INTERVIEW DE ETIENNE KLEIN, PHYSICIEN
"Allons-nous liquider la science?"
La science s'est-elle définitivement coupée de la société?
Le physicien Etienne Klein, directeur du Laboratoire des Recherches
sur les Sciences de la Matière (Larsim) au Commissariat à l'énergie
atomique (CEA) met les pieds dans le plat. Dans un essai vif et malin,
il montre que l'on peut encore espérer.
D’abord pourquoi ce titre Galilée et les Indiens (1) ?
Cela fait référence à une rencontre, avec des Indiens justement. C’était il y a deux ans. J’ai passé une soirée avec des Kayapo, un peuple d’Amazonie. Au cours de la discussion, qui fut passionnante, j’ai compris que nous ne donnions pas le même sens aux mots : quand je parlais de science, ils répondaient nature ; quand je parlais technique, ils s’inquiétaient de la menace qu’elle faisait peser sur leur monde. Et pour eux, l’humanité ne s’arrête pas aux frontières de l’humain : elle intègre tout ce avec quoi l’humain est en relation, le gibier, les végétaux, l’air qu’on respire, le fleuve dont on se nourrit. J’ai saisi qu’il y avait-là une coupure essentielle. J’ai donc repris mon Lévi-Strauss, je me suis plongé dans Tristes Tropiques, puis j’ai lu les livres de Philippe Descola. À l’origine, cela m’a donné envie de rédiger un gros livre sur le choc que j’ai éprouvé ce soir-là. Le gros naïf que je suis n’avais pas compris que la pensée sauvage est aussi, à sa façon, une pensée rationnelle. Mais finalement, j’ai écrit un essai assez court, autour de l’idée que notre éducation nous donne accès, à nous les scientifiques, à des mathématiques très spéciales, qui nous ont permis de comprendre une partie de la nature tout en n’étant elles-mêmes très « naturelles ». Ce sont ces mathématiques qui constituent notre grande différence d’avec les peuples dits « premiers ».
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À quand remonte cette coupure que vous qualifiez d’épistémologique ?
À Galilée justement. C’est lui qui, le premier, énonce que pour connaître la nature en profondeur, il faut commencer par admettre le caractère inessentiel des qualités sensibles que possèdent les choses. Ce qui revient à dire : le bleu du ciel, l’odeur d’une fleur ne sont que des apparences. « Quand une plume me touche les narines, cela me titille avait coutume de dire Galilée. Mais cette titillation est toute en moi, et non dans la plume. » La physique post-galiléenne décide de ne pas s’attarder à comprendre la diversité des apparences, elle ne vise plus que les propriétés essentielles de choses, qu’elle n’atteint que par le biais de formulations mathématiques. Dès lors, le monde se dissocie : d’un côté ce que nous appelons la « nature », qui est appréhendée sous le seul angle physico-mathématique, de l’autre tout le « reste », en particulier l’homme, renvoyé à lui-même, à la solitude de sa raison et de ses affects.
Dans ce livre, vous avez voulu critiquer quoi ?
C’est un livre contre ces deux extrêmes que sont le scientisme et le relativisme. Le premier avance qu’un engagement dans toujours plus de science et de développement technologique suffira, de lui-même, à nous tirer d’affaire. Comme si tous nos problèmes n’étaient finalement que d’ordre scientifique ! Le second conteste la valeur de vérité de la science, au motif qu’elle n’est jamais qu’un récit parmi d’autres, tout aussi valables. En somme, le scientisme oublie que la science ne tranche pas les questions relatives aux valeurs, que l’universel qu’elle exhibe est incomplet. Quant au relativisme, il ne prend pas acte de la valeur de la science, qui est capable de produire des connaissances inédites et précises sur l’univers qui nous entoure. Nous savons par exemple que l’univers a 13.7 milliards d’années, mieux, nous sommes devenus capables de reconstituer l’histoire des 13.7 derniers milliards d’années de l’univers. Ce récit-là, qui, avant la physique moderne, aurait pu le faire ? Et qui pourrait, aujourd’hui, le contester ?
Par quoi est menacée la science ?
Surtout par sa propre efficacité, qui semble désormais se retourner contre elle-même. Oublieux que toute connaissance possède une valeur intrinsèque, nous voulons que la recherche scientifique soit utile ou promette de le devenir rapidement. Autrement dit, ce ne sont plus l’arbre et ses fruits qui nous intéressent en premier lieu, mais les compotes, confitures, liqueurs et autres jus que nous pouvons en tirer. La libido sciendi pourrait être la grande victime de cet utilitarisme.
Cela vous inquiète ?
Oui. Qu’on le veuille ou non, la science est désormais couplée à une certaine demande « sociétale ». On lui demande de nous permettre de vivre plus vieux, et toujours mieux, d’avoir des enfants lorsque la nature nous le refuse, bref de satisfaire nos désirs. C’est d’ailleurs dans ces buts là qu’une partie de la recherche bénéficie de crédits importants. À côté de cela, il existe une science qui n’a pour seule finalité que la découverte, le plaisir de comprendre puis d’expliquer ce qui se passe autour de nous, ce que nous voyons et ce que nous ne voyons pas. Inutile de préciser que c’est celle-là qui m’entraîne et m’intéresse.
C’est le cas du LHC (2), l’accélérateur de protons installé au CERN (3) à Genève qui est le plus grand instrument scientifique jamais construit ?
Ce qu’on va découvrir grâce au LHC, ou du moins ce qu’on espère découvrir, c’est le le boson de Higgs, une particule pour l’instant hypothétique qui expliquerait comment les particules se sont vues dotées d’une masse aux tout débuts de l’Univers. Mais quand vous dites que vous faites ce type de recherche, on attend toujours de vos travaux qu’ils aient des retombées technologiques, même si on ne prévoit pas toujours lesquelles. Cet espoir n’est pas sans fondement. C’est à l’occasion d’une gigantesque expérience du CERN pour laquelle les physiciens du monde entier avaient besoin de transmettre des données qu’a été inventé le web. Vous imaginez, si le CERN avait déposé le brevet ! Pour le LHC, il a été mis au point une grille de calcul international, une sorte de superordinateur mondial capable de traiter les données fournies par l’instrument. C’est en partie pour cela que nous sommes financés, mais ce n’est pas uniquement pour cela que nous travaillons. C’est pourquoi j’ai cité en exergue de mon livre une phrase de Richard Feynman qui résume bien cet état d’esprit. « La physique est comme le sexe : elle peut avoir des résultats concrets, mais ce n’est pas pour cela que nous la pratiquons. »
Derrière cette séparation galiléenne, n’y-a-t-il pas à la fois l’envie de comprendre mais aussi de dominer chez les scientifiques ?
On peut effectivement se demander s’il n’existerait pas un lien quasi-ontologique entre l’exercice des sciences et celui de la domination violente : désirer comprendre le monde, vouloir écraser « l’autre », ces deux démarches ne procèderaient-elles pas d’un seul et même élan inconscient ? Il n’est pas facile de répondre à cette question, car elle est très compliquée. On doit notamment prendre acte du fait que lorsqu’un adolescent tente de retrouver la démonstration du théorème de Pythagore ou se demande si un corps tombe de la même façon dans l’air ou dans le vide, ce n’est a priori ni par appât du gain, ni par désir d’humilier ses camarades, ni dans le but de salir l’environnement. Il n’est donc pas évident que la libido sciendi soit une libido dominandi déguisée. Simplement, la seconde n’a jamais cessé d’exploiter les conquêtes de la première. D’où une certaine impression de collusion entre les deux, de pacte secret, de convergence implicite.
Il n’y a pas de solution pour éviter ce divorce entre la science et la société ?
Si, par une pédagogie lente et attentive. Cela a déjà existé, notamment dans les années 1930.
Les Paul Langevin, les Einstein n’avaient de cesse de vulgariser, de transmettre,
d’expliquer. Le livre de Jean Perrin sur les atomes a connu plusieurs dizaines
d’éditions successives. Tout cela a cessé après l’explosion de la première bombe
atomique sur Hiroshima. Il a fallu attendre quelques décennies pour que des scientifiques
comme Hubert Reeves (4) redonnent le goût de la science au grand public, et démontrent
que l’on peut vendre des livres de science.
Comment expliquez-vous la désaffection des étudiants pour les sciences ?
Vous parlez de « désaffection ». Mais je me pose une question : s’agit-il vraiment d’une affaire d’affect ? Désaffection : ne plus être concerné dans son intimité. Or, rien ne prouve que la baisse des vocations scientifiques soit le résultat d’un désamour profond des jeunes vis-à-vis de la science. Il est après tout possible qu’ils continuent de la juger belle et admirable tout en considérant qu’elle est devenue trop difficile (pas évident en effet d’arriver après Einstein). Mais on pourrait plutôt soutenir que la science ne les « touche » plus : non pas au sens où elle leur serait indifférente, mais parce que, noyée, enfouie sous le flot du reste, elle ne parviendrait même plus à entrer en contact avec eux, à les atteindre. Je crois que la science – mais peut-être aussi la philosophie, tout aussi exigeante en termes d’investissement personnel – est devenue la première victime d’une « crise de la patience » qui touche tous les secteurs de la vie sociale. D’autant que l’esprit de recherche s’accommode mal de la perte de croyance dans l’avenir. Le résultat de cet « air du temps », c’est qu’il n’y a pratiquement plus d’élèves ingénieurs qui font des thèses de physique. Mais il n’est pas impossible que la crise économique changera les mentalités. Les étudiants trouveront, je l’espère, plus d’attraits dans le plaisir de comprendre l’Univers que dans celui de la bourse.
Y-a-t-il eu des Galilée indiens ?
Il y a sans doute eu des centaines de Galilée indiens, mais nous n’en avons rien su.
Je me suis donc demandé pourquoi, pourquoi au cours des derniers siècles,
les sciences et les techniques ont davantage progressé en Europe occidentale
qu’au Moyen-Orient, en Chine ou en Inde.
Or, c’est justement la question posée
par David Cosandey dans son livre, Le Secret de l’Occident (5). Ce chercheur
atypique propose une explication originale. Le progrès scientifique de l’Occident
a bénéficié d’un système d’États stables et prospère, mais, ce qui est plus surprenant,
d’une morphologie territoriale favorable. Il appelle cela la « thalassographie articulée ».
Pour Cosandey, l’Europe de l’Ouest jouit de quatre à cinq fois plus d’ouverture
sur la mer, à superficie égale, que le Moyen-Orient, l’Inde ou la Chine
qui sont pour l’essentiel d’énormes masses continentales dont la topographie
est peu favorable aux échanges. À l’en croire, ce serait donc moins l’histoire
que la géographie qui piloterait le progrès. Voilà pourquoi nous ne connaissons
aucun Galilée indien.
Avez-vous été choqué par les paroles de Benoît XVI critiquant « le développement
d’une science moderne » incapable d’offrir l’espérance de la foi ?
Le philosophe Francis Bacon avait une jolie formule, que je cite de mémoire : « Nous déclarons aimer la vérité, mais en réalité nous déclarons vraies les idées que nous aimons ». La science ne peut pas prétendre toucher du doigt la Vérité au singulier et avec un grand V. Mais, elle peut prétendre émettre des vérités incontestables, comme la formule E = mc2. Et de ces vérités-là, il faut prendre acte, et ne pas les relativiser. Je ne suis pas sûr que le Pape soit d’accord avec ce point de vue. Certes, la science n’énonce pas ce que nous devons penser, mais elle dit parfois ce que nous ne pouvons plus croire.
Vous évoquez dans votre livre les positions de Claude Allègre contre les conclusions du GIEC sur le réchauffement climatique. Peut-on aujourd’hui, comme Galilée en son temps, avoir raison contre tout le monde ?
D’abord Claude Allègre n’est pas Galilée. Ensuite, Galilée avait contre lui les physiciens aristotéliciens qui ne faisaient pas d’expériences. Ils n’avaient que des convictions à opposer à Galilée. Les scientifiques du GIEC (soit plusieurs milliers de personnes) n’ont pas sorti d’un chapeau magique le changement climatique et le rôle qu’y joue l’activité anthropique. Leurs conclusions sont le fruit d’expérimentations, de recherches, d’études, de débats et de discussions menées au niveau international. On ne peut pas les contester d’un revers de main, aussi intelligent qu’on se croie être.
Galilée (1564-1642)
Ce physicien et astronome italien est l’un des fondateurs de la science moderne. Il a joué un rôle majeur dans l’introduction des mathématiques pour formuler les lois de la physique, dont celle de la chute des corps dans le vide. Rallié au système astronomique de Copernic qui lui valut la condamnation de l’Inquisition, il a le premier énoncé le principe de relativité.
Francis Bacon (1561-1626)
Il est considéré comme le père de la philosophie expérimentale : l’idée fondamentale de tous ses travaux est de faire une restauration des sciences, et de substituer aux hypothèses et aux discours l’observation et les expériences qui font connaître les faits. Dans son Novum Organum (1620), il a proposé une classification des sciences.
Richard Feynman (1918-1988)
Ce physicien américain, prix Nobel en 1965, fut très influent au XX e siècle. D’une part, par ses travaux sur l’électrodynamique quantique relativiste, les quarks et l’hélium superfluide. D’autre part comme pédagogue hors pair et vulgarisateur que ce soit dans ses cours ou dans ses livres toujours plein d’humour et de fantaisie.
Peter Higgs (Né en 1929)
On doit à ce physicien britannique d’avoir proposé dans les années 1960 une brisure de symétrie dans la théorie des particules. Cette rupture expliquerait l’origine de la masse des particules élémentaires, notamment celle des bosons W et Z, par l’existence d’une nouvelle particule, le boson de Higgs, qui n’a pas encore été détectée.
Philippe Descola (Né en 1949)
Dans ses recherches, cet anthropologue français, professeur au Collège de France, entend dépasser le dualisme qui oppose nature et culture en montrant que la nature est elle-même une production sociale. Dans Par-delà la nature et la culture (Gallimard, 2005), il propose de dépasser cette opposition en constituant une « écologie des relations ».
Michel Henry (1922-2002)
Ce philosophe français d’inspiration chrétienne a développé sa pensée dans son essai sur La Barbarie (1987). Pour lui, l’idéologie de la science qui se fonde sur une vérité universelle et objective conduit à l’élimination de la sensibilité et de la vie. Elle devient elle-même une forme de culture « barbare » dans laquelle la vie se refuse toute valeur.
(1) Galilée et les Indiens d’Etienne Klein, Flammarion, coll. « Café Voltaire », 120 p., 12 €
(2) LHC, acronyme pour Large Hadron Collider ou, en français, Grand Collisionneur de Hadrons
(3) Le CERN est l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire
(4) Vient de paraître une Petite histoire de la matière et de l’Univers
d’Hubert Reeves & ses amis (auxquels appartient Etienne Klein), Éditions Le Pommier, 90 p., 13 €
(5) Le Secret de l’occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique
de David Cosandey, Flammarion, coll. «Champs», 860 p., 15 €. Etienne Klein a écrit une critique
de ce livre disponible sur le site La vie des idées
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