Mardi 6 novembre 2007
Une question fondamentale taraude les amateurs d'histoire globale :
pourquoi sont-ce les Occidentaux qui ont découvert et
développé le plus amplement la science ?
Et pas la Chine, les Musulmans, les Indiens ou même
les Aztèques ?
Qu'est-ce qui peut expliquer l'incroyable destinée de cette
péninsule de l'Eurasie et l'avance qu'elle a su prendre, à
un moment décisif et déterminé, en matière
de technique ?
De nombreux auteurs, dont Braudel, Baechler ou Diamond, ont tenté
d'esquisser une réponse, qui privilégiant l'approche
économique, qui l'approche sociale, qui l'approche environnementale.
Théories toujours incomplètes, dont le dernier avatar
est l'article de Walter Russell Mead dans l'avant-dernière
livraison d'American Interest, la revue de Fukuyama, où
il explique l'essor anglo-saxon par la diversité religieuse
qui s'y fait jour aux XVIe et XVIIe siècles.

Le livre
Aucun auteur n'est cependant parvenu à établir qu'il y avait derrière le miracle européen une loi scientifique.
C'est ce que cherche à démontrer David Cosandey, physicien, dans cette vaste synthèse de près de 900 pages. Le moins que l'on puisse dire, de mon point de vue, c'est qu'il parvient à rendre un avis extrêmement convaincant et argumenté.
Son hypothèse de départ est que, pour tout développement scientifique, connu par quatre civilisations mondiales (Europe occidentale, Chine, Inde, Islam) à des moments différents de leur histoire, il y a forcément une élite de scientifiques. La société doit être suffisamment stable pour permettre l'émergence d'une classe de chercheurs qui ait suffisamment de temps et de revenus pour se consacrer entièrement à leurs recherches (cf. Diamond et l'approche agricole et environnementale du développement). Cosandey lie cette stabilité à deux facteurs : la richesse ou au moins la croissance économique (il faut des marchands pour commencer à avoir des mathématiciens et des géographes qui faciliteront les finances, le commerce et la navigation) et la division de l'aire civilisationnelle en entités stables, dont la rivalité, si elle ne doit pas être mortelle, constitue un aiguillon pour les sciences appliquées (physique et mathématiques pour les artilleurs par exemple, la guerre et le prestige devenant les deux mamelles du développement technique).
Ces deux facteurs fondamentaux, richesse et division stable, ont toujours été présents aux moments de grand développement scientifique des civilisations : la Chine des huit royaumes ou du XIIIe-XIVe siècle, l'Inde du VIIe siècle, l'Islam de l'âge d'or, l'Europe de la Renaissance et de l'époque moderne.
Cosandey développe longuement le destin de ces quatre civilisations, avec force exemples.
Puis, pour aller plus loin, il cherche le facteur favorisant cette division stable/prospérité économique. Seconde thèse du livre : la thalassographie articulée. C'est la présence de multiples îles, d'un trait de côte particulièrement découpé qui serait l'élément ultime de l'explication scientifique. C'est le cas de l'Europe, c'est moins celui de la Chine, encore moins de l'Islam ou de l'Inde. Quelques éléments supplémentaires climatiques s'ajoutent alors à ces considérations géographiques et expliquent que certaines zones favorisées en matière de thalassographie n'aient pu s'en sortir (le nord du Canada/Labrador, les Antilles/golfe du Mexique, l'Indonésie...).
Les développements de la Grèce, du Royaume-Uni ou du Japon viennent accréditer cette thèse. Explication très simplifiée : sur un espace limité, découpé, et archipellisé, les grands empires ont moins de chance de s'instaurer et de supprimer toute possibilité de division stable, voire même de prospérité économique. La présence de la mer encourage le commerce, qui y a toujours été plus facile, plus rentable et plus massif que par voie terrestre.
Enfin, dernière thèse, les empires terrestres (mongol, romain, chinois, etc...), lorsqu'ils englobent toute une aire civilisationnelle, la précipitent dans une stagnation puis un déclin scientifique, car ils empêchent toute concurrence (un savant ne peut fuir dans une autre cour ; une seule voie de recherche est privilégiée, jusque dans l'échec ; le bon vouloir arbitraire du Prince/Empereur est fondamental et contre-productif).
Voilà, vite résumés, les traits saillants d'un des livres les plus marquants que j'aie lus cette année. J'ai simplifié à outrance la thèse de Cosandey, mais le livre lui-même comporte plus de nuances et de variations. Ses explications des miracles grec puis européen, de la domination des empires continentaux russe et américain au XXe, de l'arrêt de la recherche/conquête spatiale faute de concurrence, tout comme ses audacieuses réflexions sur notre destin à long terme (l'espace proche où nous ne pourrons nous étendre...) ont au moins le mérite de faire réfléchir sur notre histoire et sur notre devenir. Qu'on soit d'accord ou pas.
Car comme l'indique C. Brun, normalien, dans son introduction à Cosandey, le pire pour ce livre serait de rester ignoré : la somme qu'il constitue est un formidable matériau de recherches ultérieures pour les historiens des sciences, les géographes, les sociologues et plus généralement tous les chercheurs en sciences humaines qui pourraient réfuter, amender ou accréditer le travail de David Cosandey.
Un des livres les plus méritoires qu'il m'ait été donné de lire ces derniers temps !

Le livre
Aucun auteur n'est cependant parvenu à établir qu'il y avait derrière le miracle européen une loi scientifique.
C'est ce que cherche à démontrer David Cosandey, physicien, dans cette vaste synthèse de près de 900 pages. Le moins que l'on puisse dire, de mon point de vue, c'est qu'il parvient à rendre un avis extrêmement convaincant et argumenté.
Son hypothèse de départ est que, pour tout développement scientifique, connu par quatre civilisations mondiales (Europe occidentale, Chine, Inde, Islam) à des moments différents de leur histoire, il y a forcément une élite de scientifiques. La société doit être suffisamment stable pour permettre l'émergence d'une classe de chercheurs qui ait suffisamment de temps et de revenus pour se consacrer entièrement à leurs recherches (cf. Diamond et l'approche agricole et environnementale du développement). Cosandey lie cette stabilité à deux facteurs : la richesse ou au moins la croissance économique (il faut des marchands pour commencer à avoir des mathématiciens et des géographes qui faciliteront les finances, le commerce et la navigation) et la division de l'aire civilisationnelle en entités stables, dont la rivalité, si elle ne doit pas être mortelle, constitue un aiguillon pour les sciences appliquées (physique et mathématiques pour les artilleurs par exemple, la guerre et le prestige devenant les deux mamelles du développement technique).
Ces deux facteurs fondamentaux, richesse et division stable, ont toujours été présents aux moments de grand développement scientifique des civilisations : la Chine des huit royaumes ou du XIIIe-XIVe siècle, l'Inde du VIIe siècle, l'Islam de l'âge d'or, l'Europe de la Renaissance et de l'époque moderne.
Cosandey développe longuement le destin de ces quatre civilisations, avec force exemples.
Puis, pour aller plus loin, il cherche le facteur favorisant cette division stable/prospérité économique. Seconde thèse du livre : la thalassographie articulée. C'est la présence de multiples îles, d'un trait de côte particulièrement découpé qui serait l'élément ultime de l'explication scientifique. C'est le cas de l'Europe, c'est moins celui de la Chine, encore moins de l'Islam ou de l'Inde. Quelques éléments supplémentaires climatiques s'ajoutent alors à ces considérations géographiques et expliquent que certaines zones favorisées en matière de thalassographie n'aient pu s'en sortir (le nord du Canada/Labrador, les Antilles/golfe du Mexique, l'Indonésie...).
Les développements de la Grèce, du Royaume-Uni ou du Japon viennent accréditer cette thèse. Explication très simplifiée : sur un espace limité, découpé, et archipellisé, les grands empires ont moins de chance de s'instaurer et de supprimer toute possibilité de division stable, voire même de prospérité économique. La présence de la mer encourage le commerce, qui y a toujours été plus facile, plus rentable et plus massif que par voie terrestre.
Enfin, dernière thèse, les empires terrestres (mongol, romain, chinois, etc...), lorsqu'ils englobent toute une aire civilisationnelle, la précipitent dans une stagnation puis un déclin scientifique, car ils empêchent toute concurrence (un savant ne peut fuir dans une autre cour ; une seule voie de recherche est privilégiée, jusque dans l'échec ; le bon vouloir arbitraire du Prince/Empereur est fondamental et contre-productif).
Voilà, vite résumés, les traits saillants d'un des livres les plus marquants que j'aie lus cette année. J'ai simplifié à outrance la thèse de Cosandey, mais le livre lui-même comporte plus de nuances et de variations. Ses explications des miracles grec puis européen, de la domination des empires continentaux russe et américain au XXe, de l'arrêt de la recherche/conquête spatiale faute de concurrence, tout comme ses audacieuses réflexions sur notre destin à long terme (l'espace proche où nous ne pourrons nous étendre...) ont au moins le mérite de faire réfléchir sur notre histoire et sur notre devenir. Qu'on soit d'accord ou pas.
Car comme l'indique C. Brun, normalien, dans son introduction à Cosandey, le pire pour ce livre serait de rester ignoré : la somme qu'il constitue est un formidable matériau de recherches ultérieures pour les historiens des sciences, les géographes, les sociologues et plus généralement tous les chercheurs en sciences humaines qui pourraient réfuter, amender ou accréditer le travail de David Cosandey.
Un des livres les plus méritoires qu'il m'ait été donné de lire ces derniers temps !
par Ibarrategui
publié dans :
Essais
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