La forêt [autour de] Galilée
Les historiens des sciences s’accordent au moins sur un point :
le véritable coup d’envoi de la physique « moderne »
fut l’énoncé de la loi de la chute des corps par Galilée, aux alentours
de 1604. Cette découverte – la fameuse « coupure
galiléenne » – ouvrit au temps les portes de la physique
en faisant de lui une variable mathématique, qui joua un rôle décisif
dans l’élaboration de la cinématique. Jusqu’alors, la notion
de temps était restée centrée sur des préoccupations quotidiennes,
servant essentiellement aux hommes de moyen d’orientation
dans l’univers social, en conformité avec le cours global
des événements terrestres. Le Pisan, lui, voulait trouver le statut
qu’il convenait d’accorder au temps pour rendre possible la mesure
du mouvement et fonder une véritable science de la dynamique.
C’est ainsi qu’il finit par découvrir que si le temps (plutôt que
l’espace parcouru) est choisi comme variable, alors la chute
des corps dans le vide obéit à une loi simple : la vitesse
acquise est proportionnelle à la durée de la chute et est indépendante
de la masse et de la nature du corps. Résultat capital, révolutionnaire,
qui venait contredire la théorie d’Aristote, laquelle expliquait
depuis deux millénaires que la vitesse de chute est d’autant
plus rapide que le corps est plus massif.
Cette histoire est vraie pour l’essentiel.
Reste qu’en racontant ainsi les choses, on laisse accroire que l’invention
de la cinématique serait due au génie d’un seul homme, Galilée, rayon
de soleil inattendu, imprévisible, miraculeux, qui aurait éclairé les
hommes grâce à son intelligence supérieure, à la manière d’un envoyé du
ciel, alors qu’en réalité de très nombreuses personnes ont collaboré
à ce que nous nommons « l’œuvre de Galilée ».
D’abord, Galilée ne fut pas tout à fait
le premier : bien avant lui, de nombreux autres savants s’étaient
penchés sur des problèmes de cinématique, proposant diverses théories
du mouvement, et il s’est inspiré de toutes ces productions, ne serait-ce
que pour en dénoncer les erreurs. Ensuite, Galilée ne fut nullement
isolé : il participait aux débats qui avaient cours dans les
cercles cultivés et universitaires, pour ne pas parler des militaires.
Enfin, après leur publication, il a bien fallu que les théories de Galilée
fussent copiées, diffusées, enseignées, sans quoi elles eussent été
complètement oubliées. Cette dernière condition n’est pas si fréquemment
réalisée, contrairement à ce que l’on imagine parfois : le cas des
grands algébristes chinois du XIIIe siècle, complètement effacés du champ
de la pensée au cours des siècles suivants, démontre que l’oubli de
découvertes, même géniales, est parfaitement possible lorsque, dans
une société donnée, les courroies de transmission font défaut.
Il a donc fallu que Galilée fût entouré de beaucoup de monde, de son
vivant bien sûr, mais aussi, d’une certaine façon, après sa mort, pour
pouvoir devenir le grand savant qu’il est devenu
aux yeux de tous. S’il n’avait pas fait partie d’un vaste groupe, s’il
n’avait pas été relié à un réseau pluriséculaire, nous ne reconnaîtrions
pas en lui le découvreur de la cinématique. Or, la vision individualiste
et naïve qui sommeille au fond de tout Occidental moderne a justement
tendance à voiler ces points essentiels. En un sens, Galilée est le très
grand arbre qui cache la forêt dont il provenait et sans laquelle il
n’aurait pu s’épanouir. En conséquence, si l’on veut tenter de comprendre
certaines caractéristiques et certaines phases de l’histoire des sciences,
il faut
aussi découvrir la vaste forêt qui entoure
les quelques arbres géants dont l’Histoire a gardé le nom.
Cet élargissement au contexte global
de la science est d’autant plus nécessaire que l’individu historique
Galileo Galilei n’était peut-être pas indispensable
à la découverte des lois de la cinématique. Un autre n’aurait-il pas pu
y penser à sa place, à un autre endroit, vingt ans plus tard ? Vu
l’état des connaissances et l’effervescence intellectuelle de l’Europe
de cette époque, on est certainement en droit de considérer – à défaut
de pouvoir le démontrer – que cette découverte était dans l’ordre des
choses, qu’elle serait survenue de toute façon. Sans rien ôter au génie
de Galilée, il semble raisonnable d’imaginer que des êtres brillants
se présentent régulièrement au cours de l’Histoire, mais sans qu’ils
puissent systématiquement laisser derrière eux une trace féconde. Pour
cela, il est nécessaire que leur milieu social leur permette de s’exprimer.
En conséquence, la question n’est pas tant de savoir pourquoi un
« Galilée indien » ou un
« Galilée chinois » n’est pas apparu – il y a
certainement eu des centaines de Galilée indiens ou chinois au cours
des millénaires – mais de savoir pourquoi les Galilée potentiels des
autres civilisations n’ont pas pu déployer leurs talents ni se maintenir
dans le souvenir de leurs compatriotes.
Rien n’est établi
Dans une lettre célèbre, datée de 1953,
Albert Einstein déclarait ceci : « Le développement
de la science occidentale a eu pour bases deux grandes réalisations,
l’invention d’un système logico-formel (dans la géométrie euclidienne)
par les philosophes grecs, et la découverte qu’il est possible
de trouver des relations causales par une expérience systématique
(à la Renaissance). À mon avis, il n’y a pas à s’étonner
que les sages chinois n’aient pas accompli les mêmes pas.
Ce qui est étonnant, c’est simplement que ces découvertes aient été
faites. » Aux yeux du père de la relativité,
la genèse de la science en Europe constituait en somme un phénomène
tout à fait surprenant, dont l’explication est située bien au-delà
des limites de notre compréhension du monde. Il s’agirait pour ainsi
dire d’une sorte de « miracle ». Et le terme en
l’occurrence n’en produit pas du côté de la compréhension. Albert
Einstein (dont l’anagramme du nom est
Rien n’est établi !) conviendrait aisément
que son opinion, qui reste une opinion, mérite certainement d’être
réinterrogée, voire critiquée, dans la mesure où nous connaissons
aujourd’hui beaucoup mieux qu’à son époque l’histoire des sciences
arabes, chinoises ou indiennes.
Mais avant de partir à la recherche
d’explications éventuelles, il convient de faire rentrer la science
dans son enveloppe charnelle, d’analyser la matrice sociale dont elle
est issue. Car seul l’embrassement de son environnement général permet
d’espérer découvrir les forces qui meuvent la science, les obstacles
qui la freinent, les impulsions qui l’accélèrent.
C’est ce qu’a fort bien compris David
Cosandey (1), qui se pose, après beaucoup d’autres, les questions
suivantes : Pourquoi, au cours des derniers siècles, les sciences
et les techniques ont-elles bien davantage progressé en Europe occidentale
qu’au Moyen-Orient, en Inde et en Chine ? Pourquoi, en particulier,
est-ce l’Occident qui a engendré les révolutions scientifique et
industrielle ? Et d’où vient que, depuis deux siècles, le monde
appartient à ceux qui se lèvent Occidentaux ?
Dans un ouvrage de plus de 800 pages,
longuement et utilement préfacé par l’historien Christophe Brun, David
Cosandey s’essaie à un inventaire des différences historiques et géographiques
qui permettent d’expliquer la morphogenèse de la dynamique d’innovation
scientifique et technique grâce à laquelle l’Europe occidentale, puis
l’Occident, ont fini par inventer la science moderne et par affirmer
une sorte de prééminence planétaire. Il ne s’agit pas pour lui de rendre
compte de l’identité globale de l’Occident, mais d’isoler un petit nombre
de facteurs susceptibles de créer une « exception »
au regard d’autres civilisations qui lui furent équivalentes par leurs
créations, leurs richesses, leurs puissances.
D’ordinaire, lorsqu’il s’agit d’expliquer
la singularité de l’Occident, on évoque un certain nombre d’hypothèses
fondamentales, toujours les mêmes, qui convoquent tantôt les conceptions
religieuses, tantôt les orientations culturelles ou les prédispositions
innées des Européens. Sont également sollicités, à des degrés divers,
le climat, l’héritage grec, le pillage colonial, l’éthique judéo-chrétienne,
l’autonomisation de l’individu ou, en désespoir de cause, le hasard pur et
simple. Mais David Cosandey juge que les progrès récents de l’historiographie
des sciences obligent à relativiser toutes ces hypothèses, voire à les écarter.
À titre d’exemple, examinons ce qu’il est
advenu de l’hypothèse selon laquelle les peuples européens auraient une
disposition particulière et permanente pour l’exercice des sciences. Cette
idée cadre mal avec le fait, désormais bien établi, que des civilisations
non-européennes ont été, à certaines époques, beaucoup plus avancées que
l’Europe : les Chinois ont connu leur propre miracle scientifique
à peu près au même moment que les Grecs, c’est-à-dire entre les VIIe
et IIe siècle av. J.-C., puis un nouvel essor entre les IIe et XIIIe siècles
après J.-C., à une époque où l’Occident ne brillait pas particulièrement.
L’Inde, quant à elle, s’est distinguée, notamment en mathématiques et en
astronomie, entre les IIIe et VIIe siècles après J.-C.
David Cosandey ne fait pas pour autant table
rase des explications traditionnelles. Il concède que les dimensions culturelles
ou religieuses ont pu jouer un rôle important dans le développement des sciences
et de la technologie, mais selon lui, elles n’ont eu d’effet qu’à une échelle
réduite, au niveau de l’individu, et seulement sur des périodes courtes,
ce qui le conduit à rejeter l’idée qu’elles aient pu guider les grands courants
de l’histoire. D’où sa proposition d’une théorie plus générale du progrès
scientifique. Celle-ci comporte deux « étages ». L’étage
supérieur, de facture assez classique, décrit les conditions politiques et
économiques du progrès scientifique. Cette partie de la théorie se veut déterministe
au sens où, chaque fois que les bonnes conditions politiques et économiques
sont réunies, il doit y avoir un progrès dans les sciences et les techniques,
et seulement dans ce cas. L’étage inférieur, qui est plus original,
décrit quant à lui les causalités sous-jacentes, plus profondes, qui sont
d’ordre purement géographique. Ce niveau se veut probabiliste au sens
où, étant données de bonnes conditions géographiques, une civilisation a plus
de chances, à long terme, mais sans certitude, de voir émerger une situation
politique et économique favorable à l’avancement des sciences et des
techniques.
La thalassographie articulée
Évoquons d’abord l’étage
supérieur de la théorie, celui des conditions politiques et économiques.
Selon David Cosandey, deux seulement sont nécessaires et suffisantes
pour qu’il y ait progrès scientifique dans une civilisation
donnée : l’essor économique et la division politique stable.
En d’autres termes, il faut que la civilisation jouisse d’une
croissance économique satisfaisante et soit subdivisée en plusieurs
États durables, bref qu’elle dispose de ce que Cosandey appelle un
«
système d’Etats stable et prospère ».
Selon lui (et beaucoup d’autres), un tel système ne peut qu’exercer
une influence bienfaisante sur le progrès des sciences et des techniques
grâce à plusieurs effets : la prospérité économique engendre un
surplus qui permet d’entretenir des activités coûteuses et non
immédiatement vitales, comme la recherche ; les marchands et les
banquiers ayant une mentalité proto-scientifique, axée sur l’exactitude,
le chiffre, la mesure, le calcul, leur montée en force dans une société
donnée ne peut que bénéficier à la science ; les hommes d’affaires
mettent en place des infrastructures de communication et manifestent une
audace exploratrice qui favorisent les échanges d’idées et les
découvertes.
Quant à la division politique stable, elle favorise elle aussi la science,
notamment parce que les différents États membres du système mènent des luttes
de prestige dans lesquelles les savants deviennent des atouts. De plus,
chaque gouvernement s’efforce de moderniser ses manufactures, ses
infrastructures, sa marine, ce qui crée un environnement stimulant pour
les ingénieurs et les techniciens.
Quant au premier étage de la théorie, il tente d’identifier la forme des
territoires qui facilite le plus, dans la longue durée, la combinaison de
liberté et de sécurité nécessaire à l’innovation intellectuelle. David
Cosandey introduit le concept judicieux de « thalassographie
articulée », terme par lequel il désigne la morphologie territoriale
qui, à ses yeux, rend possibles la formation et l’existence durable d’un
« système d’États stable et prospère » : un
ensemble de terres tout à la fois séparées et reliées par la mer, qui joue
en l’occurrence un double rôle, celui d’obstacle et celui de lien. D’une
part, elle individualise et pérennise des entités politiques rivales
relativement protégées. D’autre part, en liaison avec les cours d’eau
navigables, elle fait de ces entités politiques des partenaires aussi
bien que des concurrentes, en permettant entre elles des échanges massifs
ainsi que la circulation des personnes.
Mais comment quantifier le degré
d’articulation thalassographique d’un socle territorial ?
Une première mesure consiste à rapporter la longueur des côtes,
mesurées avec une précision fixée, à la surface totale. Le résultat,
appelé « indice de développement », place clairement
l’Europe occidentale en tête, loin devant les trois autres
civilisations historiques : l’Europe de l’Ouest jouit
grosso modo de quatre à cinq fois plus d’ouverture
sur la mer, à superficie égale, que le Moyen-Orient, l’Inde ou la Chine,
qui sont pour l’essentiel d’énormes masses continentales
dont la topographie est peu favorable aux échanges. Un autre indice,
plus délicat à définir, est ce que les mathématiciens appellent la
« dimension fractale ». Celle-ci mesure le degré
de sinuosité des courbes complexes, dotées d’une infinité de plis
et de replis, comme le sont les littoraux. Sa mesure fait ressortir
le même avantage pour l’Europe occidentale que l’indice
de développement.
On peut donc affirmer, chiffres à l’appui, que l’Europe
occidentale a réellement un profil plus articulé, plus complexe, que
ses concurrents. Et même tenter d’expliquer, grâce à de telles mesures,
la divergence qui a pu exister entre les moitiés occidentale et
orientale de l’Europe : l’Est constitue une immense
masse territoriale, souffrant d’un accès à la mer insuffisant et
d’un manque de frontières maritimes pour ses États, de sorte que
son commerce a toujours été moins dynamique et ses frontières moins
stables que ceux de l’Europe occidentale.
Toutes ces considérations sont fort
intéressantes, mais autorisent-elles à conclure que c’est grâce à sa
situation géographique, et au découpage particulier de son littoral,
que l’Europe a bénéficié de conditions politiques et économiques
favorables à la science qui ont pu être préservées pendant de longues
durées ? David Cosandey pense que oui. Son ouvrage a en tout cas
le mérite de présenter, dans la pure tradition de Fernand Braudel, une
théorie générale de la stabilité et de la prospérité des systèmes d’Etats
qui repose sur une base explicitement géographique, avec à la clé une
ébauche de corroboration empirique couvrant près de trois millénaires
d’histoire des civilisations. Reste que l’explication
d’événements aussi importants par un nombre aussi restreint de
facteurs, bien que séduisante, n’est pas une pilule facile à avaler
sans une gorgée d’eau. Il appartient donc désormais aux géographes,
aux historiens, aux sociologues et aux économistes de soumettre cette
théorie générale à l’épreuve de leur érudition et de leurs propres
descriptions. Il s’agira ensuite de voir dans le détail si les prévisions
qui en découlent (et que David Cosandey explicite à la fin de son ouvrage)
se vérifieront. C’est en somme à la suite de l’histoire qu’il
reviendra de dire dans quelle mesure c’est encore la géographie qui
la pilote.