Les archipels du savoir

Jean-François Dortier faisant référence à mon livre Le Secret de l'Occident dans le numéro spécial "Géographie des Idées" de janvier 2008 du magazine Sciences Humaines. Dans cet article, Jean-François Dortier, directeur de publication de Sciences Humaines, souligne la constante association entre créativité intellectuelle et essor économique que l'on observe dans l'histoire de la civilisation. PDF (12,9Mb).
(Jean-François Dortier: “Les archipels du savoir”, Sciences Humaines, no189 S, janvier 2008, p.29-31. Paru à mi-decembre 2007, ce numéro est daté de "janvier 2008" sur toutes les pages intérieures du magazine et de "décembre 2007" sur sa 1ère page de couverture).
Copie de sûreté de la version internet: jan 2008. Source.




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Les archipels du savoir

Jean-François Dortier

De l’Antiquité à l’histoire contemporaine, la carte du savoir a toujours épousé celle de la puissance ? Est-ce à dire que les idées d’Occident vont bientôt s’effacer devant de nouvelles puissances montantes ?

Tout comme les belles plantes fleurissent sur un terreau fertile, les idées se déploient dans un milieu propice : celui des zones de prospérité économique. La pensée aimerait donc l’argent, le luxe et la puissance ? C’est choquant mais c’est ainsi.
On peut remonter très loin dans le passé. L’écriture et les mathématiques furent inventées (en Mésopotamie, Égypte, Chine et aux Amériques) dans les cénacles des palais impériaux pour les besoins des princes et des rois. L’écriture est fille de l’administration, les mathématiques ont partie liée avec l’essor du commerce, la géométrie avec l’arpentage des bonnes terres.

Prospérité et pensée

Philosophie et monnaie sont nées au même moment et dans les mêmes lieux : en Grèce antique, vers 590-580 av. J.‑C., où les premières monnaies furent issues « d’un accord conclu entre certaines cités ioniennes, dont Milet et Ephèse, et le royaume de Lydie, pour créer un moyen de paiement qui ait cours dans tous ces États (1) ». C’est là aussi que Thalès de Milet et ses amis inventèrent une nouvelle manière de pensée, nommée plus tard « philosophie ». Or, ce n’est peut-être pas un hasard si Thalès (par ailleurs marchand fortuné) était voisin du riche roi Crésus. L’envol de l’esprit suppose des moyens : des écoles prestigieuses ou l’on forme les élites, des bibliothèques, des instruments de mesures, des rencontres.
Le centre de production intellectuelle se déplace alors vers Athènes où le miracle grec (essor de la philosophie, des arts, de la science, de la tragédie, de l’histoire) se réalise, pendant la période de grand essor commercial dont la cité grecque est le pivot entre - 600 et - 200 environ (2).

Puis l’histoire bifurque. La science grecque ne survivra pas à l’effondrement de l’Empire hellénistique. C’est d’ailleurs un cas général : lorsque les empires s’effondrent, les foyers intellectuels qui se sont greffés dessus sombrent avec eux. Les idées ne poursuivent leur vie que si elles ont réussi à se diffuser pour renaître ailleurs. C’est ainsi que les écrits de Platon ou les Éléments d’Euclide sont parvenus jusqu’à nous, alors que l’astronomie maya ou les trésors de la bibliothèque d’Alexandrie ont été engloutis à jamais.
Après l’effondrement de l’Empire romain, durant le Haut Moyen Âge occidental, la pensée s’est comme éteinte : elle ne fait que couver dans l’ombre des monastères. Au même moment, la civilisation indienne classique connaît son « âge d’or ». La dynastie Gupta (ive et ve siècles), qui a unifié tout le Nord de l’Inde et favorisé les sciences, les lettres, les arts, vit alors son apogée. Là encore, la concordance est nette entre richesse et pensée. Le savoir prospère dans un milieu écologique propice : dans le confort des palais, où les maharajahs abritent les meilleurs esprits de leur époque.
Mêmes causes, même effets. Après les conquêtes musulmanes, les califes s’installent dans les palais. Les fils des conquérants deviennent des sultans raffinés s’entourant de luxe et amenant à eux poètes et savants. C’est pendant cette période que les penseurs de l’Islam, alors ouvert au monde, traduisent avidement tous les textes venus de Mésopotamie, de Grèce, d’Égypte, d’Inde. C’est la grande époque des mathématiques, de la science, de la poésie, de la philosophie de langue arabe.
Puis l’Occident va reprendre le flambeau.
Fernand Braudel a décrit la trajectoire du capitalisme entre 1500 et 1900 en suivant ses centres successifs : Florence, Amsterdam, Londres, New York. Il n’est pas difficile de remarquer que les foyers intellectuels suivent la même trajectoire. Vers 1450, les villes italiennes – Venise, Florence, Gènes – sont alors le centre de « l’économie-monde » émergente. Elles sont aussi le centre intellectuel de la Renaissance. C’est à Florence que Léonard de Vinci peint et imagine ses machines ; c’est à l’université de Padoue (au sein de la puissante république de Venise) que Galilée braque sa lunette vers les planètes et forge sa vision mathématique du monde ; Pic de Mirandole fréquente alors les universités de Florence et de Rome, Michel-Ange travaille pour les Médicis.
Un siècle plus tard, le centre de gravité se déplace vers l’Europe du Nord, notamment en Hollande. Et les idées suivent. C’est là que l’on retrouve René Descartes (1596-
1650) ou Baruch Spinoza (1632-1677). Puis, au xviiie siècle, lorsque les monarchies d’Europe se disputent l’hégémonie du continent, elles le font aussi sur le terrain des idées. Princes et rois rivalisent alors pour créer académies royales et universités, cherchant ainsi à attirer les meilleurs esprits, les Isaac Newton, Gottfried Leibniz, Denis Diderot, d’Alembert, etc.
Lorsque la révolution industrielle débute en Angleterre, la concomitance avec les « Lumières écossaises » (David Hume, 1711-1776, Adam Smith, 1723-1790) est évidente.
On n’en finirait pas de montrer la correspondance géographique entre puissance économique et essor de la pensée. Le xxe siècle ne contredira pas le constat. Le centre de gravité de la pensée est largement polarisé autour des États-Unis, première puissance mondiale. De la physique à l’informatique, de l’économie aux sciences cognitives, les grandes universités américaines deviennent les lieux stratégiques de la science mondiale. Dès les années 1970, les dés sont jetés : l’anglais est devenu la lingua franca de la science. En histoire, sociologie, philosophie, la puissance américaine est moins prégnante, tout simplement parce que ces disciplines ne sont pas considérées comme stratégiques et n’exigent pas d’investissements massifs.
Si l’on suit cette logique, il faudrait s’attendre à ce que bientôt, le centre de gravité des sciences et techniques se déplace vers l’Asie, Inde, Chine et Japon en tête. Des indices le laissent penser (voir l’article p. 40).

Une dynamique d’innovation basée autour de plusieurs pôles

Force est de constater qu’il y a eu dans l’histoire un lien étroit entre la vie des idées et les grands foyers de croissance économique. C’est un premier principe de la géographie des idées (3).
Changeons maintenant d’échelle d’observation et examinons ce qui se passe à l’intérieur de ces grands foyers d’innovation. Là, les choses apparaissent sous un nouvel angle. Un collectif d’historiens vient d’entreprendre la publication d’une imposante somme consacrée aux Lieux de savoir (4). L’une des conclusions qui se dégage de plusieurs contributions est que les grands pôles d’innovation culturelle sont rarement organisés autour d’un seul centre innovateur. L’historien Jean-Jacques Glassner parle de « polycentrisme » pour désigner une dynamique d’innovation organisée autour de plusieurs pôles qui se concurrencent et s’interfécondent au sein d’un même espace. Ce fut bien le cas dans les îles grecques durant l’Antiquité, du califat abbasside au temps de l’âge d’or de l’Islam, des villes italiennes pendant la Renaissance, ou des universités américaines au xxe siècle.
L’historien David Cosandey est parvenu à une conclusion similaire, prétendant rien moins que révéler « une théorie générale du progrès scientifique » (5). En comparant l’histoire de l’Occident, de la Chine, de l’Inde, de l’Islam et de la Grèce antique, il est parvenu à cette conclusion majeure : l’essor du projet scientifique dépend de deux causes principales, la croissance économique, d’une part, et l’existence d’un système politique polyarchique de l’autre. « Pour qu’un système isolé (une civilisation, une région) connaisse le progrès scientifique et technique, il faut qu’il soit divisé en plusieurs États durables et qu’il bénéficie d’une économie dynamique. ». Voilà pourquoi, selon lui, les empires centralisés n’ont guère réussi à favoriser durablement l’essor des sciences, des techniques et des idées en général. L’essor des idées suppose la puissance, mais ce n’est pas suffisant. Il faut aussi pour que la dynamique s’enclenche, qu’il y ait à l’intérieur des régions innovantes confrontation et circulation des idées. Une logique de « coopétition » comme on dit aujourd’hui.

 

 

NOTES

(1) Michel Amandry, « Origine et évolution de la monnaie en Lydie et chez les Perses au vie siècle av. J.‑C. », colloque « L’argent, en avoir ou pas ? », Rendez-vous de Blois, 2006.
(2) Voir David Cosandey, Le Secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique, Flammarion, coll. « Champs », 2007.
(3) De l’écologie des idées, pourrait-on dire, car les sciences et techniques furent en retour un instrument de la puissance. Détenir le savoir – l’écriture, la lecture, la maîtrise des nombres, la physique – a toujours été aussi un moyen de gouverner. Savoir c’est pouvoir.
(4) Christian Jacob (dir.), Lieux de savoir, t. I, Espaces et communautés, Albin Michel, 2007.
(5) David Cosandey, op. cit.

Tous les savoirs du monde


Qu’y a-t-il de commun entre la bibliothèque bouddhiste de l’oasis de Dunhuang, un observatoire de la Nasa où s’effectue l’exploration robotique de la planète Mars, les villes interdites de la Russie soviétique, la diaspora juive, un scriptorium médiéval, les lycées et les académies de la Grèce antique, la cour persane des Sassanides, la géographie de l’Internet ? Tous ces sujets, et bien d’autres encore, sont réunis dans un ouvrage monumental sorti en cet automne 2007, premier volume d’un bon millier de pages d’une entreprise orchestrée par Christian Jacob, fruit d’une collaboration internationale de quelque 70 chercheurs, intitulée Lieux de savoir.
Aux dires de C. Jacob, Lieux de savoir est un « livre laboratoire », le « carnet de route d’un collectif de chercheurs nomades, adeptes du braconnage intellectuel, déroulant de multiples fils entre les disciplines, les époques historiques et les aires culturelles ».
Reflet d’un temps où la mondialisation est devenue le paradigme dominant ? Reflet d’un tournant historiographique qui fait une large place à l’anthropologie culturelle, à la diversité des modèles, au comparatisme et à une microhistoire qui s’intéresse davantage aux études de cas qu’à l’élaboration de modèles universels ? Certes, le lecteur pourra voir un peu de tout cela dans cet ouvrage résolument éclectique et labyrinthique.


Scribes, guérisseurs, alchimistes, lettrés, ingénieurs…

On l’aura compris, Lieux de savoir invite à une lecture buissonnière. Les échelles et les temporalités s’y télescopent pour mettre en regard, au fil des chapitres, la diversité des modes de production, de transmission, de circulation ou de conservation des savoirs. Ainsi, une section sur l’intronisation dans les communautés savantes réunit-elle un texte sur les rituels d’initiation des devins du Togo, une étude comparative sur la soutenance de thèse en Europe – où l’on voit que Michel Foucault, pour présenter son Histoire de la folie à l’âge classique, se prêta dans les locaux de la Sorbonne à un cérémonial encore quasiment médiéval –, et un autre volet sur l’épreuve – assez terrifiante – des examens dans la Chine impériale…
On côtoie au fil des pages aussi bien le guérisseur africain que le scribe mésopotamien, le mandarin chinois, l’alchimiste de la Renaissance ou le biologiste chargé de cartographier le génome humain… On circule dans les jardins de la Chine des Ming, à la cour perse des Sassanides, du cabinet d’un intellectuel allemand au musée de l’Homme du Trocadéro et à l’expédition ethnographique de Marcel Griaule en Afrique ou dans les grandes capitales culturelles que furent Alexandrie, Bagdad, Rome, Berlin ou Paris…
Au-delà de cette diversité, parfois un peu déroutante, ce que montre le premier volume de cette ambitieuse entreprise, c’est l’universalité du rapport passionnel que les hommes et les femmes, de tous temps et de tous âges, entretiennent avec la connaissance et leur insatiable quête de savoirs toujours nouveaux… Quand on vous le disait que l’être humain est un aventurier !

 

 

À lire

• Lieux de savoir, t. I, Espaces et communautésChristian Jacob (dir.), Albin Michel, 2007.
Martine Fournier

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Créé: 02 jan 2008 – Derniers changements: 15 mai 2012