Il y a quelques temps, j’ai fait un résumé du livre Le Secret de l’Occident, vers une théorie générale du progrès scientifique, écrit par le scientifique David Cosandey, qui tente à travers ce livre d’expliquer pourquoi la science moderne a émergé en Europe et pas ailleurs, et d’élaborer une théorie qui s’applique à toutes les civilisations de l’histoire de l’humanité.
Maintenant que la théorie est résumée, et que son intérêt apparaît sans doute à ceux qui ont lu le résumé, tentons un peu de critique.
La plupart des comptes-rendus que j’ai trouvés sur le net sont favorable, quand ils ne sont pas élogieux. Les comptes-rendus élogieux sont généralement les moins intéressants à lire, d’ailleurs. Ce sont les critiques qui stimulent le débat. J’en ai trouvé une qui soit digne d’être rapportée, et elle émane d’un doctorant en géographie, Laurent Gagnol (lui-même, qui a fait des recherches plus systématiques que moi, réfère d’autres critiques, voyez ses notes de bas de page). Les considérations géographiques formant la pierre angulaire de la théorie thalassographique de Cosandey, sa critique de huit pages vaut la peine d’être lue. La critique de Gagnol, outre de réguliers commentaires infrapaginaux sur de mauvaises interprétations d’auteurs que Cosandey a lu, relève principalement d’un point: l’ignorance de Cosandey des bases de l’épistémologie de la discipline géographique, qui l’amène d’après lui à commettre les mêmes erreurs que Ritter, un géographe du XIXe siècle (dont il insinue par ailleurs à plusieurs reprise que Cosandey le plagie):
Cette crise de la modernité et la montée des questions environnementales rendent audibles le retour de ces théories du milieu. Sont-elles pour autant toutes recevables ? N’y a–t-il pas un danger de réapparition d’idées déjà maintes fois condamnées ? Ce qui rend cette théorie générale si séduisante est aussi ce qui la rend plus critiquable.
Quelques critiques me sont aussi venues en tête, qui ne sont pas aussi fondamentales que celle de Gagnol. Après avoir fait le tri, je vais m’en tenir à une seule. La critique qui me vient à l’esprit, à première vue, s’attaque à de simples petits détails qui prennent une place mineures dans le livre. Mais en y réfléchissant, ces détails mettent en cause un des aspects essentiels de la démarche de Cosandey: l’approche par civilisations. Tout le livre de Cosandey est en effet organisé par analyse de civilisations: occidentale, chinoise, islamique, indienne, grecque antique sont les principales, mais il y a des développements assez substantiels aussi sur la Russie, le Mexique, le Pérou et le Japon.
Le détail qui dérange en premier lieu a tellement l’air d’un détail qu’il est relégué à une note de bas de page à la description de la méreuporie musulmane de 900-1050 (p.331), fait de trois grands empires, nous dit-il: les Omeyyades d’Espagne, les Bouyides iraniens et les Fatimides d’Égypte. Cette note de bas de page commente l’exclusion de l’Empire byzantin de l’analyse:
Il faut noter que l’Empire byzantin reste à l’écart de ce système d’États malgré sa position géographique idéale pour y participer. Cela souligne l’importance cruciale de la communauté de culture pour former un ensemble d’États en compétition. Les systèmes d’États n’enjambent pas les limites des civilisations.
Affirmation, oh! combien imprudente! Déjà, je me demande bien où il a trouvé que l’Empire byzantin ne participait pas à ce système d’états. Je ne connais pas assez cette époque pour trancher, mais, de toute évidence, Cosandey non plus. Le type de documentation qu’il utilise peut masquer une réalité du fait des choix méthodologiques faits par les historiens.
Mais surtout la “civilisation” n’est pas un concept sans périls. Il est difficile à définir, et extrêmement difficile à cartographier. Quand les historiens adoptent une division de leur travail par civilisations, leur découpage doit souvent plus à la tradition historiographique qu’à des critères méthodiques et significatifs. Et surtout, les découpages s’avèrent très variables d’une oeuvre à l’autre.
Braudel, par exemple, ne voyait pas une civilisation européenne ou occidentale. Pour lui, l’Europe était divisée en plusieurs civilisations, repérables à différents signes, comme la frontière entre catholicisme et protestantisme; dans la théorie braudélienne, notamment, si les doctrines protestantes ne sont pas parvenues à faire leur place dans les pays méditerranéens et furent finalement rejetées de France (malgré la subsistance de quelques groupes protestants), c’est que cet ensemble géographique (Méditerranée-France) était recouvert par une civilisation distincte de celle où le protestantisme s’est épanoui, une civilisation qui a “refusé” collectivement les doctrines de Luther et Calvin. Aujourd’hui, diviser l’Europe Occidentale en civilisations distinctes est passé de mode, mais pas pour autant injustifié.
Soit dit en passant, les découpages de civilisations varient aussi lorsqu’il est question des aires géographiques hors de l’Occident. Cosandey a choisi de parler d’une “civilisation d’Islam”. Mais d’où vient qu’il n’ait pas divisé, comme d’autres l’ont fait avant lui, l’Islam en civilisations Arabe, Iranienne et Turque?
On trouve la plus belle contradiction du principe évoqué par Cosandey dans sa note de bas de page dans la discussion qu’il fait du cas japonais (pp.549-556). Cosandey parle du Japon comme d’un “membre honoraire de la civilisation chinoise” (on note dans le choix de l’expression une hésitation sur le statut civilisationnel du Japon). L’archipel aurait une thalassographie idéale (nettement meilleure que celle de la Chine) pour forger une bonne méreuporie. Il s’est divisé en système d’états stable durant un peu plus de deux siècles, de 1340 à 1570. L’hégémonie des Tokugawa y met fin. La tentative d’invasion de la Corée par les Japonais en 1592, provoquant la réaction des Chinois, aurait pu introduire le Japon dans un système d’états à trois – Corée, Chine, Japon – mais après la défaite, les Japonais se sont isolés dans leur archipel, où leur évolution scientifique a tourné au ralenti dans un système politique modéré par un shogun tout puissant, mais néanmoins poussé par la rivalité inter-provinciale. À ce stade, nous pouvons encore admettre le découpage de civilisations de Cosandey en supposant une “communauté de culture” (bien réelle) entre ces trois états tout en notant, au passage, un exemple à l’appui des affirmations de l’auteur que son système n’est pas un “pur déterminisme”, puisque l’isolement du Japon découle d’un choix (ce qui en revanche invalide sa prétention d’insérer sa théorie dans les sciences exactes et le rend aussi vulnérable à des critiques semblables à celles qu’il adresse à Lévi-Strauss). Cela se gâte un peu plus loin, lorsque vient le moment d’affirmer qu’avec l’ouverture forcée du Japon en 1854, début de l’ère dite “de Meiji” et du rattrapage technologique du Japon, ce dernier serait entré dans un nouveau “système d’états stable” avec les pays Occidentaux. Quoi? et la frontière des civilisations, elle? Pas un mot. Disparue, pouf! On se demande quand le Japon du XIXe siècle aurait trouvé sa “communauté de culture” avec les États-Unis et les autres pays occidentaux, ou comment, tout d’un coup, les progrès technologiques se seraient mis à franchir les frontières des civilisations. Mais pas un mot d’explication sur ce problème par Cosandey, qui n’y a vraisemblablement simplement pas pensé.
La critique que je fais ici n’invalide pas l’ensemble du système théorique de Cosandey. Mais elle inviterait par contre à la revisiter en examinant cette question de civilisation, négligée par Cosandey alors même qu’il fonde son analyse sur un découpage de civilisations. Si on choisit de laisser tomber la notion de civilisation, il faudrait alors repenser la description des systèmes d’états. En revanche, si on choisit de la réaffirmer, il faut penser à analyser son rôle en profondeur en tenant compte des questions suivantes: qu’est-ce qu’une civilisation? comment détermine-t-on son étendue géographique? comment fonctionnent les relations et les échanges entre les civilisations? un pays peut-il s’insérer dans une civilisation à priori étrangère, et si oui, comment?
[A ces critiques et réflexions approfondies, il convient de répondre quelques mots!Oui, la définition de l'ensemble le plus pertinent pour appliquer mon analyse politico-économique (méreuporique) est un peu éludée dans Le Secret de l'Occident, dans le livre lui-même, pour des raisons de logique du récit; je l'ai traitée bien plus en détail dans les conférences données depuis la parution.
La théorie méreuporique ne s'applique pas spécifiquement à une civilisation, mais à tout "système isolé", de taille suffisante et dont les parties sont en interaction les unes avec les autres.
Le Japon replié sur lui-même, de 1640 à 1850, comme s'en souvient Temps et Fiction, constituant un exemple. Ou une civilisation entière, jusqu'à l'époque moderne.
En réalité, un système vraiment isolé et de taille suffisante est extrêmement difficile à trouver, dans l'histoire de l'humanité tout comme en physique, d'où ce concept est emprunté. Le Japon des shoguns n'était pas totalement isolé, pas plus que les civilisations traditionnelles, qui, même à l'époque antique, maintenaient de minces passerelles entre elles.
Il n'en reste pas moins que la civilisation est l'ensemble qui se rapproche le plus de cet idéal théorique de "système isolé", pendant la plus grande partie de l'histoire de l'humanité. Depuis l'époque moderne, seul le monde entier peut être considéré comme un système isolé.
Etant d'abord et avant tout intéressé à expliquer l'avance ou le recul des sciences avant l'époque moderne, je me place logiquement dans la plus grande partie du Secret de l'Occident dans le cadre des quatre plus grandes civilisations: Europe, Moyen-Orient, Inde, Chine (les civilisations précolombiennes restant négligées, à mon grand regret, pour des raisons de temps et de place, et parce que leur élucidation archéologique ne permet pas encore des analyses très fines).
Le déterminisme géographique probabiliste
Comme le relève Temps et Fiction, je fais allusion sans la développer dans Le Secret de l'Occident à une vérité: un Etat peut dans une certaine mesure choisir de ne pas participer à un système d'Etats voisin, et ce d'autant plus qu'il est plus inaccessible et que les circonstances le lui permettent davantage.
En effet, le déterminisme géographique contenu dans Le Secret de l'Occident reste clairement probabiliste. Il s'exerce d'autant plus puissamment que l'intervalle de temps considéré est plus long, mais il n'est pas absolu.
Ainsi l'Italie, que la thalassographie prédestinait à une unification précoce pendant l'essor de l'Occident au IIe millénaire, s'unifie-t-elle tardivement, bien plus tard que l'Espagne ou l'Angleterre, qui n'étaient pourtant pas plus prédestinées par la géographie à l'unification.
Ainsi l'Europe occidentale a-t-elle connu 5 siècles (5 siècles!) de division politique instable et de dépression économique à cause des invasions barbares, du Ve au Xe siècle alors que sa thalassographie lui donnait bien plus de chances de connaître une bonne méreuporie (une division politique stable et une économie prospère) qu'une mauvaise mereuporie. Bien plus de chances, mais justement pas la certitude.
Ainsi, le Tibet a-t-il pu, grâce à son inaccessibilité, retranché derrière d'immenses chaînes de montagnes, rester à l'écart des conflits entre Etats asiatiques voisins, et de tout progrès technologique, jusqu'à ce que les progrès techniques de ses voisins lui suppriment son inaccessibilité. Envahi par la Chine, en 1950, il est alors entré (par le mauvais côté, le côté du vaincu), dans le système d'Etats asiatique moderne.
Le Bhoutan en revanche a eu plus de chance : son principal voisin, l'Inde, se montrant moins belliqueux, il a pu rester plus longtemps à l'écart, comme il le souhaitait.
Il y a donc d'une part une dimension de chance dans l'appartenance ou non-appartenance à un système d'Etats, et, d'autre part, une dimension de choix, de libre-arbitre au niveau des nations. Ces deux éléments se réduisent d'autant plus que l'on considère des périodes plus longues, mais ne disparaissent jamais entièrement.
Travailler avec les "civilisations" comme unités de base nécessite de définir ce qu'on désigne comme tel, ce que je ne fais guère dans le livre, peu désireux de m'enliser dans des querelles de définition sans fin et ayant, il faut bien l'avouer, peu de goût pour l'épistémologie.
J'utilise dans Le Secret de l'Occident une définition implicite de la civilisation, comme d'une zone partageant la même religion dominante, la même écriture, une architecture et un style vestimentaire communs dans les grandes lignes, et dont les savants et artistes circulent fréquemment d'une région à l'autre, et dont les différentes régions sont liées entre elles par des échanges culturels, commerciaux et des guerres, et dont toutes les parties se sont retrouvées à un moment ou à un autre dans un royaume provenant d'une autre partie.
Rien n'impose qu'une civilisation possède une limite extérieure nette. De la sorte, un pays en périphérie d'une civilisation peut parfaitement lui appartenir de façon partielle.
Selon cette définition, la Perse fait clairement partie de la civilisation islamique à partir de la conquête arabe du VIIIe siècle. Même religion musulmane, écriture arabe, échanges culturels et scientifiques fréquents avec le reste du Moyen-Orient mahométan, phases de domination et de soumission, guerres et échanges commerciaux intenses avec d'autres régions de cette civilisation. La Perse apparaît donc comme un membre à 100% du Moyen-Orient islamique.
Le Japon du XVIIIe siècle ne faisait pas entièrement partie de la civilisation chinoise selon cette définition; il partageait avec elle la religion et l'écriture idéographique, ainsi que l'architecture; il avait entretenu à certaines époques d'intenses échanges commerciaux avec les Chinois. Mais n'avait connu que de très rares guerres avec l'aire chinoise et il n'avait jamais été englobé dans un royaume basé en Chine, ni des provinces chinoises englobées par un royaume japonais, et l'échange des artistes et savants restait pratiquement nul (excepté à l'âge de la transmission du bouddhisme). Je dirais que le Japon appartenait à 80% à la civilisation chinoise (même si bien sûr certains auteurs considèrent le Japon comme une civilisation à part entière). D'où l'expression membre "honoraire" de la civilisation chinoise pour l'archipel nippon. La Corée et le Vietnam pourraient être classifiés selon cette définition comme des membres à 90% de la civilisation chinoise.
Autre exemple: le Tibet, pays tampon entre deux civilisations, se rattachait au XIXe siècle selon cette définition en partie à la civilisation indienne et en partie à la civilisation chinoise. D’une part, il se rattachait à l'Inde par sa religion bouddhique et son écriture dérivée du sanscrit et ses échanges commerciaux. Mais il restait culturellement et militairement à l'écart du sous-continent, les savants et artistes indiens s'y rendant peu, et aucun royaume indien n'ayant jamais annexé une partie du Tibet, et inversement. D’autre part, le Tibet se rattachait à la civilisation chinoise de par l'architecture de ses temples et de par ses costumes, sans oublier les échanges commerciaux et la langue. Nous pourrions donc dire que le Tibet appartenait à 50% à la civilisation indienne et à 50% à la civilisation chinoise.
De même, la Russie du XVIIIe siècle peut être considérée comme un membre de la civilisation européenne, de par sa religion chrétienne, ses guerres avec la Suède, la Pologne, la France, et une certaine circulation d'artisans, d'artistes et de marchands avec le reste de l'Europe mais comme un membre "distant", un membre à 90%, à cause de son écriture différente et des échanges plus rares d'artistes et de savants et de marchandises avec le reste de l'Europe.
Cette difficulté de définir le statut de chaque région (membre/pas membre de telle civilisation) n'est pas l'apanage des sciences humaines. Un problème exactement identique se pose aux astronomes dans la classification des groupes d'étoiles appelés "galaxies". Une grosse galaxie et une petite lui tournant autour sont-elles deux galaxies distinctes? Ou une seule galaxie à deux composantes? Deux galaxies qui se rapprochent et entrent en collision sont-elles distinctes? Et si elles sont unes, à partir de quand? Quel que soit le degré de raffinement des concepts imaginés par l'esprit humain pour découper et classifier le réel, la réalité finit toujours par les mettre en difficulté et les dépasser.
Comme le relève Temps et Fiction, je pars de l'idée qu'un système d'Etats aura moins de chances de se former à travers la barrière des civilisations qu'à l'intérieur d'une civilisation donnée. Mais pas impossible. Même une fois formé, un système d'états inter-civilisationnel risquera d'être moins efficace l'intensité des rivalités de prestige entre princes sera moins forte, et on assistera plus à des guerres d'anéantissement qu'à des conflits répétés et "convenables". Comme l'atomisation de Nagasaki et Hiroshima, la destruction de Carthage, les indicibles ravages turcs en Inde, l'anéantissement de la culture byzantine par les Turcs, l'effacement de la civilisation perse zoroastrienne par les Arabes, la liquidation de Tenochtitlan et Cuzco.
Jamais les émirs musulmans n'ont ressenti le besoin de rivaliser de prestige avec les princes européens chrétiens, de toute façon méprisables à leurs yeux et aux yeux de leurs sujets. Pas plus que la Chine face aux barbares européens. Il a fallu beaucoup, une conquête militaire, pour qu'Arabes et Chinois acceptent de se mesurer aux Européens.
Ainsi l'empire byzantin ne participait-il aucunement à la vie intellectuelle et artistique du monde musulman qui l'entourait, se contentant de mener une (longue et épuisante) guerre d'usure contre des voisins irrémédiablement hostiles une seule défaite signifiant l'écroulement total et irréversible de sa civilisation.
Ainsi l'Israël moderne, civilisation hébraïque à lui tout seul, n'échange-t-il aucun artiste, aucun savant, et fort peu de marchandises avec la civilisation voisine arabo-musulmane, à laquelle ne le lient que des guerres impitoyables une seule défaite pouvant signifier la fin complète de sa petite civilisation distincte. Une course aux armements s'ensuit certainement, comme dans un système d'états, motivant l'Irak, l'Iran, bientôt la Turquie, à renforcer leurs armées, mais il ne s'ensuit (comme en son temps entre Rome et Carthage) aucun vrai système d'Etats au plein sens du terme.
Pour reprendre l'exemple cité par Temps et Fiction, du Japon entrant, selon Le Secret de l'Occident, dès 1854-1868 dans un système d'états à plus large échelle avec les pays occidentaux, en dépit de la barrière des civilisations, il faut donner raison à l'étudiant pour sa critique. J'ai procédé en effet dans le livre à un raccourci un peu trop fulgurant, risquant de devenir source de confusion.
En fait, le Japon a compris soudain, unilatéralement, pendant cet intervalle 1854-68, que la nouvelle puissance de ces pays occidentaux à peine connus le menaçait gravement. En se lançant ensuite, de sa propre initiative (rôle du libre-arbitre des nations), dans un rattrapage à marche forcée sur l'Occident, le Japon s'est comporté comme s'il était membre d'un système d'États plus vaste, alors qu'il ne l'était pas du tout (il ne l'est devenu qu'en 1905). J’ai donc oublié d'évoquer dans mon livre cette période fort importante de transition. Les États occidentaux méprisaient les Nippons comme un peuple inférieur (parce qu'extérieur à la civilisation européenne). Tokyo a cependant créé, pendant toute cette période intermédiaire 1854-1905, de sa propre initiative, une dynamique similaire à celle d'un système d'États, en attirant à prix d'or des savants et ingénieurs occidentaux dans ses nouvelles écoles, en envoyant ses étudiants apprendre en Occident, et en développant une armée formidable (70% du budget national). Le Japon s'est donc préparé à marche forcée à devenir un membre à part entière du système d'États mondial, et à des guerres d'égal à égal avec les puissances occidentales, mais dans l'ignorance et l'indifférence à peu près complètes de celles-ci. (Il a été favorisé dans cette démarche par son éloignement géographique, le mettant à l'abri des premiers assauts colonisateurs européens, par son importante population, supérieure à celle d'un État-nation européen, par des ressources abondantes (charbon, fer, bois, etc), par l'excellent accès à la mer de toutes ses provinces sans oublier sa classe marchande de tout temps dynamisée par cette excellente thalassographie... mais ceci est une autre histoire, un autre chapitre du Secret de l'Occident).
Le Japon s'est finalement taillé lui-même une place dans le système d'États européen, à la force du canon, en dépit d'une mauvaise volonté évidente de la part du reste du système. Il y est parvenu, une fois son rattrapage suffisamment avancé, via la guerre russo-japonaise (1905), véritable onde de choc dans un Occident se berçant d'un trompeur sentiment de supériorité et d'invincibilité. L'alliance du Japon avec la Grande-Bretagne pendant le premier conflit mondial (1914-1918), et pendant le second avec l'Allemagne (1937-45) a ensuite consacré son appartenance au nouveau système d'Etats mondial avant que sa défaite totale en 1945 face aux Etats-Unis, couplée avec l'avènement de l'ère nucléaire, ne le relèguent dans le rôle d'une puissance de second rang, comme les Etats-nations européens.]
Pour résumer, pour sortir de ces paradoxes apparents fort justement relevés par Temps et Fiction, il faut passer d'un mode de pensée purement binaire 0%-100% (possible/pas possible d'enjamber la frontière des civilisations, membre/pas membre de telle civilisation) à un mode plus nuancé, en degrés, de type 10%-90%, 20%-80%. Il était moins probable qu'un système d'Etats se forme à travers la barrière des civilisations, mais pas impossible. Le Japon n'était ni une partie intégrante de la civilisation chinoise (100%), ni complètement en dehors (0%), mais un membre "honoraire" (à 80%).
Au XXIe siècle, la Chine, l'Inde, la Corée, le Brésil, l'Iran et l'Indonésie se joignent peu à peu au système d'états mondial. On pourrait considérer que nous assistons à l'émergence d'une civilisation mondiale unique, un processus encore en cours. En effet, selon les critères définis plus haut: architecture commune (les mêmes gratte-ciels et aéroports se retrouvent de plus en plus partout, les mêmes voitures, avions, bateaux et trains), l'écriture commune (les caractères latins de l'anglais sont partout, au moins comme référence secondaire), la religion commune (le matérialisme du développement économique et du marché, l'aspiration à la société de consommation), les codes vestimentaires (le complet cravate a conquis le monde), la circulation des hommes d'affaires, savants et artistes (qui circulent dans le monde entier), on pourrait considérer qu'une civilisation mondiale est train de se former. Une civilisation mondiale diverse certes, prolongeant les héritages locaux reçus, mais de plus en plus unifiée dans ses composantes actuelles (une civilisation mondiale fort heureusement pas unifiée politiquement).
Quant aux critiques antagonistes selon lesquelles soit je ne connaîtrais pas Ritter (et donc serais menacé de retomber dans les mêmes erreurs que lui), soit je le plagierais, elles sont à rejeter.
(rappel: Carl Ritter (1779-1859) était ce géographe allemand du XIXe siècle très intéressé par les articulations littorales)
La raison pour laquelle je ne cite pas Ritter est tout autre... Cette raison, c'est que je tiens Ritter pour un savant médiocre, manquant de logique et de rigueur intellectuelle. Auteur d'une véritable théo-géo-cosmogonie extrêmement fumeuse, Carl Ritter est un peu le docteur Pangloss de la géographie. Ses textes sont un scandale pour tout esprit scientifique sérieux.
Ritter commet un grand nombre de fautes de raisonnement graves. Il se contredit presque à chaque ligne. Il oublie et simplifie grossièrement à tout bout de champ. Il mélange constamment les causes et les effets. Il affaiblit son discours par des idées hallucinées, dépourvues du moindre fondement ou de la moindre démonstration.
Par exemple, notre savant n'était pas conscient du tout du rôle du commerce et de la division politique stable. Il discernait une influence directe de "l'esprit" d'un continent (sa silhouette) sur "l'esprit" de la société qui s'y était développée. Un continent uniforme devait produire une société uniforme, une silhouette "dynamique" une société dynamique, etc. Notre Pangloss contemplait une carte et laissait parler son imagination, sans filtre, sans vérification, sans analyse.
Je considère Carl Ritter au mieux comme un "algéographe" (ce que les alchimistes furent aux chimistes), un ancêtre lointain des géographes actuels, en partie pardonnable pour son obscurantisme parce qu'il vivait à une époque moins éclairée. Au pire, je le considère comme une sorte d'occultiste ou de métaphysicien, agité d'hallucinations devant ses cartes. Le fait est que, quel que soit le diagnostic que l'on porte sur lui, ce personnage a fait reculer les études thalassographiques au XIXe siècle, brouillant les géniales intuitions de Hume et de Montesquieu au XVIIIe siècle.
Mais comme il fait clairement partie de la famille de la famille des géographes intéressés par la thalassographie Ritter est évidemment très gênant. Il pourrait à lui tout seul discréditer toute étude de l'impact de la thalassographie sur l'histoire économique et politique, du moins aux yeux de critiques superficiels.
Comme les errements des alchimistes ont discrédité toute recherche de la transformation du plomb en or (alors qu'elle était parfaitement possible: elle est réalisée aujourd'hui dans les accélérateurs à particules!), le charlatanisme de Ritter risque de détourner les savants de l'étude de l'impact du découpage littoral sur l'histoire de l'humanité.
Que faire donc avec un oncle handicapé mental qu'on hésite à faire participer aux réunions de famille, parce qu'il bave, grimace et fait des bruits étranges, mais qu'on ne voudrait pas punir, parce que ce n'est pas sa faute...? Répugnant aussi bien à lui faire de la publicité qu'à le démolir, j'avais donc résolu jusqu'à présent d'écarter le pauvre "algéographe" égaré, de le balayer sous le tapis.
Ce n'était peut-être pas la bonne tactique, au vu de cette critique tout de même récurrente de le plagier ou de ne pas le connaître.
Mais que faire d'autre?
Tags : épistémologie, civilisation, david cosandey, empire byzantin, géographie, Japon, science, théorie
novembre 6, 2010 à 4:51
Qu’entends-tu par «l’ouverture forcée du Japon en 1854» ?
novembre 6, 2010 à 5:27
Le Japon avait interdit l’accès à son territoire aux Occidentaux. Les États-Uniens en ont eu assez de ne pas avoir accès à ce marché. Ils ont envoyé une flotte (internationale) bombarder les Japonnais et ont forcé un traité défavorables à ces derniers, qui garantissait notamment l’accès à l’archipel.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Matthew_Perry_%28militaire%29
Cet événement provoquera à terme la chute du régime du shogun, la réhabilitation de l’Empereur et l’ouverture de l’ère Meiji, qui se caractérise par la modernisation du Japon.
novembre 6, 2010 à 10:03
Guns, Germs, and Steel!
novembre 7, 2010 à 5:45
euh… c’est une référence à un jeu vidéo?
novembre 7, 2010 à 11:11
“euh… c’est une référence à un jeu vidéo?”
Si je me souviens bien, c’est un livre qui parle de la conquête eurasienne sur le monde à travers le temps et les raisons derrière celle-ci. Je me trompe, Gabriel?
novembre 7, 2010 à 3:16
Voici un livre que j’ai depuis plus d’un an dans ma pile. Il va vraiment falloir que je m’y mette.
novembre 7, 2010 à 3:31
Bienvenue chez moi, Gromovar.
J’avais en effet noté sa présence sur ton pilomètre lors de mes visites chez toi.
Malgré les critiques qui peuvent lui être fait, il est stimulant. Il s’agit aussi probablement d’un bon complément aux livres de Jared Diamond, en particulier De l’inégalité parmi les sociétés. Entre ça et Effondrement j’hésite pour ma prochaine lecture hors-thèse.