
qu’elle ait contribué ou non à la génération qui [lui succède].
(2) David Cosandey : La Faillite coupable des retraites,
Paris, L’Harmattan, 2003.
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En faisant payer aux parents les retraites des non-parents,
ces systèmes aveugles encouragent fortement les citoyens
à réduire leur progéniture. Les derniers pays à conserver
une natalité suffisante étant sans surprise ceux qui ont
les retraites aveugles les plus maigres (Irlande, Israël, Etats-Unis)
et ceux qui ont la plus basse étant évidemment ceux avec
les retraites aveugles les plus confortables (Italie, Espagne).
S’ajoutant à la dénatalité, un afflux de populations venant
d’autres continents a encore affaibli les nations occidentales
en leur causant tensions internes, hétérogénéité et appauvrissement.
L’autre facteur néfaste ayant provoqué le ralentissement
économique des nations occidentales a été l’abandon
par les gouvernements de leurs économies, par suite
de la paix nucléaire. Puisqu’il n’y avait plus de grande
guerre à craindre, il n’était plus aussi crucial qu’avant
de conserver une palette productive complète à l’intérieur
des frontières. Dès lors, les dirigeants ont beaucoup amenuisé
les restrictions et taxes à l’importation,
encourageant les firmes à déménager leurs usines
vers d’autres continents, dans des pays à salaires plus bas.
Ceci a sapé des pans entiers des industries nationales,
notamment métallurgique et textile, avec pour conséquences
un lourd chômage permanent et une baisse des salaires.
Les citoyens ont compensé temporairement par la généralisation du travail des femmes et par un endettement croissant, donnant l’illusion d’un niveau de vie intact. L’anémie démographique a été en partie masquée par l’allongement de la durée de la vie. L’impact de ces deux masques ne pouvant guère s’étendre à l’infini, il est à prévoir que le ralentissement économique ne s’accentue.
Le ralentissement économique et l’affaiblissement des rivalités militaires ont freiné, sans les interrompre toutefois, les progrès des sciences et des techniques. Amérique du Nord et Europe de l’Ouest envoient encore des sondes spatiales découvrir de nouveaux aspects du système solaire, ils construisent des détecteurs à ondes gravitationnelles, des télescopes de plus en plus gigantesques, leur biotechnologie avance vigoureusement. Téléphonie, ordinateurs, automobiles continuent sur leur voie d’amélioration rapide. Aussi longtemps qu’il y aura croissance positive et rivalités de prestige, même faibles, les sciences et les techniques vont continuer à avancer dans les pays occidentaux, bien que lentement. Si au contraire, la croissance s’inverse, un recul scientifique sera à attendre.
Cependant, l’Occident connaît sans aucun doute un déclin relatif
par rapport à l’Extrême-Orient. Les taux de croissance économique
obervés en Inde et en Chine et chez les Tigres asiatiques
(Corée du Sud, Taïwan,
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Singapour, Hong Kong) sont bien supérieurs. Ils atteignent
typiquement entre 5 et 10%. Seul le Japon végète, souffrant
des mêmes maux que les pays occidentaux (dénatalité et délocalisations).
Qui plus est, l’envolée économique orientale
se fait en partie au détriment des pays occidentaux,
comme le prouvent les balances commerciales gravement déficitaires
dont l’Occident souffre vis-à-vis de l’Extrême-Orient.
Le commerce international est devenu une gigantesque pompe aspirant
la richesse de l’Europe et Amérique du Nord vers l’Asie.
La configuration politique de l’Asie est très bonne aussi.
La plupart des frontières sont restées fixes depuis 1970,
ce qui permet de parler de division stable.
Les tensions militaires et les rivalités de prestige restent fortes,
elles s’intensifient même (Inde-Pakistan, Inde-Chine, Taïwan-Chine,
Japon-Chine). Les deux nations milliardaires,
l’Inde et la Chine, qui se profilent de plus en plus
comme les superpuissances du XXIe siècle, renforcent
leurs flottes de guerre et leurs aviations ; elles construisent
des bases navales dans les pays voisins ; elles étendent
leurs zones d’influences en Afrique.
Les conséquences scientifiques et techniques
ne se font pas attendre. Centres de recherches en biotechnologies
et en matériaux, télescopes et synchrotrons se construisent
à un rythme effréné. Les nations asiatiques en plein essor
maîtrisent déjà des technologies inconnues en Occident,
comme les écrans avancés de téléphones portables.
Les Japonais mènent déjà la recherche sur les cellules souches.
Les universités se créent et s’agrandissent partout
de Hyderabad à Singapour, de Hong Kong à Tsukuba.
En 2010, la Chine figure d’ores et déjà en 2e position mondiale
pour le nombre et la qualité de ses articles de recherche,
derrière les Etats-Unis son produit intérieur brut a
aussi accédé au 2e rang mondial, par une simultanéité frappante,
qui n’a rien d’une coïncidence. L’Inde et la Chine rivales
établissent chacune des bases de recherche en Antarctique
et lancent des programmes de voyages habités dans l’espace.
Toujours en avance, sur l’ensemble, scientifiquement parlant,
l’Occident voit l’écart avec l’Extrême-Orient se réduire rapidement.
Si cette tendance (la croissance économique très supérieure
de l’Asie orientale, la pompe aspirante des flux commerciaux
à sens unique) se poursuit et elle ne montre aucun signe
de fléchissement l’Occident sera bientôt égalé, puis largement
dépassé dans tous les domaines des sciences.
La seule ombre au tableau pour l’Asie est
démographique : les pays les plus avancés
(Japon, Corée du Sud, Taïwan, Singapour) ont mis en
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place les uns après les autres des systèmes de retraites aveugles,
et leur natalité a conséquemment chuté vertigineusement.
Elle ne suffit plus au renouvellement des générations.
Cependant, les deux grands blocs dominants,
l’Inde et la Chine, n’ayant pas franchi ce pas,
paradoxalement en dépit des inlassables efforts
de leurs gouvernements pour freiner les naissances
leurs taux de fécondité restent donc suffisants et
leur essor économique et scientifique devrait rester
irrépressible (3).
Pour conclure, l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord
sont actuellement en déclin relatif accéléré
face aux nations d’Extrême-Orient, tout en continuant
à progresser en termes absolus sur le plan techno-scientifique.
Mais un déclin relatif (ou absolu) ne saurait
ni être inéluctable, ni durer éternellement.
On le voit bien pour l’Inde et la Chine qui,
il ne faut pas l’oublier, ressurgissent d'une période
de plusieurs siècles de ténèbres.
Les pays occidentaux peuvent à tout instant s’élancer à nouveau vers le plus et le mieux. Ils peuvent retrouver une santé économique resplendissante en rectifiant leurs systèmes de retraites, ce qui redonnerait jeunesse et vaillance à leur population, et en reprotégeant leurs économies, ce qui leur permettrait de se réindustrialiser. Entre les blocs russe, ouest-européen et nord-américain revigorés, une compétition plus vive, au moins au niveau du prestige, pourrait à nouveau se développer.
Rien n’étant joué d’avance, un rebond
peut se produire, dans 20 ans ou dans 220 ans.
L’Occident échapperait alors au déclin relatif,
et peut-être absolu. Le ralentissement
des années 1970-2030 ou 1970-2230
n’aura alors été qu’une parenthèse...
(3) A moins peut-être que l’élimination
des fœtus féminins, rendue possible par les échographies,
ne continue à se généraliser dans
les familles chinoises et indiennes.