c h r o n i q u e
ROGER-POL DROIT
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Il était franchement pâlot, l'Occident, il y a mille ans.
Dans sa prime jeunesse, en Grèce, autrefois, on l'avait
bien pris, effectivement, pour un surdoué. Il avait même grandi,
à Rome, en prenant des forces et de l'assurance de façon
spectaculaire. Mais, depuis que l'Empire s'était effondré,
les invasions aidant, il n'était plus que l'ombre de lui-même.
Toute l'Europe de l'Ouest végétait, mal peuplée, mal nourrie,
mal policée. La civilisation était ailleurs: à Byzance,
à Bagdad, à Bénarès ou à Pékin. Celui qui aurait observé
la planète depuis Sirius n'aurait pas parié sur les chances
de ces paysans attardés, superstitieux et sales, d'être un jour
maîtres du monde. Les sciences, les arts, les villes,
l'avenir, tout était alors en lnde, en Chine, en Arabie.
Pas en Occident.
Que s'est-il donc passé pour qu'aujourd'hui la planète entière
soit sous influence occidentale? Plus ou moins, assurément,
et pas en tous domaines. Toutefois, nul ne peut nier que
l'ensemble de l'hu-
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manité vit à présent dans un monde très largement configuré
par les techniques, les idées, et les modes de vie nés
dans ces contrées qui paraissaient, hier, à la traîne.
Pourquoi le monde ne s'est-il pas orientalisé, au lieu de
s'occidentaliser?
Quel est le ressort caché de ce succès, à la fois économique,
intellectuel, scientifique, militaire, politique? Ce succès
est-il durable? Est-il miné du dedans, promis au déclin,
l'entamant déjà?
Un grand nombre d'auteurs, depuis plus d'un siècle, de Spengler
à Diamond, se sont cassé les dents sur ces questions. Les uns
cherchaient à expliquer l'ascension de la puissance occidentale
par la supériorité de la race blanche, de la religion chrétienne,
par les atouts du climat et les ressources du milieu naturel.
D'autres mettaient l'accent sur l'économie, la puissance militaire,
la volonté de conquête ou l'environnement. Sous la profusion
des explications et la multiplicité des causes envisagées,
le mystère de ce processus demeure.
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Lucien Boia, connu comme essayiste original, s'attaque à ce
vaste sujet en publiant L'Occident. Une interprétation
historique. Il retrace les péripéties de la success story
européenne en soulignant ses principaux outils, comme l'horloge,
le moulin, le livre. La singularité de cette civilisation réside
à ses yeux dans ce qu'elle privilégie: les nouveautés, les mutations,
les ruptures face à des cultures qui valorisent, à l'inverse,
la répétition, la
L'Occident
Une interprétation historique
de Lucien Boia
Les Belles Lettres, 248 p., 19 €.
Le Secret de l'Occident
Vers une théorie générale
du progrès scientifique
de David Cosandey
Présentation de Christophe Brun
Flammarion «Champs», 864 p., 15 €.
stabilité, l'immobilisme. Ce qui fait la force de l'Occident,
ce serait donc sa propension au déséquilibre dynamique.
Voilà une remarque que David Cosandey, l'auteur du
Secret de l'Occident, ne contredira pas.
Mais son analyse va bien plus loin, avec une grande originalité.
Car cet ingénieur suisse, qui n'est
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pas du sérail des professionnels des sciences humaines,
a mis au point une théorie du développement culturel tout à fait
singulière, qui vaut qu'on s'y arrête. A ses yeux, pour voir se
développer pleinement des sciences et des techniques, et
une grande civilisation, les conditions nécessaires sont
une économie florissante et une «division politique stable»,
plusieurs Etats concurrents plutôt qu'un seul Empire. Mais il faut
aussi de l'eau et des côtes, une structure ramifiée des voies
maritimes dans un maillage assez dense de fleuves, d'îles et
de péninsules.
Cosandey s'est souvenu de Braudel affirmant:
« Les cartes disent l'essentiel.» Le secret de l'Occident
résiderait donc dans son exceptionnel rapport entre mers et terres,
du nord au sud. Des Etats rivaux et cependant interdépendants,
des voies d'échanges multiples, rapides, peu coûteuses, à haut débit,
voilà la clé du décollage de l'Occident. La clé, pas la cause.
Il faut comprendre cette «thalassographie articulée» comme une
sorte de catalyse accélératrice. Rien à voir avec un déterminisme
strict. A l'échelle des régions, le découpage maritime a favorisé
l'essor grec, comme le miracle japonais. A l'échelle des continents,
il a fourni à l'Europe un avantage décisif.
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A l'échelle planétaire, les océans procureraient aux terriens
un avantage incontestable sur les habitants de la planète Mars,
ou sur les indigènes de tout astre sec. Cette hypothétique rivalité
étant actuellement sans objet, et l'occidentalisation ayant
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depuis belle lurette fait le tour du globe, il ne reste plus
à l'Occident qu'à tourner en rond. Ce qu'il fait, on le constate
chaque jour, avec application et constance. Va-t-il redevenir
franchement pâlot, comme au Moyen Âge? C'est une
éventualité.
RPD
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