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Une évocation du Secret de l'Occident (2007) par Carsten Paludan-Müller dans Le Patrimoine et au-delà. Parrainé par le Conseil de l'Europe, cet ouvrage collectif vise à expliquer la Convention-cadre européenne sur le patrimoine. Carsten Paludan-Müller est directeur général de l'Institut norvégien pour la recherche sur l'héritage culturel (NIKU), à Oslo (Norvège). Le chapitre concerné est repris ci-dessous.
(Carsten Paludan-Mueller: "L’Europe : un espace limité et fragmenté à la lisière des blocs continentaux. Carrefours, champs de bataille et creuset", dans L'Héritage et au-delà, Editions du Conseil de l'Europe, Strasbourg, novembre 2009, p.83-92).

Copie de sûreté: mars 2010. Document PDF (en français). Document PDF (en anglais). Source.
Théorie du miracle européen
Cosandey






LE PATRIMOINE
        ET AU-DELÀ






Edition anglaise:
Heritage and Beyond
ISBN 978-92-871-6636-4


Editions du Conseil de l’Europe
F-67075 Strasbourg Cedex
http://book.coe.int
ISBN 978-92-871-6635-7
© Conseil de l’Europe, novembre 2009
Imprimé en France





(...)






L’Europe : un espace limité et fragmenté à la lisière des blocs continentaux.
Carrefours, champs de bataille et creuset


Carsten Paludan-Müller


Les caractéristiques culturelles de l’Europe sont fortement dictées par sa géographie. Cela peut sembler paradoxal, dans la mesure où personne ne s’accorde vraiment sur les limites dans lesquelles commence et où prend fin l’Europe. Peut-être la conçoit-on avant tout comme une constellation particulière d’idées et de processus qui gravitent autour d’un certain centre géographique.

Observée dans un cadre plus vaste, la géographie européenne diffère à l’évidence, par sa configuration fragmentaire, des espaces continentaux contigus de l’Asie et de l’Afrique. L’Europe se compose en effet pour une grande part de péninsules et d’îles séparées par des eaux souvent étroites, navigables depuis la préhistoire. Cet aspect interne de la géographie européenne a, en soi (comme l’a expliqué David Cosandey, 24), favorisé le développement d’ensembles socio-économiques en partie autarciques qui entretenaient des rapports de concurrence et d’échange.

A cet aspect géographique interne doit s’ajouter une perception extérieure de l’Europe située à la lisière du continent asiatique et aux portes de l’Afrique. La proximité de ces deux vastes espaces continentaux et de la diversité de cultures, de peuples et de ressources qu’ils présentent a offert à l’Europe toute une série d’enjeux et de possibilités, sous des formes aussi variées que celles de la culture et de la religion, du commerce et des techniques, des migrants et des conquérants, et jusqu’à la tentation, pour les Européens eux-mêmes, d’envahir et de conquérir les territoires de ces continents limitrophes.

L’Europe ne saurait, dès lors, se définir comme un ensemble immuable et indépendant, tant sur le plan de ses composantes internes que pour ce qui est de sa délimitation extérieure. Elle s’inscrit en effet plus largement dans des processus mondiaux, tout en suivant certaines voies propres. Toute réflexion sur le patrimoine culturel européen doit être replacée dans une perspective mondiale et tenir compte des orientations particulières suivies par l’Europe


24. Cosandey, David, Le Secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique, Flammarion, Paris, 2007 (1997).


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au cours de son histoire. La définition du patrimoine culturel européen est donc indispensable à une définition de l’Europe et de la logique qui a présidé à ses heurs et malheurs. Cela permet de tirer un certain nombre de leçons, non pas dans le but de prédire son destin, mais plutôt pour prendre davantage conscience des risques et des possibilités associés à la quête d’un avenir meilleur pour une Europe sûre d’elle-même et humble, dans un monde où les cultures se conjuguent et s’entremêlent de plus en plus.

Les fondements agricoles de l’Europe

Les réalisations culturelles que l’on peut qualifier de proprement européennes sont essentiellement le fruit de sociétés qui reposaient sur la production de denrées agricoles. L’agriculture n’a pourtant pas été inventée en Europe. Cette innovation révolutionnaire a gagné l’Europe depuis le Proche-Orient au cours du VIIe millénaire avant J.-C. Elle s’est ensuite progressivement étendue à des régions de plus en plus différentes, sur le plan écologique, de sa zone d’origine.

Au cours de la longue histoire de son adaptation à des conditions écologiques propres et de sa conjonction avec l’évolution historico-culturelle générale de l’Europe, l’agriculture européenne a acquis un certain nombre de caractéristiques que l’on pourrait qualifier de spécifiques.

Initialement en Méditerranée et plus tard plus au nord, l’agriculture a produit beaucoup plus qu’il ne fallait pour assurer la simple subsistance. La productivité accrue a engendré un surplus croissant de nourriture qui a pu profiter non seulement au secteur primaire des agriculteurs mais à des populations urbaines en expansion engagées dans le commerce, l’artisanat, le savoir, l’art et la religion. La tendance globale a été la croissance des populations urbaines mais avec des périodes de tassement après la chute de l’Empire romain, puis à nouveau à la suite de la peste au XIVe siècle.

Les céréales (blé et orge), la vigne et l’olivier font partie des premières composantes de l’agriculture européenne. Originaires du Levant, du Caucase et de la Méditerranée, elles ont été associées dans un ensemble sans équivalent, qui a permis le développement important d’économies et de cultures organisées autour du palais, en mer Egée à partir du IIIe millénaire avant J.-C. Ce triptyque a continué à former le principal socle agricole tout au long de l’Antiquité méditerranéenne de l’Europe. Il était associé à (ou complété par) l’élevage de bovins, ovins et caprins. Mais l’ensemble céréales-olivier-vigne constituait la base alimentaire des civilisations urbaines de la Grèce et de Rome. Le contrôle des bonnes terres agricoles est devenu la clé du succès sur la scène géopolitique méditerranéenne où régnait une âpre compétition. Cette situation a atteint son point culminant avec l’expansion de Rome, passée du stade de ville-Etat à celui d’empire, grâce à la domination de territoires à forte productivité agricole toujours plus étendus, au nord et au sud de la Méditerranée. Seul l’afflux de céréales, d’huile d’olive et de vin provenant des régions de l’empire qui réunissait les conditions naturelles indispensables à une production particulièrement élevée de l’une de ces cultures a permis à la capitale impériale d’atteindre sa dimension même, soit un million d’habitants à son apogée. Lorsque les Wisigoths l’ont privée au début du Ve siècle ap. J.-C.


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de l’approvisionnement en céréales issues de la province d’Afrique, l’ancienne capitale impériale a connu un profond déclin.

La triple production agricole méditerranéenne de céréales, vigne et olivier demeure une part essentielle du patrimoine culturel européen. Elle a marqué nos paysages et leur a donné ces caractéristiques uniques, qui nous permettent de comprendre le contexte dans lequel s’inscrivent les réalisations de l’Antiquité européenne.

A partir du XVIe siècle, lorsque la Méditerranée a commencé à perdre la place qui avait été la sienne au coeur de l’interaction de l’Europe avec le reste du monde, le siège de l’activité s’est déplacé vers le nord-est, sur le littoral atlantique. Dès les VIIe et VIIIe siècles, un système agricole extrêmement productif s’y était en effet développé, grâce à l’emploi de la lourde charrue à soc munie de roues (connue en Chine depuis le VIe siècle av. J.-C.), qui permettait une forte rentabilité agricole des sols argileux lourds, peu sujets à l’épuisement mais jusque-là détrempés, propres à une bonne partie de l’Europe centrale et septentrionale. Ce travail de la terre était associé à l’élevage de bovins et d’ovins. Les deux éléments fournissaient les produits alimentaires et les matières premières indispensables à la population toujours croissante des villes qui devenaient d’importants centres d’échanges et de fabrication. La lourde charrue à soc munie de roues a laissé son empreinte dans le paysage du fait de l’agencement de champs rectangulaires, choisis pour des raisons fonctionnelles, qui ont pour la plupart disparu avec l’apparition de types de charrues plus manoeuvrables. Ces champs rectangulaires ont toutefois été conservés lorsqu’ils s’accompagnaient du système complémentaire de gestion foncière des digues, moulins à vent et polders, mis en place aux Pays-Bas et exporté bien souvent par des ingénieurs et quelques fois des colons hollandais vers d’autres régions de basse altitude en Europe, comme la vallée du Pô, la vallée de la Vistule et dans les plaines marécageuses de l’est de l’Angleterre, où des terres fertiles pouvaient être gagnées sur les eaux.

Les paysages de digues façonnés par une gestion intensive de l’eau forment une part importante du patrimoine rural européen et offrent un témoignage des fondements matériels de la rapide croissance de l’Europe dès les premiers temps de l’ère moderne.

A partir du tout début du XIXe siècle, l’agriculture européenne a connu une série de transformations radicales sur le plan politique et du point de vue des techniques et de la gestion agricoles, avec la diffusion de l’assolement quadriennal du Norfolk (pratiqué en Angleterre depuis la fin du XVIIe siècle) et la mise en clôture des terres agricoles et des pâturages également initiée en Angleterre. Ce système a permis d’accroître la production grâce à de nouvelles cultures, une meilleure intégration de la rotation des cultures et un accroissement de l’élevage. L’augmentation conséquente de la productivité du travail a entraîné un exode rural massif. Evincée de l’économie rurale, une bonne partie de la population a été contrainte de chercher fortune dans les centres industriels urbains naissants.

L’apparition d’engrais commerciaux (organiques et inorganiques) et, à partir des années 1830, le développement des engrais et des pesticides chimiques


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ont permis d’atténuer les conséquences du faible apport en azote organique local dans les cultures et ainsi d’accroître encore la productivité.

Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, la production agricole européenne a connu une mécanisation croissante. De nombreuses innovations mécaniques ont vu le jour grâce à l’agriculture extensive pratiquée en Amérique du Nord. L’outillage mécanique utilisé pour l’agriculture et le raffinage industrialisé des produits agricoles est devenu un élément important de l’industrie européenne naissante.

La mécanisation, l’utilisation d’engrais et de pesticides artificiels, associées aux répercussions de la diminution du prix du transport pour l’expédition des récoltes, des animaux d’élevage et de la viande sur de longues distances au moyen de bateaux et de trains à vapeur se combinant avec le développement de techniques comme la réfrigération ont progressivement conduit à l’abandon de la logique de l’assolement quadriennal du Norfolk. Son délaissement au profit d’une spécialisation accrue de la production agricole a orienté l’agriculture vers une monoculture de plus en plus marquée, au service d’un marché mondial. Cette évolution a gagné du terrain dans de nombreuses régions d’Europe après la seconde guerre mondiale, favorisée par les priorités politiques définies à l’Est comme à l’Ouest, et se poursuit aujourd’hui avec le soutien de la politique agricole commune européenne, qui continue à favoriser une production de masse spécialisée de denrées alimentaires dans des exploitations agricoles toujours plus importantes, surtout en dehors des régions méditerranéennes.

Cette évolution, à laquelle s’ajoute l’urbanisation accélérée des espaces situés entre les communautés urbaines proprement dites, a déclenché un processus de transformation à grande échelle de vastes paysages ruraux, laquelle efface bien souvent les traces qui nous permettent de lire la longue histoire de l’exploitation des sols. Cela éclaire partiellement en arrière-plan l’adoption de la Convention européenne du paysage et de la Convention de La Valette.

L’héritage industriel

Le développement de la production industrielle a représenté pour l’Europe un tournant décisif, qui a modifié radicalement le cours des innovations techniques dans le monde. L’exploitation de l’énergie mécanique non humaine et non musculaire est ancienne, y compris en dehors de l’Europe. Mais c’est la mise au point de mécanismes perfectionnés de transmission de l’énergie, fondés tout d’abord sur la technologie des moulins à vent et à eau (connue depuis l’Antiquité dans de nombreuses régions du monde), puis améliorés encore sous la forme de rouages mécaniques, qui a permis aux entrepreneurs européens de mettre au point des moulins à eau toujours plus puissants, lesquels ont été la clé de la révolution industrielle naissante en Europe, avant l’avènement de la machine à vapeur. Les moulins à eau, et dans une moindre mesure les moulins à vent ou mus par la force d’un cheval, ont été utilisés à des fins diverses, qui dépassent la simple mouture des céréales et la gestion de l’eau. Ils ont en effet servi au traitement du bois, du textile, des métaux et


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autres minerais, ainsi que de source d’énergie pour divers types d’outillage minier de drainage et de hissage.

La révolution industrielle s’est accélérée avec l’introduction de l’énergie à vapeur dans la production des textiles et des métaux à partir des années 1780. Ce fut un tournant décisif pour l’Europe où, pour la première fois depuis l’Antiquité, les innovations techniques mises au point sur le continent firent de ce dernier le centre géopolitique du monde et, pour un temps, son coeur même. La dynamique sur laquelle repose la révolution industrielle est trop complexe pour être traitée ici. Elle comporte des facteurs culturels, religieux, économiques, démographiques, technologiques et, bien entendu, politiques.

Nous nous contenterons à ce propos de souligner qu’on ne saurait trop considérer à quel point le patrimoine industriel est important pour nous permettre d’apprécier un tournant décisif de l’histoire et de l’identité européennes. Dans le même temps, le patrimoine industriel remet souvent en question les notions classiques de la gestion du patrimoine. Il n’est pas rare en effet qu’il occupe un périmètre important et soit sujet à de rapides transformations dues, soit à la logique industrielle du progrès technologique en cours, soit à des mutations économiques soudaines, qui privent de vastes installations de production industrielle de leur fonction. Ce phénomène a particulièrement touché l’industrie minière, métallurgique et textile européenne.

Il n’est pas forcément utile de préserver matériellement les anciennes installations industrielles. Il existe certes de nombreux exemples de conservation réussie du patrimoine industriel. Mais l’étendue et la qualité des bâtiments et des installations techniques, auxquelles s’ajoutent d’autres aspects, tels que leur emplacement, imposent souvent de réfléchir à des solutions autres que la classique conservation matérielle du patrimoine de cette époque. Une coopération bien pensée entre promoteurs, architectes et professionnels du patrimoine peut aboutir à des solutions créatives, qui permettent un réaménagement des sites où l’héritage industriel transparaît dans la conception et la disposition de nouveaux bâtiments.

Le rôle joué par les communautés urbaines dans le façonnement de la multiplicité des identités européennes

Les communautés urbaines existaient hors d’Europe bien avant qu’elles ne s’y développent également. Au cours de l’Histoire, la Chine, le Japon, l’Inde ou le Dar al-Islam ont, la plupart du temps, compté des villes plus importantes et/ ou plus brillantes que celles de l’Europe. Lorsque les Européens ont détruit la capitale maya (sic) de Tenochtitlan en 1521, cette cité était plus vaste et possédait des infrastructures plus modernes qu’aucune ville européenne de l’époque.

Néanmoins, en Europe, les villes ont été un facteur capital de ce dynamisme qui a valu au continent d’être un certain temps le fer de lance et le centre mondial du développement culturel, économique et politique.

La cohabitation d’identités différentes au sein d’une même communauté (une ville par exemple) peut quelquefois s’avérer difficile, mais elle a souvent


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été au cours de l’Histoire un puissant moteur de progrès et de prospérité. Des communautés aussi florissantes que Saint-Pétersbourg, Venise, Gand, Timişoara, Istamboul, Tolède, Amsterdam, Derbent, Thessalonique, Vienne, Bergen, Vilnius, Marseille et Londres se caractérisaient, à leur apogée, par une grande ouverture et une multitude d’identités. Leur patrimoine culturel est par conséquent largement le fruit et l’expression de cette cohabitation.

A cet égard, Venise pourrait être tout particulièrement citée en exemple, puisque cette ville a été pendant des siècles la plaque tournante des échanges commerciaux et culturels, aussi bien entre la chrétienté et le monde islamique qu’entre la chrétienté occidentale et la chrétienté orientale. L’architecture et l’art en témoignent partout à Venise. La basilique Saint-Marc, le Fondaco dei Turchi et le Palais des Doges figurent parmi les nombreux exemples de la forte influence islamique et orientale. L’art pictural vénitien, qui privilégie tout particulièrement la lumière, à l’instar de l’art religieux de la chrétienté orthodoxe, en offre une illustration supplémentaire. En d’autres termes, Venise, connue et célébrée comme un trésor du patrimoine européen, est inconcevable sans sa forte interaction avec le monde extérieur à la chrétienté occidentale.

De même, le parcours de Domínikos Theotokópoulos, dit El Greco (1541-1614), célèbre peintre né en Crète qui passa à Venise des années déterminantes pour son existence en qualité d’apprenti du Tintoret, s’achève à Tolède, qui se distingue elle aussi par la confluence momentanée de cultures intenses et diverses. Les mosquées, synagogues et églises, ainsi que l’architecture en général, témoignent du rôle majeur joué par cette ville, qui fut un espace de réunion fécond pour les communautés islamiques, juives et chrétiennes. C’est en ces lieux, vides depuis longtemps de leurs citoyens de confession musulmane et juive, que l’ancien peintre d’icônes réalisa la fusion entre sa conception particulière du dégradé de lumières et de la perspective et la tradition occidentale de la peinture. Ses toiles syncrétiques ont conservé un expressionisme radical, capable d’inspirer par la suite des artistes comme Goya et des écoles de peinture telles que « Die Brücke », au début du XXe siècle.

Istamboul ou la Sublime Porte (25) a, elle aussi, longtemps été un centre d’interaction entre Nord et Sud, et Orient et Occident. Ce magnifique siège de deux empires, l’Empire byzantin tout d’abord, puis l’Empire ottoman, de ce fait capitale impériale pendant plus de 1 600 ans, doit sa richesse matérielle et culturelle à la cohabitation séculaire de personnes venues des quatre coins de ce vaste territoire. Loin d’être uniquement turque, la capitale ottomane abritait de nombreuses ethnies différentes. La population turque n’en était que la plus importante, mais elle demeurait minoritaire, comparée à l’effectif cumulé des autres peuples qui y résidaient, comme les Albanais, les Arméniens, les Bulgares, les Grecs et les Juifs. Le sultan ottoman avait d’ailleurs accordé l’asile aux Juifs après leur expulsion en 1492 d’Espagne, laquelle était alors obsédée par l’idée d’effacer son héritage multiculturel.


25. La Sublime Porte est une synecdoque qui désigne la capitale ottomane, traduction de l’intitulé turc officiel du service central de l’administration ottomane.


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Bergen offre l’exemple d’une ville marchande florissante de l’Atlantique- Nord qui se caractérise par une population hétérogène du fait de l’installation de générations de commerçants venus de régions voisines ou lointaines. Principal fournisseur de stockfish de l’Europe catholique et de produits continentaux pour le reste de la Norvège, Bergen a attiré les émigrants de l’Europe entière. Marins et marchands, artisans et huguenots industrieux expulsés de France par Louis XIV au nom de la devise «un roi, une loi, une foi» (26), tous ont contribué à faire de Bergen une communauté urbaine dynamique et prospère, dont le riche patrimoine culturel est à la fois très particulier et extrêmement syncrétique.

Le rôle joué par de nombreuses villes dans le développement de la démocratie représente une part importante de l’héritage urbain européen. Malgré le caractère inabouti de cette démocratie, puisqu’ils n’étaient pas accessibles à toutes les catégories sociales, les guildes, conseils et sénats municipaux de certaines riches villes marchandes des débuts de l’ère moderne ont joué un rôle déterminant en donnant naissance à une prise de conscience civique et à une pensée politique. L’urbanisme de ces villes historiques atteste de leur système politique révolutionnaire : leurs maisons des corporations, hôtels de ville, églises et monastères illustrent la séparation capitale des pouvoirs temporels et religieux, qui est à l’origine de notre système démocratique moderne, avec son respect de l’intégrité et des droits de la personne.

Il convient à présent de se demander de quelle manière évoquer ces fruits admirables de la cohabitation et du dialogue interculturels. Il importe de montrer, à cette occasion, comment chaque exemple de ce patrimoine culturel sans équivalent, d’une valeur durable, a été le produit de la combinaison de ressources issues de plusieurs cultures, plutôt que l’oeuvre souveraine d’une culture particulière, dépourvue de tout contact avec les autres.

La route et le port, symboles d’interaction

La position de l’Europe dans le monde est logiquement liée à ses moyens d’interaction à l’intérieur et à l’extérieur du continent.

La capacité de concentrer des ressources économiques ou militaires dépend, tout aussi logiquement, de l’existence de moyens de transport efficaces. La vitesse, le coût et la sécurité sont des paramètres cruciaux, qui déterminent la mobilité des marchandises et la puissance ; toute société avancée ou groupe de sociétés avancées, dotées d’une économie spécialisée, y est en conséquent particulièrement sensible.

Les réalisations de l’ingénierie routière romaine étaient une condition préalable, logique et indispensable aussi bien à la projection impériale de la puissance militaire qu’à l’intégration d’une production économique extrêmement spécialisée. Cela vaut également pour la technologie navale, y compris pour la construction de ports. La chute de l’Empire d’Occident au Ve siècle a sonné


26. «Un roi, une loi, une foi» résume la manière dont Louis XIV concevait la politique identitaire de son Etat moderne précoce.


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le glas de ce système de transport remarquablement intégré. Au cours des siècles qui ont suivi cet effondrement, l’intégration économique de l’Occident a fortement diminué, comme en témoigne la qualité nettement inférieure de son réseau routier.

Il importe toutefois de ne pas en conclure que les échanges de marchandises, d’idées et de population ont cessé en Occident durant la période médiévale. De nouveaux agents, comme l’Eglise et les ordres monastiques, ont facilité l’échange de connaissances et de technologies importantes. En Orient, Byzance est parvenue de façon variable à intégrer la puissance et les ressources tirées d’un vaste territoire. Ce rôle a par la suite été repris par l’Empire ottoman. Des villes comme Venise, Istanbul et Gênes ont été d’importants centres d’échange de marchandises et d’idées.

Des progrès décisifs ont été réalisés dans la construction des routes et les techniques de transport à partir des débuts de la révolution agricole et industrielle, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Un enseignement officiel a été mis en place en France pour former les ingénieurs des routes. Des investissements considérables ont été consacrés au développement de réseaux de canaux, qui ont permis le transport de matières premières et de marchandises liées aux économies industrielles qui apparaissaient alors. Après 1850, le rôle des canaux a de plus en plus été repris par les chemins de fer à vapeur.

Le développement des ports et des navires (grands voiliers/clippers, puis navires à vapeur) et, par la suite, le télégraphe, sont liés au réseau de canaux et de chemins de fer. Ce système de communication forme, avec le système industriel, agricole, financier et colonial, un ensemble intégré, qui doit être compris comme tel.

L’histoire et l’identité européennes, ainsi que leur interaction avec le reste du monde, transparaissent dans le patrimoine de leurs systèmes de communication. Il importe de conserver les éléments de ce patrimoine comme un témoignage visible du rôle joué par la mobilité et la communication dans la position occupée par l’Europe.

Il est tout aussi essentiel de rappeler l’existence de certaines voies et routes qui menaient bien au-delà du continent européen et ont donné à celui-ci de nouveaux élans décisifs. La Route de la soie et les voies maritimes intercontinentales doivent, à ce titre, être mises en avant comme un élément supplémentaire du patrimoine européen.

Frontières et forteresses – Lieux d’entrave à la mobilité

En miroir des systèmes de mobilité et de communication, le patrimoine européen comporte d’autres éléments conçus à des fins contraires. Contrôler les populations et les ressources d’un territoire suppose d’être en mesure de contrôler leur circulation, ainsi que le franchissement par les biens et les personnes des frontières des territoires limitrophes. C’est la raison pour laquelle les frontières des cités, fiefs, provinces et Etats ont été pourvues, à des degrés divers, d’installations et de structures destinées à renforcer ce contrôle. Les villes étaient ceintes de murs percés de portes et les frontières


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des Etats étaient munies de postes de contrôle, de fortifications et autres installations, ou longés par des murs et des clôtures. Du mur d’Hadrien au mur de Berlin, alors que ces installations ont aujourd’hui perdu leur raison d’être initiale, l’Europe conserve un patrimoine qui témoigne de la méfiance ou des conflits, et parfois des régimes totalitaires, qui ont longtemps prévalu.

Il rappelle également le long combat mené en faveur des droits civiques, qui ne doivent pas être considérés comme acquis au point d’être traités avec négligence.

Orgueil et honte – Les lieux de conflit et de souffrance

Il existe, à l’instar du patrimoine mentionné ci-dessus, une catégorie de patrimoine plus traumatisante encore : les champs de bataille ou les lieux de massacres, où les hommes se sont entretués pour le pouvoir, la liberté ou les ressources matérielles, ainsi que les prisons et les camps où des gens ont souffert et sont morts à cause de leurs convictions politiques ou religieuses ou de leur appartenance ethnique.

Cette catégorie de patrimoine est à ce point chargée de sens, et parfois de conflits latents, que sa conservation est à la fois indispensable et difficile. Les récits auxquels elle peut donner naissance sont susceptibles d’alimenter et de perpétuer des conflits anciens. Il incombe à la gestion du patrimoine de veiller à offrir plusieurs lectures de ces lieux de profonds traumatismes, sans omettre l’évocation métanarrative des faits historiques et les valeurs essentielles de notre société civile.

Lieux de culte, d’apprentissage et d’idéologie. Le patrimoine de la diversité religieuse de l’Europe

Le continent européen abrite plusieurs confessions. Tout au long de l’Histoire, de nombreuses religions ont contribué à donner un sens et une structure à l’existence des individus et aux communautés.

Ironiquement, plusieurs confessions religieuses tendent à se présenter comme souveraines et indépendantes, alors qu’elles se doivent plusieurs emprunts les unes aux autres ou ont été alimentées par des sources communes.

Jusqu’à la fin de l’Antiquité, les sociétés européennes les plus avancées conciliaient une pléthore de religions. L’une des raisons de l’expansion réussie de l’Empire romain était précisément sa capacité à intégrer de nouvelles populations, avec leurs cultures et leurs religions, dans la sphère de la citoyenneté impériale. De nombreux cultes célébrés dans la capitale impériale étaient originaires du Proche-Orient, comme ceux de Cybèle et de Mithra – et jusqu’au christianisme. La tradition polythéiste a volé en éclat avec la montée du christianisme dans l’Empire d’Occident, bien qu’il puisse être considéré, avec ses nombreux saints, comme un moyen de compenser la perte de la diversité des divinités antérieures. Il serait cependant inexact d’affirmer que le christianisme est devenu la seule religion d’Europe, même s’il y occupait une place majeure. L’islam y a joué, en effet, un rôle important pendant des


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siècles, tout d’abord dans la péninsule Ibérique et en Sicile, puis, à l’époque ottomane, dans les vastes territoires des Balkans et du Caucase. Le christianisme et l’islam ont tous deux été religion d’Etat. La troisième religion monothéiste en revanche, le judaïsme, est restée la confession de communautés minoritaires et n’a jamais accédé au rang de religion officielle d’aucun Etat européen.

Chacune de ces trois communautés religieuses recèle des trésors considérables d’idées et d’enseignement temporels. Mais du fait de sa position dominante en Europe, le christianisme a joué un rôle particulièrement important. Les monastères sont devenus des centres parfaitement organisés non seulement de dévotion religieuse, mais également de connaissance, de communication, de production et d’innovation. On considère ainsi qu’ils ont en partie formé le substrat sur lequel la révolution industrielle a par la suite fait son apparition. Les monastères, églises, synagogues et mosquées continuent à représenter une part considérable de la culture européenne. Aux époques les plus brillantes de notre histoire, les différentes communautés religieuses se sont montrées capables de partager et de conserver précieusement la sagesse qui émanait d’autres religions. Aux moments les plus sombres, en revanche, et il n’est pas nécessaire de remonter longtemps en arrière, les différences confessionnelles ont été abusivement utilisées comme la marque de conflits politiques, ce qui a donné lieu à des atrocités perpétrées à l’encontre des populations et de leurs lieux de culte.

Protéger la diversité du patrimoine religieux européen est indispensable, si l’on entend conserver et se souvenir de cette pluralité d’identités qui a façonné l’Europe comme un fruit nourri de l’interaction avec le monde qui l’entoure.








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Créé: 24 aoû 2010 – Derniers changements: 27 aoû 2010